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À l’origine de nombreux débats, tenus pour la plupart au cours des cinq dernières décennies, le rapport entre histoire et fiction reste aujourd’hui un sujet controversé, parmi littéraires et historiens136.

Si dans les temps anciens « le récit du passé était avant tout une anamnèse », une manière de commémorer l’héritage des ancêtres à travers des mythes, dans les temps modernes, « on a cru à la possibilité de reconstituer objectivement le passé, d’écarter toute songerie romanesque », et donc de distinguer histoire scientifique et fiction littéraire (Delaperrière : 8). Cette distinction, suggérée déjà par Aristote137, et longtemps admise comme une manière de ne pas compromettre ou brouiller le réel (Drissi : 127), fut toutefois radicalement contestée dans les années 1960, par des intellectuels issus de différentes disciplines et aires culturelles. En effet, de Roland Barthes à Hayden White, de nouvelles conceptions de l’historiographie selon lesquelles celle-ci « ne saurait se distinguer véritablement de la narration fictionnelle » (Servoise : 121) – le récit précédant et construisant l’Histoire –, ont fait surface, marquant ainsi un tournant linguistique dans les débats138. Malgré les fortes critiques adressées à ces postulats, notamment à ceux de White qui tenaient l’histoire comme un procédé de création fictionnelle (« a form of fiction-making operation », dans Chartier 2009 : 117), force est de constater qu’ils ont ouvert la réflexion sur le rôle de la narrativité dans la construction du savoir historique, et sur les fines imbrications qui existent entre littérature et histoire (Traverso : 67 ; Glowinski : 41).

136L’ouvrage Fait et fiction : pour une frontière (2016), où Françoise Lavocat revendique « l’existence et la nécessité cognitive, conceptuelle et politique des frontières de la fiction » (p. 11), opposables à une tendance au « panfictionnalisme » qui irriguerait, selon elle, notre appréhension du réel au quotidien, témoigne de l’actualité de ces discussions dans le domaine littéraire. Pour le domaine historique, voir par exemple l’essai d’Ivan Jablonka, L’Histoire est une littérature contemporaine (2014), où l’historien s’attache à montrer que « [l]a littérature n’est pas nécessairement le règne de la fiction. Elle adapte et parfois devance les modes d’enquête des sciences sociales » (p. 8). Nous y reviendrons.

137 Dans sa Poétique, Aristote caractérise la poésie comme un moyen de représentation fondée sur la « vraisemblance » alors que l’histoire se doit de rapporter « les évènements qui sont arrivés » (p. 41-42).

138 Connu dans le monde anglophone comme le linguistic turn, ce courant de pensée a souvent été qualifié de réducteur, voire dangereux, car il « dénie toute possibilité d’établir un savoir “scientifique” sur le passé » (Chartier 2009 : 117). Alors que dans ses leçons au Collège de France, Barthes observait que l’Histoire était soumise au même processus d’illusion référentielle que tout discours (notamment littéraire), les postulats de White allaient plus loin : « Pour lui, l’histoire telle que l’écrit l’historien n’est dépendante ni de la réalité du passé, ni des opérations propres à sa discipline » (idem).

99 Malgré le principe de vérité qui commande la pratique historienne, et qui voudrait évacuer de sa démarche tout soupçon d’imaginaire, la porosité entre histoire et fiction n’a, en effet, cessé d’être exacerbée par la littérature contemporaine (Delaperrière 2005 ; Servoise 2011 ; Przychodniak et al. 2011). Nombreux sont aujourd’hui les textes de fiction qui puisent dans les archives et dans l’historiographie, pour proposer une autre lecture de l’histoire, montrant la complémentarité des deux disciplines. Cette « implication “littéraire” qui oriente l’éclat de la réflexion historique », revendiquée, dans le domaine antillais, par Édouard Glissant (DA : 228-229), est d’ailleurs soulevée aussi par des historiens qui cherchent à « conjugu[er] autant que possible intelligence et sensibilité » ; une alliance dont Nathan Wachtel rend compte dans ces termes :

Telle est en définitive la nature double de l’histoire, science sociale comportant, en outre, une dimension littéraire : nos longues opérations de recherche ne trouvent leur expression juste, et leur sens, qu’au terme d’un patient, et essentiel, travail d’écriture. Soit deux procédures différentes et associées : d’une part construire et analyser des modèles […] ; d’autre part décrire, faire entendre dans leurs contextes la voix des acteurs, des témoins d’aujourd’hui et de jadis, afin de restituer la saveur unique des existences singulières du vécu, de ce qui une fois a été (2014 : 41 ; nous soulignons).

