• Aucun résultat trouvé

Les années 1990 ont constitué une période charnière dans les débats mémoriels autour de l’incursion européenne dans les Amériques, et de l’esclavage colonial et son abolition. En effet, la célébration des « 500 ans de la Découverte » orchestrée par les autorités hispano-américaines, d’une part, et les commémorations officielles du 150e anniversaire de l’abolition de l’esclavage en France, d’autre part, ont ravivé une série de combats, amorcés depuis plusieurs décennies, qui se sont cristallisés en 1992 dans le mouvement « 500 ans de résistance indigène, noire et populaire » en Amérique latine, et dans la marche silencieuse des descendants d’esclaves, le 23 mai 1998 à Paris. Outre le dynamisme de ces groupes, ces deux ripostes face aux teneurs eurocentrées des commémorations ont mis à nu une blessure, vieille de plusieurs siècles, sur laquelle nous devons nous pencher pour mieux situer notre étude.

Prélude bref mais nécessaire, cette première partie posera donc des repères sur la conquête et la colonisation des Amériques (chapitre 1), sur la mise en place de la traite et sur le système esclavagiste dans les colonies françaises et hispaniques (chapitre 2), ainsi que sur la configuration d’un « nouveau monde » (chapitre 3) ; un nouveau continent que nous entendons ici non pas dans le sens que le navigateur florentin Amerigo Vespucci donna au Mundus Novus – en opposition au Vieux monde/Europe –, mais plutôt dans celui que le critique américain Christopher Miller lui accorde, à savoir un nouvel espace « engendré » par la traite et l’esclavage atlantiques (p. 18). Un dernier volet sera enfin consacré au devenir de ces sociétés esclavagistes et de leurs afrodescendants, notamment au cours du XXe siècle (chapitre 4).

39

Chapitre 1. L’empire hispanique et la « découverte » du Nouveau Monde

Matelots - Le Nouveau Monde ! Victoire !

Colomb, dominant le tumulte et la situation - Entendons-nous ?

Messieurs les Sauvages ! Sommes-nous bien en Amérique ?

Montezuma, somptueux, se détache et salue - En Amérique du

Sud, exactement.

Colomb - Je n’ai pas de chance. Vous parlez français ?

Montezuma - C’est une langue élégante. Préférez-vous

l’anglais ?

Colomb - Il n’importe. Nous sommes faits pour nous

comprendre. Que vous êtes décoratifs ! Mais dites-moi vos intentions ? Veniez-vous nous égorger ?

Montezuma - C’est à vous que je demande cela. Nous fêtons

pacifiquement votre arrivée, comme nous faisons chaque fois qu’un navigateur découvre l’Amérique.

Colomb - Je ne suis donc pas le premier ? Montezuma - Hélas, Christophe Colomb !

Extrait de Christophe Colomb, Michel de Ghelderode, 1928.

L’histoire de la « découverte » de l’Amérique et de son « artisan », Christophe Colomb, n’a cessé de se réécrire depuis le jour où le navigateur italien a atteint terre ferme, croyant avoir trouvé une nouvelle route vers les Indes. Si le journal de bord de Colomb marqua le début d’une écriture historique sur la « rencontre de deux mondes »22, de par sa nature subjective, elle inaugura également une fiction portant sur cet événement fondateur23 ; d’autres textes viendront par la suite lui faire écho24.

À l’image d’une littérature partagée entre la fascination pour l’Amiral, et la critique des valeurs eurocentriques qu’il incarnait (individualisme, cupidité, progrès…), l’historiographie réinterprète ce personnage, son exploit et la conquête qui en découla. Sans vouloir être exhaustifs, dans ce chapitre, nous reviendrons donc sur le contexte et les mécanismes de la découverte et de la conquête de l’Amérique, ainsi que sur leurs conséquences démographiques sur le « nouveau » continent.

22 Cette formule proposée par l’historien mexicain Miguel Léon Portilla, dans le cadre des commémorations du « Ve Centenaire » (1992), continue d’être source de polémique du fait qu’elle suggère une relation de pouvoir symétrique, et non de domination, dans les échanges entre Européens et Amérindiens.

23 L’historien colombien Germán Arciniegas considère même que Christophe Colomb a écrit la première page de la littérature hispano-américaine (1965 : 95).

