Un dialogue du juge européen et du juge français. La consécration du
périmètre de l’entité économique autonome relève, en premier lieu, de l’interprétation des
critères d’identification de l’entité économique autonome. Cette étape dans la
reconnaissance de ce périmètre relève d’un dialogue incessant entre le juge français
175et
les juge de l’Union européenne
176. Ces derniers ont échangé des arguments, des
interprétations, des concepts et des solutions juridiques pour parvenir à une
indentification précise de l’entité économique autonome
177. C’est, donc, progressivement
et, à l’aide, notamment des questions préjudicielles
178que les juges ont effectué un « flux
et un reflux »
179dans la construction du périmètre de l’entité économique autonome.
L’initiative du juge communautaire. Ainsi, le juge communautaire a
impulsé les raisonnements des juridictions internes, puisque ces dernières doivent
interpréter à la lumière des règles du droit de l’Union européenne
180. Le juge français
175 A. DEVERS, « La doctrine de la Cour de cassation sur le transfert d’entreprise », D. 2006, p. 279.
176 J. -J. TOUATI, Les contrats de travail en cas de restructuration. Paris, Lamy, 2015, Coll. Axe Droit, 2015, p. 98 ; N. MOIZARD, op. cit., pp. 47-57 ; S. LAULOM, « Les dialogues entre juge communautaire et juges nationaux en matière de transfert d’entreprise », Dr. Soc. 1999, pp. 821-832 ; L. POTVIN-SOLIS, « Le concept de dialogue entre les juges en Europe », in F. LICHÈRE, L. POTVIN-SOLIS, A. RAYNOUARD (dir.), Le dialogue entre les juges européens et nationaux : incantation ou réalité ?,
Actes de la journée d’études organisée le 10 février2003 à la faculté de droit, économie et administration de Metz, Bruxelles, Bruylant, 2004, pp. 19-58, spéc. p. 58. Cet auteur apporte un éclairage sur le concept de dialogue des juges. Ainsi, « le dialogue apparaît autant comme l’expression de la participation obligée des juges au mouvement d’unification du droit en Europe que comme le résultat d’une autolimitation des juges ».
177 J. ALLARD, L. VANDEN EYNDE, « Le dialogue des jurisprudences comme source du droit. Argumentations entre idéalisation et scepticisme », in I. HACHEZ et alii (dir.), Les sources du droit revisitées V. 3, Normativités concurrentes, Bruxelles, Publication des facultés universitaires de Saint-Louis, 2012, pp. 285- 315, spéc. p. 285 : « Le dialogue des juges [qui] désigne l’échange d’arguments, d’interprétations, de concepts et de solutions juridiques entre magistrats ».
178 C. SOULARD, « La Cour de cassation et le dialogue des juges », in F. LICHÈRE, L. POTVIN-SOLIS, A. RAYNOUARD (dir.), Le dialogue entre les juges européens et nationaux : incantation ou réalité ?,
Actes de la journée d’études organisée le 10 févier 2033 à la faculté de droit, économie et administration de Metz, Bruxelles, Bruylant, 2004, pp. 95-108, spéc. p. 101.
179 H. BLAISE, « Continuité de l’entreprise : flux et reflux de l’interprétation extensive de l’article L. 122-12 al. 2 du Code du travail », Dr. Soc. 1984, p. 91-99.
