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Trente ans de données empiriques sur l’attachement chez l’adulte ont montré le rôle central de ces patterns cognitifs, affectifs et motivationnels dans le fonctionnement psychologique. Les adultes insécures tendent à éprouver moins d’affects positifs (Kobak, 1999 ; Mikulincer & Orbach, 1995), plus d’anxiété et à réprimer davantage leurs affects (Diamond, Hicks & Otter-Henderson, 2006).

Leur régulation émotionnelle est donc moins fonctionnelle que celle des adultes sécures. Une majorité d’entre eux manifestent d’ailleurs une moins bonne estime d’eux-mêmes (Griffin &

Bartholomew, 1994). L’influence du style d’attachement sur les interactions sociales des individus est puissante, tant dans les interactions courantes que dans le domaine familial et amoureux. Elle porte non seulement sur le style de parentage, mais aussi sur la satisfaction conjugale (Barry, Lakey, & Orehek, 2007) et, plus largement, sur la recherche de soutien social (Kane et al., 2007).

La question de savoir comment faire évoluer ces patterns lorsqu’ils sont dysfonctionnels comporte donc des enjeux importants, pour l’individu comme pour son entourage. Elle représente un défi d’autant plus difficile que les styles d’attachement paraissent plutôt stables au cours de la vie, du moins à partir de la fin de l’adolescence. Une façon de l’aborder consiste à se demander comment ces patterns s’inscrivent dans l’architecture et dans le fonctionnement cognitif des individus. La présente recherche s’appuie sur les travaux de Martin Conway (Conway, 2005), en collaboration avec Christopher Pleydell-Pearce (Conway & Pleydell-Pearce, 2000) et avec Jefferson Singer et Angela Tagini (Conway, Singer & Tagini, 2004), qui ont proposé ces dernières années un modèle cognitif de l’attachement. Ce modèle articule la théorie de l’attachement (d’origine

psychodynamique et éthologique) et les données empiriques qui viennent l’étayer (issues de la psychologie développementale et de la psychologie interpersonnelle) avec un modèle cognitif du Self et de la mémoire autobiographique.

Le style d’attachement apparaît, dans ce modèle, comme un ensemble de stratégies et de

représentations associées à des buts centraux du Self. Ces stratégies et ces représentations sont forgées dans le creuset des interactions précoces entre l’enfant et ses donneurs de soins. Parmi ces représentations figure un « modèle de soi » comme étant digne d’être aimé, socialement adéquat et compétent, ou au contraire comme indigne d’être aimé, socialement inadéquat et incompétent. Elles comprennent aussi un « modèle des autres » comme sensibles ou insensibles aux besoins de l’individu et comme soutenants, ou non, envers lui. Les stratégies d’attachement concernent la confiance, le rôle et l’importance du rôle que l’individu accorde ou refuse aux autres dans la poursuite de ses objectifs. Parmi les buts du Self liés au système d’attachement figurent

l’estime de soi et la valorisation des figures d’attachement. Ce sont donc des buts centraux pour l’identité de la personne.

Le Self-Memory System de Conway offre une explication de la grande stabilité de ces patterns, en faisant appel aux mécanismes reconstructeurs de la mémoire autobiographique. Les théories sur soi et sur le monde contenues dans les patterns d’attachement se nourrissent de souvenirs épisodiques, à l’instar de toutes les autres croyances et valeurs du Self. En effet, les souvenirs épisodiques communiquent à l’individu de manière efficace et concise des informations précieuses, issues de son expérience personnelle, sur la hiérarchie inconsciente de ses buts. Ils l’informent aussi utilement sur les comportements qui facilitent l’accès à ceux-ci ou qui y font obstacle. Pour assurer la cohérence entre les traces mnésiques des événements passés et les croyances

constitutives du style d’attachement, le Self biaise ces événements et module l’accessibilité de leur trace mnésique grâce aux processus exécutifs. Ces traces mnésiques s’associent aux patterns cognitifs, les consolident et les stabilisent.

En résumé, les souvenirs autobiographiques liés aux patterns d’attachement encapsulent certains buts et certaines croyances centrales d’un individu. Et ils les consolident, au prix d’une certaine distorsion de la réalité.