24 Nous retenons deux pièces de théâtre car conçues la même année (1928) mais dans deux contextes et dans deux esprits différents : Christophe Colomb du belge Michel de Ghelderode – satire qui par des anachronismes et des quiproquos démythifie la légende du Découvreur (voir notre épigraphe) –, et Le Livre

de Christophe Colomb de Paul Claudel – inspiré de l’« apologie passionnée » du Révélateur du Globe de

40

1. 1 La fin d’une guerre à l’origine d’une autre : la dimension spirituelle de la Conquête

Le 2 janvier 1492, la Couronne de Castille reprenait la ville de Grenade (jusqu’alors capitale musulmane dans le sud de la Péninsule ibérique), mettant ainsi fin à une guerre séculaire de Reconquête. Or, comme l’historien Bernard Lavallé l’observe, « c’est précisément lorsque celle-ci s’acheva […] que commença l’entreprise américaine » (2004 : 153). En effet, la symbolique de cette date et du quartier de Santa

Fe (Sainte Foi) où prit place l’assaut final, est forte : là où les puissances militaires

d’Isabelle la Catholique avaient soumis le dernier bastion islamique d’Espagne, elle « décida de s’engager aux côtés du Découvreur » (idem). Cette alliance scellée par les

Capitulaciones* de Santa Fe25, et dont l’impact était alors insoupçonnable, résulta ainsi des ambitions expansionnistes des autorités hispaniques et des explorateurs, tout comme de la dynamique de protection de la foi chrétienne dans laquelle l’Espagne était prise depuis des siècles. D’ailleurs, nombreux ont été les contemporains à considérer la Conquête comme « un second souffle » (Gomez 1992 :142), une « continuation » de ce qu’ils avaient commencé sur leur sol et qui, par volonté divine, récompensait leurs efforts (Lavallé 2004 : 153).

C’est donc dans un monde porté par une grande ferveur religieuse, mais aussi par le sens de l’honneur, de la loyauté, et du courage (valeurs médiévales par excellence), que Christophe Colomb partit en expédition. L’esprit à la fois conquérant, avide et pieux, qui anima nombre d’entreprises maritimes de l’époque, ressort de manière très nette dans son journal de bord :

Arrivés à terre […] il en prît possession [de l’île26], au nom du Roi et de la Reine, ses Seigneurs […]. « Ils n’ont pas de fer ; […] Ils doivent être bons serviteurs et industrieux, et je crois qu’aisément ils se feraient chrétiens, car il m’a paru qu’ils n’avaient aucune religion. […] J’étais attentif et m’employai à savoir s’il y avait de l’or (p. 71-75)27.

25 Contrat signé entre les Rois Catholiques et Christophe Colomb le 17 avril 1492 où ils lui accordaient un monopole sur toutes les contrées découvertes et à découvrir. À partir de 1499, la Couronne ne le respecta plus et concéda des licences de départ à d’autres navigateurs (Mahn-Lot : 9).

26 Appelé Guanahani par les Indiens, Colomb rebaptisa cette île San Salvador (aujourd’hui identifiée à île Watling, aux Bahamas).

27 Le journal d’origine ayant été perdu, aujourd’hui il nous reste la version retranscrite et abrégée par Bartolomé de Las Casas, prêtre dominicain, où il rapporte et cite les propos de l’Amiral (ce qui explique l’utilisation de la troisième et de la première personne). Sauf mention contraire, tous les passages que nous citons de son journal ont été pris de Christophe Colomb, Journal de bord. 1492-1493.

41 Ces passages qui restituent les premières observations de Colomb dans le Nouveau Monde sont révélateurs à plusieurs égards. D’une part, en prenant « possession » du territoire et en augurant la conversion des Indiens à la chrétienté, Colomb s’inscrit, d’emblée, dans une logique de sujétion politique et religieuse selon laquelle « [l]es découvertes et les conquêtes devaient être faites au nom de la foi et du roi d’Espagne » (Lavallé 2004 : 29) ; d’autre part, en portant une attention particulière à la présence de l’or, il rappelle les intérêts inhérents aux entreprises d’expansion28 que, très tôt, on a voulu brouiller avec l’argument de la mission évangélisatrice de l’Occident.