180 CJCE 16 septembre 1992, Katsikas, skeb, schroll, Aff. C-132/91. Rec. I-6577. Les juges communautaires ont précisé que leur interprétation se faisait en considérant « l’ensemble des circonstances de fait qui caractérise l’opération », CJCE 20 novembre 2003, Aff. C-340/01. La méthodologie de cette approche a été
99
n’hésite désormais pas à rendre des décisions de justice au visa des directives
européennes
181, ce qui constitue une marque de leur convergence. Par exemple, le juge
était en désaccord sur l’interprétation à réaliser sur l’exigence de la poursuite ou non de
l’activité de l’entreprise cédant dans l’entité transférée. Initialement, le juge français
admettait l’application des règles relatives au maintien du contrat de travail en cas de
perte d’un simple marché
182. En cette hypothèse, seule comptait la poursuite de l’activité
aux mains d’un autre entrepreneur
183. Cette interprétation était basée sur l’idée
d’ « entreprise-activité »
184puisque la poursuite de l’activité était le plus important. Le
juge, en ce cas, exigeait un lien de droit entre le cédant et le cessionnaire
185. Le juge
communautaire, quant à lui, à travers son interprétation de la directive de 1977, a affirmé
que l’entité transférée devait conserver son identité, peu importe les modalités du transfert
d’entreprise
186. Ce dernier ne fait pas référence à la présence d’un lien de droit entre les
employeurs successifs, il préfère ne pas accorder une quelconque importance aux
mise en lumière à travers l’arrêt Spijkers du 18 mars 1986, CJCE 18 mars 1986, Spijkers, Aff. C-24/85: « Pour déterminer si ces conditions sont réunies , il convient de prendre en considération l’ensemble des circonstances de fait caractérisant l’opération en cause, au nombre desquelles figurent notamment le type d’entreprise ou d’établissement dont il s’agit, le transfert ou non des éléments corporels, tels que les bâtiments et les biens mobiliers, la valeur des éléments incorporels au moment du transfert, la reprise ou non de l’ essentiel des effectifs par le nouveau chef d’entreprise , le transfert ou non de la clientèle , ainsi que le degré de similarité des activités exercées avant et après le transfert et la durée d’ une éventuelle suspension de ces activités . Il convient, toutefois, de préciser que tous ces éléments ne sont que des aspects partiels de l’évaluation d’ensemble qui s’impose et ne sauraient, de ce fait, être appréciés isolément ». V. aussi J. -J. TOUATI, L. 1224-1 à la loupe, Restructurations et contrats de travail, Paris, Liaisons, 2ième
Éd., 2008, p. 69.
181 Cass. Soc. 7 juillet 1998, n°96-21451, Bull. civ. V 1998, n° 363 p. 275, obs. A. MAZEAUD, Dr. Soc. 1998, p. 948.
182 Cass. Soc. 27 février 1934, Goupy, J. PÉLISSIER, A. LYON-CAEN, A. JEAMMAUD, E. DOCKÈS,
Les grands arrêts du droit du travail, Paris, Dalloz, Coll. Grands arrêts, 4ième Éd., 2008, n°62, pp. 305-316; H.BLAISE, « Continuité de l’entreprise : flux et reflux de l’interprétation extensive de l’article L. 122-12 al. 2 du Code du travail », art. préc.
183 La jurisprudence précise qu’il faut une poursuite des mêmes possibilités d’emploi ou lorsque la même entreprise continue à fonctionner avec les mêmes emplois sous une direction nouvelle. Cass. Soc. 28 novembre 1979, n°78-40372, Bull. civ. V 1979, n°900 ; Cass. Soc. 8 février 1984, n°81-42239,81-42240,81-42644, Bull. civ. V 1984, n°47. M. -H. CHEZLEMAS, La situation des salariés dans les opérations de transfert d’entreprise en droit comparé : France, Royaume-Uni, États-Unis, Paris, LGDJ, Bibliothèque de droit social, Tome 51, 2009, pp. 66-72, spéc. p. 72. Cf. infra § n°245 et s.
184 L ’ « entreprise-activité » fait référence à l’activité économique exercée par cette entité, H. BLAISE, art. préc. spéc. p. 91 ; N. MOIZARD, op. cit., n°36, p. 41 ; J. -J. TOUATI, op. cit., n°118, p. 89.
185 Cass. Soc. 12 juin 1986, n°84-43601,84-43448, Bull. civ. V 1986, n° 299, p. 229: « la modification dans la situation juridique de l’employeur qui a pour effet de laisser subsister entre le nouvel employeur et le personnel de l’entreprise tous les contrats de travail en cours au jour de la modification, implique l’existence d’un lien de droit entre les employeurs successifs ».
186 CJCE 18 mars 1986, Spijkers, Aff. C 24/85, préc. Cet arrêt précise que « l’entité économique qui a été aliénée, ce qui résulte notamment du fait que son exploitation est effectivement poursuivie ou reprise par le nouveau chef d’entreprise avec les mêmes activités sous des avantages analogues ». B. LARDY-PÉLISSIER, « Le transfert d’entreprise », Dr. Ouvrier 2012, n°767, p. 398 ; CJCE 10 février 1988,
Tellurep, Aff. C-324/86, note G. COUTURIER, Dr. Soc. 1988, p. 455 ; CJCE 15 juin 1988, Bork International, Aff. C-101/87.