Or, lorsqu’il s’agit de recomposer et de reconstituer – telle est l’ambition de l’historien – des événements traumatiques du passé, la recherche de cette « expression juste »139, devient une priorité, voire un impératif éthique qui réitère le « va-et-vient indéfini entre ces deux pôles complémentaires » (Wachtel 2014 : 41)140.

« Comment expliquer, comment comprendre, comment restituer le vécu quand il s’agit si souvent du souffrir et du mourir ? » (ibid. : 33). Cette question, à laquelle l’historien se heurte et à laquelle il tente de répondre dans sa pratique quotidienne – soumise, ne l’oublions pas, à des exigences de rigueur, de distanciation, de sobriété, et d’impartialité –, introduit, à son insu, les potentialités de la fiction. Face à « une accumulation de drames, de violences, de supplices, de sang et de larmes » (idem), difficiles à restituer fidèlement et sans dérives par la seule intelligence historienne (Bloch 1949), la littérature apparaît comme un relais efficace, car affranchie des contraintes

139 Ivan Jablonka insiste aussi sur l’importance de « concilier sciences sociales et création littéraire », pour atteindre une écriture « plus juste » et « réflexive », qui n’est pas « simple emballage » (p. 8).

140 Carlo Ginzburg se réfère, à son tour, à ce « va-et-vient entre fiction et histoire » en termes d’un « défi réciproque » : « Les romanciers font des découvertes techniques que les historiens peuvent utiliser comme des dispositifs cognitifs » (dans Mangeot : 97). Ces formes d’emprunts ou de transferts méthodologiques, auxquelles Ginzburg reconnaît lui-même avoir recours (ibid. : 98-99), confirmeraient que « le style et l’histoire, loin de s’exclure réciproquement, sont inextricablement tressés l’un à l’autre » (2003 [2000]: 89).

100 méthodologiques propres aux sciences sociales. C’est bien ce que nous montre la littérature sur l’esclavage, que nous avons mis au cœur de notre étude, et qui constitue un vif exemple du lien étroit qui peut se nouer entre disciplines historique et littéraire.

Loin d’être des récits qui nous détournent du réel141, les six romans qui composent notre corpus ouvrent à de nouvelles perspectives sur ce passé, notamment relatives à l’expérience féminine de l’esclave, souvent méconnues ou déniées. Comment la littérature sur l’esclavage participe-t-elle à la (ré)écriture de cette histoire ou, si l’on préfère, à une nouvelle « interprétation-commentaire » de ce passé (Pesenti : 8) ?142. Cette question directrice de notre travail sera abordée, dans ce deuxième volet, sur le plan de la forme et de l’approche adoptées par les romancières.

Notre réflexion s’ouvrira par un tracé généalogique de l’écriture mémorielle de l’esclavage dans l’espace anglophone, hispanophone et francophone, dont notre corpus puise et/ou transforme motifs, trames et esthétiques. À la manière d’un intermède, nous permettant de nous recentrer sur notre objet d’étude et de transiter vers l’analyse textuelle des romans, le deuxième chapitre se veut un bref état de la question sur la « parole des femmes » dans les espaces étudiés, où nous dessinerons, à grands traits, les itinéraires génétiques de notre corpus, ainsi que le rapport que les romancières entretiennent avec traces et archives. Une étape importante qui nous aidera à mieux appréhender les œuvres dans leurs contextes de production, ainsi que les enjeux qu’elles portent dans leur constitution comme contre-archives. Dans un troisième et dernier chapitre, nous nous attèlerons à analyser dans quelle mesure le passage des archives à la fiction, opéré dans les six romans à l’étude, s’articule à partir de dynamiques métisses et indisciplinées, sur le plan formel (Mbembe 1988 ; Mangeon 2004 ; Ricard 2016).

141 Louisa Söllner et Anita Vrzina rappellent que la « fiction est souvent rapprochée du concept d’ “imaginaire”, d’ “inventé”, ou même de ce qui n’est pas vrai ou “faux” », alors qu’elle devrait être plutôt

analysée dans sa dimension « transgressive » et par sa capacité à avoir un « impact […] sur notre compréhension du monde » [« “fiction” is often aligned with the concept of the “imaginary”, the “invented”, or event what is “untrue” or “false” […]. Once we accept the impact that fiction exerts on our understanding of the world, we also have to acknowledge the political dimension of fictionalization »] (p. 7-8).