En effet, comme nous l’avons suggéré plus haut, la Conquête découla, entre autres, d’« une vision chrétienne du monde » (Roulet : 17) dans laquelle baignait l’Espagne à la fin du XVe siècle. Fraîchement unifié et galvanisé par le triomphe sur les Musulmans et les expulsions ou les conversions forcées des Juifs, l’empire hispanique a voulu continuer à porter avec force le message divin que la Bible exhortait à reprendre : « Allez par le monde entier, proclamez la Bonne Nouvelle à toute la création » (Mc 16, 15). C’est donc soutenue par « une chrétienté militante, dynamique et agressive » (Gomez 1992 : 137), profondément convaincue de son autorité morale et spirituelle, que l’Espagne s’engagea dans une nouvelle entreprise conquérante. En 1493, la bulle papale Inter cætera viendrait ainsi non seulement arbitrer le partage des nouvelles terres entre l’Espagne et le Portugal (Dorigny 2013 : 18) – on y reviendra –, mais aussi sceller, par la reconnaissance du bien-fondé de la présence européenne aux Amériques, le binôme indissociable conquête territoriale-conquête des âmes. Le titre révélateur de l’ouvrage de Bernard Lavallé, consacré à l’histoire de l’évangélisation dans l’Amérique espagnole, Au nom des

Indiens (2014), en dit long sur la manière dont les empires européens ont voulu détourner,

pendant des siècles, la justification de leur entreprise29.

Dans quelle mesure et par quels moyens, l’Église est-elle donc devenue « un des rouages de la colonisation » (Roulet : 17) ? Prenons pour exemple le cas du Mexique.

28 Eric Williams considère que « [l]e voyage de Colomb fut la première ruée vers l’or de l’histoire du monde moderne ». Une clause des Capitulaciones de Santa Fe, relative au profit de l’explorateur, spécifiait en effet, de manière précise l’or et l’argent (Williams 1975 : 25).

29 Si un certain ton ironique ressort de ce titre à première vue (ça serait au profit des Indiens que les puissances européennes auraient entrepris leur conquête et leur évangélisation), une deuxième lecture nous permet d’y voir aussi la possible volonté de l’auteur de s’inscrire dans une historiographie renouvelée qui met l’accent sur « la vision des vaincus » (Wachtel 1971) en parlant à leur nom.

42 « En arrivant en Nouvelle-Espagne, nous dit l’historien Éric Roulet, les religieux découvrent un terrain favorable à leur projet évangélique, un espace vierge de toute influence d’un catholicisme affirmé et hiérarchisé » (p. 31). Or cet espace dépourvu de traces de la chrétienté abritait bel et bien une multiplicité de cultes séculaires que la mission évangélisatrice espagnole a dû contrer. En effet, après la conquête territoriale (assurée par les chefs de guerre et leurs troupes), vint la conquête des âmes (assurée par le corps ecclésiastique), qui débuta par l’extirpation de toute trace des religions existantes. Temples, idoles et objets liés aux rites cultuels furent ainsi détruits, souvent la nuit et au dépourvu, pour minimiser les résistances (idem).

Au dépouillement matériel de la culture religieuse des peuples amérindiens succéda le dépouillement symbolique : la conversion. Dans ce sens, les ordres religieux sont devenus des protagonistes incontournables de la colonisation des esprits. À la différence des conquérants dont les expéditions étaient financées et organisées, sauf exception, de manière privée, les missionnaires étaient soutenus par la Couronne et envoyés aux Amériques dans le but de convertir à la « vraie foi » par la transmission du message évangélique. Cette charge de première importance a trouvé plusieurs voies et manifestations : le baptême, la messe, le catéchisme, les fêtes, les prières, la Vierge et les saints, la conception du bien et du mal, du paradis et de l’enfer (Arciniegas 1965 : 78), ont été les principaux moyens d’endoctrinement visant à effacer une vision préexistante du monde. Parmi ces méthodes, le catéchisme attire particulièrement notre attention.

Attachant beaucoup d’importance à la transmission des enseignements bibliques et à l’efficacité de leur prédication, les Ordres religieux (franciscains, jésuites, dominicains) ont dû se vouer à l’apprentissage des langues indiennes (nahuatl, quechua…). Or, c’est à travers la connaissance des langues et leur pratique évangélisatrice quotidienne, qu’ils accédèrent à une connaissance plus approfondie des cultures indiennes et de leur conception du monde. Cette proximité des missionnaires avec les populations indiennes (messe et séance hebdomadaire de catéchisme), les placera même au cœur, et souvent à l’origine, de débats et de controverses longues et complexes. Comme on le verra, les religieux ont été en effet les premiers à s’être révoltés contre les abus et les mauvais traitements infligés aux Indiens, montrant que, malgré l’apparente priorité que la Couronne accordait à leur mission, la politique et les intérêts lucratifs prenaient toujours le pas sur l’évangélisation.

43 Par ailleurs, la méthode de conversion qui ciblait en priorité les chefs indigènes et les femmes, n’est pas anodine. D’une part, en évangélisant « par le haut » (Roulet : 39), les religieux espéraient que la population suive, par mimétisme, la voie de leurs chefs ; d’autre part, le choix du baptême prioritaire des femmes répondait à un souci de « moralis[er] les relations entre Indiennes et conquérants » (idem).