100
mécanismes juridiques utilisés pour le transfert d’entreprise
187. Une contradiction était
donc présente dans l’interprétation des juges. La situation, défavorable pour la
reconnaissance de l’entité économique autonome, a évolué puisque le juge français a
modifié progressivement sa jurisprudence
188. En 1990, il est engagé de manière expresse
dans la même interprétation que le juge français, en affirmant dans un attendu de principe
mentionnant expressément le texte européen: « (…) que les articles 1 et 3 de la directive
du 14 février 1977 du Conseil des Communautés européennes et L. 122-12, alinéa 2, du
Code du travail s'appliquent, même en l'absence d'un lien de droit entre les employeurs
successifs, à tout transfert d'une entité économique conservant son identité et dont
l'activité est poursuivie ou reprise »
189. Par la suite, le juge français a confirmé sa position
en imposant l’identification d’une entité qui conserve son identité par une nécessaire
organisation autonome
190, sans référence à des liens de droit entre le cédant et le
cessionnaire. Par cette évolution, le juge français a harmonisé
191sa position par rapport au
juge communautaire
192, ce qui a eu pour effet de déterminer avec certitude la présence de
l’entité économique autonome.
Une influence portée au législateur. Un second exemple confirme la
construction des critères de l’entité économique autonome par le dialogue des juges et,
187 A. LYON-CAEN, « L’article L. 122-12 alinéa 2 du Code du travail à l’heure du droit communautaire », D. 1990, p. 305.
188 Cass. Ass. Plén. 15 novembre 1985, n°82-41510, n°82-40301, Bull. civ. A. P 1985, n° 7, p. 11, concl. G. PICCA, Dr. Soc. 1986, pp. 605-608 ; note G. COUTURIER, Dr. Soc. 1986, pp. 7-8 ; M. GADRAT,
Restructurations et droit du travail, Thèse Bordeaux, 2014, n°917, pp. 843-845. V. Aussi : Cass. Soc. 12 juin 1986, n° 84-43601, Bull. civ. V 1986, n° 299 p. 229.
189 Cass. Ass. Plén. 16 mars 1990, n°89-45730, 86-44519, 86-44686, Bull. civ. A. P 1990, n° 4 p. 6, concl. H. DONTENWILLE, Dr. Soc. 1990, pp. 399 et s. ; note G. COUTURIER, « L’article L. 122-12 du Code du travail: la nouvelle jurisprudence de la Cour de cassation », Dr. Soc. 1990, p. 412 ; note X. PRÉTOT, Dr. Soc. 1990, p. 416 ; note E. WAGNER, Dr. Ouvrier 1990, n° 501, pp. 317 et s. ; note A. LYON-CAEN, « L’article L. 122-12 alinéa 2 du Code du travail à l’heure du droit communautaire,», D. 1990, p. 305 ; J. PÉLISSIER, A. LYON-CAEN, A. JEAMMAUD, E. DOCKÈS, Les grands arrêts du droit du travail, Paris, Dalloz, Coll. Grands arrêts, 4ième Éd., n°63, pp. 305-316. La solution de cassation est affirmée sous la référence de la directive communautaire de 1977. Cet arrêt revêt d’ailleurs une importance particulière que les juges ont traduit par une structure inédite dans laquelle se présente un chapeau en présence d’une décision de rejet. M. -N.JOBART-BACHELLIER, X. BACHELLIER, J. BUK-LAMENT, La technique de cassation, Paris, Dalloz, 2013, p. 44. D’ailleurs, la disposition législative française n’impose stricto sensu pas plus de force aux modalités de cette étape car, quand bien même plusieurs opérations juridiques soient citées, elles ne le sont qu’à titre d’exemple sans caractère limitatif.
190 Philippe Waquet, alors conseilleur à la Cour de cassation a expliqué que « la notion de perte de marché se confond avec l’exigence du transfert d’une entité économique conservant son identité », Ph. WAQUET, «La reprise d’un marché de prestations de service entraîne –t-elle l’application de l’article L. 122-12 alinéa 2 du Code du travail ?», Dr. Soc. 1992, pp. 186 et s..
191 H. DONTENWILLE, concl. préc.
192 Solution confirmée : Cass. Soc. 7 juillet 1998, préc. , obs. A. MAZEAUD, Dr. Soc. 1998, p. 948 ; Cass. Soc. 23 octobre 2007, n°06-45289, Bull. civ. V 2007, n° 170, note P. MORVAN, « Transfert d’entreprise : existence d’une entité économique autonome dont l’identité est préservée », JCP S n°16, 15 avril 2008, 1232.
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même plus, puisque c’est le législateur français qui a réagi à la doctrine communautaire.
Le juge communautaire a autorisé le transfert des activités de publicité et d’information
entre une association privée et une commune
193. En d’autres termes, le transfert de l’entité
imposait une évolution de régime juridique entre le droit privé et le droit public
194. Cette
possibilité émise par le juge communautaire a bouleversé le droit en vigueur en France.