142 Erik Pesenti définit la « réécriture » comme « une nouvelle interprétation, voire une interprétation-commentaire » d’un texte de départ (p. 8). Nous entendons cette définition, en embrassant également celle donnée par Michel Lafon qui la définit comme des « états successifs du même texte […] qui se distinguent non seulement par quelques variantes, mais par des différences parfois considérables dans le contenu, la forme, voir l’intention et les dimensions » (p.12). La parenthèse que nous introduisons propose, par ailleurs, deux lectures de la pratique de ces écrivaines : celle par laquelle elles écrivent « de nouveau », « recomposent » un texte (notamment des fragments d’archive), et celle par laquelle elles écrivent (pour la première fois) des pans de l’histoire jusqu’à alors cachés ou ignorés.

101 Comprise ici comme une « démarche intellectuelle » capable de « tordre discours, théories et concepts » (Mangeon 2010 : 196, 233), la notion d’indiscipline nous permettra en effet d’interroger les stratégies par lesquelles les écrivaines déstabilisent les pratiques discursives dominantes, pour ouvrir à de nouvelles perspectives sur l’expérience féminine de l’esclave. En nous détachant d’une lecture épistémologique qui lie cette notion aux « transformations du savoir » (Mangeon 2004), nous l’appréhenderons ainsi sous le signe de la désobéissance qu’elle incarne143 ; « l’in-discipline » comme nécessité de « bricoler dans les marges » afin « d’aller au-delà des cadres » préétablis (Ricard 2016 : 108).

Cette notion d’indiscipline sera par ailleurs redoublée par celle d’indocilité. À l’instar d’Achille Mbembe qui, dans son étude sur le christianisme en société postcoloniale, convoque corrélativement les deux termes, pour désigner des procédés d’« insubordination symbolique » (1988 : 15), nous mobiliserons ce dernier concept pour montrer les modalités par lesquelles les auteures « subverti[ssent] » et « contourne[nt] les exigences » (ibid. : 30), ici d’ordre littéraire. L’indocilité comme « capacité historique » postulée par Mbembe (ibid. : 22), sera par ailleurs complétée par la conception de l’indocilité comme « irrévérence » créative, proposée par le Congolais Boniface Mongo-Mboussa, dans L’indocilité. Supplément au Désir d’Afrique (2005 : 127). Dans cet ouvrage composé d’entretiens et d’essais qu’il consacre à des auteurs africains, le critique relève en effet les traits de cette écriture « de l’insolence » (ibid. : 123) : inversion du regard, chez F. Oyono, (p. 29) ; esthétique de la rupture, chez Y. Ouologuem (p. 46) ; récritures et pastiches chez S. Labou Tansi (p. 65) ; description violente chez S. Tchak (p. 114)... Autant d’éléments qui se manifestent dans notre corpus, et qui nous serviront donc comme points de repère dans l’analyse de cette esthétique indocile et indisciplinée, portée par les romancières antillaises et latino-américaines contemporaines.

143 Dans sa thèse consacrée à l’« Indiscipline et transformations du savoir chez les écrivains noirs américains et africains » (2004), Anthony Mangeon a montré que le « discours noir », en tant qu’« acte d’énonciation » et « ensemble d’énoncés et de positions théoriques », résulte d’une double stratégie d’indiscipline : la

maîtrise de la forme et la déformation de la maîtrise (p. 23-25). En s’appuyant sur la terminologie du

critique africain-américain Houston Baker Jr. et en faisant une lecture des textes d’Alain Locke et de V.-Y. Mudimbe, Mangeon dévoile en effet la manière dont les intellectuels noirs ont « transformé » les rapports

de force traditionnels, historiquement constitués (d’ordre culturel, social ou politique), par une « compréhension » et, donc, par une « maîtrise » des « structures constitutives des singularités

épistémologiques, sociologiques et culturelles » dominantes (p. 229, 687). Cette « entreprise de

“déconstruction” » de la conception et de la pratique du savoir (p. 740), aurait ainsi participé à la « transformation progressive de notre épistémè occidentale en une épistémè métisse » (p. 865). C’est dans

cette perspective déconstructiviste que nous prendrons la notion d’indiscipline, constatant que c’est aussi par une pratique de l’« hybridation » (p. 872) que les romancières de notre corpus cherchent à renverser des hiérarchies verticales, au bénéfice de nouvelles connexions plus inclusives.

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Chapitre 1. De la Slave narrative aux nouveaux récits d’esclaves : une

généalogie littéraire

My role as a novelist is to tell better lies which, paradoxically, I hope will convey an emotional truth which far outweighs inaccurate historical texts144.

Jewell Parker Rhodes, dans Quashie E., « A Conversation with J.P. Rhodes », 1997.