C’est donc la conviction d’une suprématie morale et spirituelle, par laquelle les conquérants ont légitimé leur entreprise et leur pouvoir dans les nouveaux territoires, qui les mena à réduire la population amérindienne à l’esclavage ; un « esclavage de fait » (Lavallé 2004 : 60 ; Milhou : 11), lié à la supposée « nature » inférieure des indigènes, qui très tôt s’est trouvé encadré par l’établissement d’un système hiérarchique des rapports sociaux : l’encomienda*.

1. 2 Servitude amérindienne et « destruction des Indes »

Forgé dans le cadre de l’intense activité maritime portugaise qui, au milieu du XVe siècle, vint s’accentuer par les échanges avec les littoraux africains, Christophe Colomb était familiarisé avec la traite d’esclaves et les bénéfices qu’on pouvait en tirer. Cela ressort dans la page de son journal datée du 14 octobre 1492 où, s’adressant aux Rois d’Espagne, il évoque les dispositions possibles à prendre avec les Amérindiens :

quand Vos Altesses l’ordonneraient, Elles pourraient les faire tous mener en Castille ou les garder captifs dans cette même île, parce qu’avec cinquante hommes Elles les tiendraient tous en sujétion et feraient d’eux tout ce qu’Elles pourraient vouloir (p. 76). Les projets esclavagistes de Colomb se concrétisèrent ainsi dès ses premiers voyages de retour en Europe, lorsqu’il prit quelques centaines d’hommes pour les exhiber et les vendre à « un bon prix » (Gomez et Olivares : 37-38) ; puis, en 1496, lorsqu’il entreprit l’organisation de la traite des Taïnos vers l’Espagne pour compenser les faibles revenus coloniaux et financer de nouvelles expéditions (Milhou : 9). Malgré la courte durée de ce trafic, en raison de l’injonction d’Isabelle la Catholique (1500) à traiter les Indiens en « hommes libres, non soumis à servitude » (ibid. : 10), ce premier commerce posa sans nul doute les jalons de la marchandisation transatlantique d’esclaves30.

30 Malgré l’interdiction de la Couronne à commercer avec les Indiens, une traite intra-insulaire se poursuivit. Par ailleurs, une cédule royale de décembre 1503 autorisait les colons espagnols à « partir en guerre contre les Karibs et à les soumettre à l’esclavage » (Schmidt 2005 : 33). Ce ne fut qu’en 1542 avec la proclamation

44 N’oublions pas, par ailleurs, que si Colomb était familiarisé avec la traite négrière, il l’était également avec la production de sucre qu’il avait connue lors de son séjour à Madère ; culture qui, comme Christine Chivallon le rappelle, « allait présider à la destinée des régions découvertes » (2004 : 48). En effet, dès 1493, après une escale dans les îles Canaries (Williams 1975 : 27), Colomb introduit dans la Española (futur Saint-Domingue) des plants de sucre qu’il fit pousser par une main d’œuvre servile ; et par cet acte, « il planta littéralement les graines de l’esclavage » (Miller : 30).

Dix ans après le débarquement de Colomb aux Amériques, un événement viendrait bouleverser « les équilibres » de cette même île (Lavallé 2014 : 15). En 1502, l’arrivée du gouverneur Nicolás de Ovando constitua, en effet, un moment fondateur, et cela à double titre. D’une part, en quittant l’Espagne avec 2500 personnes (dont des missionnaires31), il marqua le véritable début de la colonisation sur l’île ; d’autre part, en établissant le système de l’encomienda, par lequel il mettait des Indiens à la disposition d’un colon, il proposa un cadre légal pour les asservir32. Ce mécanisme, qui autorisait à « utiliser la contrainte pour civiliser, christianiser et faire travailler les Indiens » (Milhou : 10), produisit un cataclysme sur plusieurs plans, que le prêtre dominicain Bartolomé de Las Casas (1474-1566) dénonça dans ses écrits et ses débats.

Arrivé à Saint-Domingue en 1502 dans la flotte du gouverneur, Las Casas livra dans ses deux œuvres majeures (Brevísima relación de la destrucción de las Indias33 et Histoire générale des Indes, 1552) un portrait de la démesure de l’entreprise coloniale

espagnole contre laquelle il se positionna, notamment à partir de 1510. En effet, sa rencontre avec Pedro de Córdoba (missionnaire dominicain), mais surtout avec Antonio Montesinos, dont les sermons de 1511, dénonçant la cruauté et la tyrannie des colons, l’ont profondément marqué, furent à l’origine de sa « conversion » de propriétaire de

des Lois Nouvelles que l’Espagne interdit l’esclavage des Indiens dans ses territoires américains (Velázquez et Iturralde : 62).