Existe-t-il des patterns de distorsion propres à chaque style d’attachement ? Les processus cognitifs et affectifs spécifiques à chaque style (voir à ce propos Pietromonaco & Feldman Barrett, 2000) impriment-ils à la mémoire autobiographique une signature typique de chacun d’eux ? C’est la question à laquelle cette recherche vise à apporter des éléments de réponse.

Pour récolter des souvenirs identitaires centraux, nous adoptons la méthode proposée par

Jefferson Singer, le Questionnaire des Souvenirs définissant le soi (Singer & Salovey, 1993). Selon cet auteur, les SDS se distinguent des autres souvenirs d’un individu par leur relation particulière avec les thèmes les plus critiques de l’identité. Chargés de détails et organisés sous forme narrative, les SDS seraient des « passages particulièrement éloquents » de l’histoire de vie de l’individu (Blagov & Singer, 2004, p. 123), en lien avec un thème ou un conflit central pour la personne. Les critères définitoires de ces souvenirs et le concept même de Souvenir définissant le soi s’articulent bien avec le Self-Memory System (Conway, Singer & Tagini, 2004).

En postulant que les SDS offrent ainsi des fenêtres sur l’identité des participants à notre recherche, nous avons collecté les SDS de 82 participants d’une population non-clinique (43 femmes, 39 hommes), dont l’âge varie entre 30 et 40 ans. Le Questionnaire des Souvenirs définissant le soi n’étant pas ciblé sur le système d’attachement, les souvenirs récoltés peuvent être considérés comme représentatifs de la mémoire autobiographique de l’individu en général. Ils permettent donc

d’explorer les correspondances entre mémoire autobiographique et le style d’attachement. Nous avons mesuré et codé les caractéristiques des SDS des participants au moyen du système de codage des Souvenirs définissant le soi. Ce codage concerne la forme narrative (structure) et leur contenu (intégration, contenu, délai et affects) (Singer & Blagov, 2000 ; adaptation française : Lardi, Billieux & Van der Linden, 2006). Nous y ajoutons un cinquième critère : la tension (malaise,

désaccord ou gêne chez un des personnages du SDS) (Thorne, McLean & Lawrence, 2004).

Nous formons l’hypothèse générale que le style d’attachement (qui peut prendre quatre formes différentes : BA-BE – sécure, HA-BE – préoccupé, BA-HE – évitant et HA-HE – craintif) est associé à des caractéristiques différentes dans la forme et dans le contenu des SDS. Pour déterminer le style d’attachement des participants, nous employons le Questionnaire des Styles d’Attachement de Griffin et Bartholomew (1994). Nous testons nos prédictions sur les patterns mnésiques associés au style d’attachement avec des tests statistiques paramétriques et non paramétriques, compte tenu de la taille réduite de notre population (82 participants, répartis en groupes de 14 à 28 sujets selon leur style d’attachement).

Cette recherche peut être une étape préalable à d’autres recherches. Si les résultats devaient montrer que la mémoire autobiographique des individus est significativement contrainte par les patterns cognitifs, affectifs et motivationnels de leur système d’attachement, une nouvelle question se poserait. Intervenir sur les souvenirs liés aux patterns d’attachement permet-il d’intervenir sur ces patterns ? Et comment pourrait-on aider les individus à modifier des représentations et des stratégies d’attachement dysfonctionnelles dans l’espoir d’améliorer leur adaptation et leur bien-être ?

Cette idée va dans le sens des travaux de plusieurs chercheurs. Jefferson Singer (2005, 2006) propose par exemple d’utiliser les souvenirs identitaires des personnes pour leur développement personnel. Holmes, Arntz et Smucker (2007) proposent des techniques

cognitivo-comportementalistes de re-scriptage des images intrusives dans différents troubles psychiatriques.

Wild, Hackman et Clark (2008) ont appliqué des méthodes de re-scriptage à des souvenirs précoces liés à des images négatives dans la phobie sociale. À la différence des troubles psychiques auxquels ces récentes méthodes d’intervention ont été appliquées, les souvenirs centraux dans l’attachement ne présentent toutefois généralement pas de forme intrusive. Ces pistes de recherche n’en paraissent pas moins prometteuses.

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