Le XVIIIe siècle voit apparaître, dans l’espace anglophone, un nouveau genre littéraire que la critique américaine allait désigner, deux siècles plus tard, sous le terme générique de « récits d’esclaves » (Slave narrative145). Textes autobiographiques écrits ou dictés par des esclaves affranchis ou fugitifs, et attachés à soutenir les campagnes abolitionnistes de l’époque146, ces récits sont devenus des documents d’une grande valeur historique147, que la fiction réinvestit, notamment à partir des années 1960. Sur le modèle narratif du témoignage, de nombreuses fictions ayant comme matrice l’expérience de l’esclave apparurent, en effet, dans la deuxième moitié du XXe siècle, non seulement aux États-Unis et en Angleterre, mais aussi en Amérique latine et dans les Antilles francophones. « En procédant par emprunt, par détour, […] de façon trans-nationale, trans-générique et trans-textuelle », des écrivain.e.s latino-américain.e.s et caribéen.ne.s ont ainsi « renouvel[é], selon leurs propres termes, un genre principalement exercé par leurs confrères afro-américain-e-s des générations précédentes » (Misrahi-Barak 2010 : 388).

144 « Mon rôle de romancière est de raconter des mensonges meilleurs qui, j’espère, exprimeront paradoxalement une vérité affective qui contrebalancera de loin les textes historiques inexacts ».

145 Si on retrouve déjà ce terme dans l’essai de W. E. B. Du Bois « The Negro in Literature and Art » (1913) et dans celui d’Alain Locke « The Negro’s Contribution to American Art and Literature » (1928), John Nelson fait remarquer que ce fut Vernon Loggins qui, dans The Negro Author (1932), mit pour la première fois suffisamment l’accent sur l’importance des récits ou autobiographies d’esclaves, et signala qu’ils devraient être considérés comme une forme d’écriture à part (Kachun : 34).

146 Dans Textes fugitifs. Le récit d’esclave au prisme de l’histoire du livre (2017), Michaël Roy invite à relativiser le lien entre récits d’esclaves et abolitionnisme, constatant que seule la publication de Narrative

of James Williams (1838) a été entièrement encadrée par la Société américaine antiesclavagiste. Il distingue

en effet trois modèles éditoriaux dans lesquels s’inscrivent ces récits : le propagandiste (outil idéologique), l’artisanal (récits autoédités et autopromus par les anciens esclaves) et le commercial (en place au cours des années 1850, lorsque le mouvement abolitionniste est devenu massif, et que les éditeurs ont vu dans la publication de ces récits une opportunité potentielle de réaliser des bénéfices).

147 Dans son article « Slave Narratives and Historical Understanding » (2014), Dickson D. Bruce dresse un bilan des principaux éclairages qu’apportèrent les récits d’esclaves à l’historiographie sur l’esclavage, notamment à partir des années 1930-40, en tant qu’« évidence » et « sources historiques » (p. 54, 64).

104 En nous intéressant, d’abord, aux textes fondateurs de la tradition anglophone des récits d’esclaves (autobiographies et fictions), et à leur constitution comme genre littéraire, dans ce chapitre nous retracerons la généalogie de l’écriture mémorielle de l’esclavage, en Amérique latine hispanophone et dans les Antilles françaises. Les différentes représentations du Noir – homme et femme –, ainsi que la portée subversive de cette écriture, seront particulièrement commentées.

1. 1 Autobiographies d’esclaves et neo-slave narrative : l’émergence d’un nouveau genre littéraire

Narrative of the Uncommon Sufferings, and Surprizing (sic) Deliverance of Briton Hammon, a Negro Man…148 : c’est avec ce titre que, en 1760, fut publié, à Boston, le premier récit d’esclave de langue anglaise, connu à ce jour (Misrahi-Barak 2010 : 386). Long de quatorze pages, dans lesquelles l’ancien esclave défie le statut hégémonique du discours du maître et l’institution esclavagiste (Thomas : 182), ce texte est en effet considéré comme l’acte inaugural d’une tradition littéraire (Slave narrative), qui allait connaître un essor notable au XIXe siècle, dans le contexte abolitionniste anglo-saxon.

Rappelons brièvement qu’à la différence d’autres pays du continent américain où l’abolition de l’esclavage fut consubstantielle aux indépendances, aux États-Unis elle a été conquise progressivement, et au prix de nombreux combats (Fohlen : 389). En effet, si aujourd’hui l’émancipation est considérée comme l’aboutissement de la guerre de Sécession149, force est de constater qu’elle est également tributaire d’une série de revendications, engagées dès la fin du XVIIe siècle150, et exacerbées à la fin du XVIIIe siècle, sur le modèle anglais, et dans lesquelles les récits d’esclaves jouèrent un rôle important.