31 Le rôle de la religion dans la domination des Indiens ne se serait affirmé qu’à partir de 1502. Pendant la première décennie de la colonisation, les Espagnols, très peu nombreux et manquant de missionnaires et de matériel liturgique, « ne se préoccupèrent en aucune façon de l’évangélisation des Indiens dont les textes royaux rappelaient pourtant de manière récurrente l’impérieuse nécessité » (Lavallé 2014 : 14).

32 Même si de Ovando est considéré aujourd’hui comme le « créateur » de l’encomienda, les historiens soulignent que ce fut Christophe Colomb qui en avait posé les piliers en imposant aux Indiens le versement d’un tribut en or et le travail forcé, appelé aussi « service personnel » (Lavallé 2004 : 62 ; Milhou : 9).

33 La Très brève relation de la destruction des Indes a été traduite en français pour la première fois en 1579, par Jacques de Miggrod, sous le titre de Tyrannies et cruautés des Espagnols. Même si l’objectif initial de ce texte était de dresser un réquisitoire contre les abus commis contre les Indiens, il fut aussi utilisé par les détracteurs de l’empire espagnol, comme le montre le titre manipulateur de de Miggrod (Milhou : 7).

45 terres et maître d’Indiens à leur défenseur. Son opposition au requerimiento* (1513), texte par lequel les conquistadors imposaient leur domination comme un droit et sous l’autorité complaisante du Pape, signa ainsi le début de ses combats qui le mirent au sein de nombreuses controverses, dont celle de Valladolid reste la plus mémorable34.

Si dans sa Brève relation…, Las Casas met à nu la violence démesurée exercée par des hommes qu’il apparente à des « bêtes féroces », « impitoyables », il n’en souligne pas moins la résistance indienne face à ces ravages. Cet « envers de la conquête » (Nathan Wachtel dans Boccara : 15), ressort dans le passage consacré à l’île Española :

…certains cachaient leur nourriture, d’autres leurs femmes et leurs enfants, d’autres fuyaient dans les forêts pour s’éloigner de gens d’un commerce si dur et si terrible. […] [L]es Indiens commencèrent à chercher des moyens de chasser les chrétiens de leurs terres ; ils prirent les armes (Las Casas dans Copin et Buffet : 69-70).

Si cet extrait révèle la volonté d’action des Indiens, la suite précise les mécanismes par lesquels les conquérants sont parvenus à « détruire les Indes ».

Comme les historiens l’ont souvent souligné, la supériorité des armes (épées, dagues, arbalètes, poudre…), ainsi que l’avantage des chiens dressés et des chevaux ont été des facteurs décisifs dans la victoire des Conquistadors. Leur expérience stratégique a joué par ailleurs en leur faveur : en profitant des rivalités préexistantes sur les territoires américains pour étendre leur empire, ils s’allièrent, avec succès, avec des peuples indigènes. Pour le cas du Mexique, la complicité d’Hernán Cortés avec les Tlaxcaltèques (ennemis des Aztèques), mais aussi sa collaboration avec la Malinche, son interprète et maîtresse indienne, restent les exemples les plus emblématiques de ces alliances.

Renforcé par les hiérarchies de l’encomienda, puis par la mise au point progressive d’un nouveau statut pour l’Indien35, ce « caractère violent et arbitraire de la Conquête » (Boccara : 33) ne tarda donc pas à défigurer le visage de l’Amérique précolombienne.

34 Les controverses de Valladolid font référence aux débats qui ont eu lieu en 1550 et en 1551 entre Las Casas et Juan Guinés de Sepúlveda, spécialiste d’Aristote, au sujet de la légitimité des guerres de conquête (le deuxième soutenant qu’elles étaient licites en raison de la servitude naturelle des Indiens). Las Casas imposa son point de vue en concluant que « les indiens avaient une âme » (Dorigny 2013 : 25).

35 Soumis à un système complexe d’exploitation, l’Indien est d’abord perçu comme le « vaincu » de l’épopée coloniale. Pourtant, après les premières années de « tueries » (Las Casas cité dans Copin et Buffon : 69) et visant à « ménager la survie du monde indien sans le travail duquel rien n’était possible »

Documents relatifs