En effet, le juge français estimait que la reprise sous la forme d’un service public
administratif
195entraînait la cessation de l’entreprise qui perdait alors son identité
196.
L’application de l’article L. 1224-1 du Code du travail devenait ainsi impossible. Cette
posture du juge français possède la rigueur de la suma divisio entre droit public et droit
privé
197, mais l’impulsion communautaire a conduit à un revirement. Désormais, le juge
français a affirmé que la seule circonstance que le cessionnaire soit géré sous la forme
d’un établissement public administratif lié à son personnel par des rapports de droit
public
198n’est pas un obstacle à l’application des dispositions relatives au transfert
d’entreprise. Cette évolution mise en œuvre par le juge judicaire
199, puis par le Tribunal
des conflits
200et enfin par le Conseil d’État
201, a été consacrée par une loi de 2005
202, qui
193 CJCE 26 septembre 2000, Mayeur, Aff. C-175//99, Rec. P. I-7755. La commune cessionnaire bénéficiait déjà antérieurement des services de publicité. V. aussi CJUE 20 janvier 2011, CLECE, Aff. C-463/09 ; CJUE 6 septembre 2011, Scattolon, Aff. C-108/10.
194 Ce qui importe pour l’application de la directive est l’exercice d’une activité économique. La volonté des juges est ne pas exclure du champ d’application du transfert d’entreprise d’importantes catégories de salariés exerçant des activités économiques. Une réserve a, tout de même, été émise lorsque le transfert de l’entité économique autonome vers un service public administratif entraîne une modification substantielle des conditions de travail, CJCE 11 novembre 2004, Boor, Aff. C-425/99. V. notamment N. MOIZARD, op. cit., n°45, p. 50.
195 La solution est tout autre pour un service public industriel et commercial, Cass. Soc. 7 octobre 1992, n°89-45712, Bull. civ. V 1992, n° 499 p. 316.
196 Cass. Soc. 7 octobre 1992, préc.
197 C. WOLMARK « Le sort des contrats de travail en cas de reprise en gestion directe d’un service public administratif », RDT 2006, pp. 159 et s.
198 Cass. Soc. 25 juin 2002, n°01-43467, 01-43477 à 01-43499, Bull. civ. V 2002, n° 209 p. 202, note A. MAZEAUD, Dr. Soc. 2002, pp. 1013-1014, note S. PUGEAULT, « L’application de l’article L. 122-12 du Code du travail aux services publics administratifs » AJDA 2002, n°9, pp. 695-700 ; Cass. Soc. 14 janvier 2003, n°01-43676, Bull. civ. V 2003, n° 3 p. 2, note S. CREVEL, JCP E n°14, 3 avril 2003, p. 621, note Y. SAINT-JOURS, Dr. Ouvrier 2003, n°659, pp. 253-255 ; Cass. Soc. 23 octobre 2007, préc.
199 Arrêts précités.
200 TC, 19 janvier 2004 Devun c/ Cne de Saint Chamond, n°3393, RJS 05/2004, n°506, p. 354 ; avis J. DUPLAT, Dr. Ouvrier 2004, n°669, p. 146, note A. MAZEAUD, Dr. Soc. 2004, p. 433 ; TC, 14 février 2005, Adler c/ Commune de Théoule sur mer, n°3441, RJS 8-9/2005, n°805, p. 640.
201 CE, 22 octobre 2004, Lamblin, n°245154, RJS 12/2005, n°12, pp. 28-29 ; concl. GLASER, Dr. Soc. 2005, pp. 37-45 ; note G. ORSONY, Dr. Adm. 2005, p. 269.
202 Loi n° 2005-843 du 26 juillet 2005 portant diverses mesures de transposition du droit communautaire à la fonction publique, JO 27 juillet 2005, p. 12183. C. WOLMARK, art. préc. ; A. MAZEAUD, « Reprise d’une entité économique par une personne publique dans le cadre d’un service public administratif. Commentaire de l’article 20 de la loi du 26 juillet 2005 portant diverses mesures de transposition du droit communautaire à la fonction publique », Dr. Soc. 2006, pp. 383-387 ; J. -B. COTTIN, « Transfert d’une entité économique autonome vers un service public administratif. Des incertitudes demeurent après la loi du 26 juillet 2005 », RJS 2006, pp. 3-7 ; M. TOUZEIL- DIVINA, « L’article L. 122-12 du Code du travail
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