148 Récit des souffrances et de la surprenante libération de Briton Hammon, esclave noir du Général

Winslow en Nouvelle Angleterre. Le titre original, d’une dizaine de lignes, apparaît désormais abrégé dans

les études critiques.

149 Guerre menée entre 1860 et 1865 et qui opposa États du sud (esclavagistes) et États du nord (abolitionnistes).

150 Il est aujourd’hui admis que les Quakers (Société protestante d’Amis de la liberté fondée par George Fox) ne furent pas seulement les premiers à condamner l’esclavage dans leur manifeste de Germantown (Pennsylvanie), en 1688, mais qu’ils ont participé activement à l’abolition de la traite (Limare : 199 ; Thomas : 31, 41).

105 1. 1. a. Slave narrative : les textes fondateurs

Dès la fin du XVIIIe siècle, des autobiographies d’esclaves, qui empruntèrent à des genres comme le picaresque et le roman sentimental, accompagnèrent la lutte anti-esclavagiste de l’espace anglophone. Influencés, d’une part, par un courant dissident du Protestantisme qui promouvait un langage biblique lié à l’émancipation (Thomas : 52)151, et, d’autre part, par les campagnes abolitionnistes en effervescence, d’anciens esclaves ont en effet entrepris ou furent incités à restituer leurs vies à la première personne, participant par-là à la mise en cause de cette institution. Au récit fondateur de Briton Hammon succéda ainsi toute une série de témoignages, aujourd’hui estimés à près de six mille (Misrahi-Barak 2010 : 386). Voués à sensibiliser l’opinion publique sur les cruautés de la traite et de l’esclavage, ces récits étaient parfois aussi un moyen pour les esclaves de gagner leur vie et de tenter de racheter la liberté d’un ou de plusieurs membres de leur famille (Parfait et Rossignol : 32). L’autobiographie, aujourd’hui très connue et étudiée, d’Olaudah Equiano152, constitue l’un des récits incontournables de cette première période.

Né en Afrique et ayant connu l’esclavage aux États-Unis, en Angleterre et dans la Caraïbe, Equiano doit sa notoriété à son engagement pour la cause abolitionniste (il assura en grande partie la diffusion de son ouvrage), mais aussi à sa description pionnière du voyage transatlantique, en tant que témoin-auteur. La sophistication, le style et l’érudition de son texte ont par ailleurs suscité l’intérêt de la critique contemporaine et des lecteurs de son temps (Frund : 28). Contrairement à la plupart des récits d’esclaves qui bénéficiaient de l’assistance des partisans (blancs) abolitionnistes dans le processus d’écriture et/ou d’édition, Equiano se démarqua pour avoir écrit ses mémoires sans aide extérieure et pour satisfaire les critères littéraires de l’époque (ibid. : 29). Or, s’il est incontestable que son récit marqua une étape cruciale dans le développement de la littérature autobiographique d’esclaves (Thomas : 226), il fallut attendre la deuxième

151 Helen Thomas précise que « pour ceux qui n’avaient jamais connu la liberté, le langage de la Bible présentait un discours viable de libération et de réforme, ses metaphores du salut et de la liberté offrant des paradigms de protestation, rebellion et transformation sociale appropriés » (« … for those who had never known freedom, the language of the Bible presented a viable discourse of liberation and reform, its metaphors of salvation and freedom providing appropriate paradigms of protest, rebellion and social transformation », p. 167). Cette influence expliquerait l’« intertexte (culturel) » des Saintes Écritures présent dans plusieurs récits (p. 182).

152Le récit intéressant de la vie d’Olaudah Equiano, ou Gustavus Vassa, l’africain, écrit par lui-même.

106 vague abolitionniste, dans les premières décennies du XIXe siècle153, pour mieux mesurer leur portée et finir de cerner les contours de ce genre en gestation.

Dans leur introduction au Récit de William Wells Brown, esclave fugitif, écrit par

lui-même (1847), Claire Parfait et Marie-Jeanne Rossignol observent que si les récits

d’esclaves apparaissent comme des témoignages, « ces ouvrages obéissent aux règles d’un genre politico-littéraire bien particulier » (p. 21). Alors que les anecdotes, les régions d’origine des narrateurs et une variété des situations qui assurent l’originalité des expériences présentées peuvent différer d’un texte à un autre, ces récits sont en effet liés

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