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Chapitre 3. Analyse

3.2 Nourrir le débat public

3.2.1. Interpeller une autorité

Dans cette section, il sera plus particulièrement question des manières dont les acteurs posent un geste politique. J’expliquerai que l’action politique consiste souvent en une adresse à un autre, un autre que l’on cherche à engager et à se commettre en faveur d’une cause, parfois contre son gré. Nourrir la controverse, c’est donc interpeller6 d’autres acteurs pour qu’ils participent eux aussi au débat public. Dans le quotidien d’un groupe tel que le HRC, ce geste se performe de plusieurs manières, certaines plus conventionnelles – la manifestation citoyenne, le communiqué de presse, l’entrevue journalistique –, d’autres moins – l’envoie d’une mise en demeure à une personnalité publique, la correspondance épistolaire, le commérage, la caricature. Interpeller un acteur pour solliciter son appui permet d’acquérir une crédibilité ou une expérience qui serait autrement inaccessible, d’accéder à un réseau politique ou une tribune par le biais d’un tiers, etc. Ainsi que nous le verrons, la controverse prend vie à travers ces initiatives, ces adresses à un autre que l’on supplie ou invective.

Dans l’extrait suivant, Lauren m’explique comment elle en est venue à intervenir en faveur d’une militante cambodgienne pour les droits LGBT. Elle me raconte de manière factuelle quelle action politique elle a posée et dans quel ordre d’idée elle l’a faite. Interpellée par Carlos du Rainbow School, la présidente du Conseil a rédigé une lettre d’intention publique et l’a soumise à l’attention du ministre Glenn Fox. Par le fait même de cet appui à une cause internationale, elle participe à une controverse qui ne concerne pas, à strictement parler, les organismes LGBT canadiens – et donc qui déborde du mandat

6 Encore une fois, j’utilise surtout le terme dans son sens figuré. « Interpeller » peut signifier qu’on s’adresse

brusquement à un autre ou qu’on le somme à comparaître, mais également qu’on invite à prendre conscience d’une présence, comme dans la locution « L’injustice nous interpelle ». J’apprécie donc cette idée que le geste d’interpeller un individu le met en mouvement. C’est donc la définition suivante que je retiendrai « Provoquer l'attention de; exiger une réponse, une prise de position de » (TLFI, 2011c).

provincial du Conseil. Lauren interpelle à son tour un acteur qui ne s’était pas prononcé dans le débat mais qui, selon elle, pouvait et aurait dû le faire. On peut donc interpeller certains acteurs pour qu’ils en interpellent d’autres, plus puissants, afin qu’ils agissent à notre place. Il est d’ailleurs utile de rappeler le fait que dans un compte-rendu plus « historique » du déroulement d’une controverse, cette intervention politique et ses effets auraient été ignorés par l’analyste, car une telle lettre n’était pas destinée aux médias et n’aurait pas été visible si on avait procédé à une recherche documentaire. Et pourtant, elle joue un rôle tangible : elle met sous pression le ministre Glenn Fox et lui suggère d’intervenir pour faire avancer ce dossier.

L Bon nos amis Cambodgiens sont heureux de la lettre qu’on a envoyée au ministre de la Just- euh des affaires internationales.

P C’est quoi ça?

L Au Cambodge actuellement il y a des problèmes avec (.) Chaila Rath, une avocate qui défend les droits des homosexuels au Cambodge. Elle est présidente d’une asso de défense des droits homosexuels, mais il y a aussi un groupe jeunesse. Ils ont déposé un projet auprès de la Commission européenne (.) de l’Union européenne pour un volet, un projet (.) ils ont un volet d’un projet de l’Union européenne et ils ont déposé un projet dans ce cadre-là. Ils ont été acceptés, ils ont eu trois cent mille euros. Sauf que quand ça s’est su, ça l’a viré au bordel au Cambodge. Les médias s’en sont pris, puis même le gouvernement a interpellé le président de l’Union européenne pour leur dire « Vous avez pas d’affaire à leur donner de l’argent bla- bla-bla vous contribuez, vous vous mêlez pas de vos affaires pis et cetera. » Pis là y’a eu des menaces de mort qui ont été faites auprès de=

P =Parce qu’ils ne se mêlaient pas, c’est illégal?

L Ah non c’est illégal, c’est la peine de mort. Et il y a un groupe d’ados, de jeunes ados qui ont menacé de mort le groupe d’ados homosexuels VIH. Euh le groupe VIH de jeunes. Pis en tout cas, donc là on a été interpellés. Donc Carlos du Rainbow School m’envoie un courriel, on se parle de ça, on en jase un peu. Je lui dis : « Écoute, je peux toujours envoyer une lettre. » Donc on a écrit une lettre, Keith l’a relu; j’ai écrit une lettre, Keith l’a relu, l’a retravaillé.

(…)

P Pis là finalement eux ils l’ont envoyé au ministre Glenn Fox?

L Ben moi je l’ai fait parvenir à M. Fox en copie conforme aux chefs des autres partis. Un coup que je leur ai envoyé, moi je l’ai envoyé à Carlos, qui l’a envoyé à son ami qui lui demandait de l’aide tsé.

« Sauf que quand ça s’est su, ça l’a viré au bordel au Cambodge. » Voici comment on met en récit la naissance d’une controverse, lorsqu’on n’est pas un acteur qui participe à a formulation d’un enjeu. « Ça » choque, « ça » arrive parce que cela devait logiquement se produire, compte tenu des circonstances. Lauren ne m’explique même pas pourquoi une telle subvention aux communautés LGBT par l’Union européenne est problématique : elle sait que l’homosexualité est passible de la peine de mort au Cambodge. Une fois la subvention attribuée, cela lui apparait normal que les médias, le gouvernement et de jeunes ados réagissent à cette nouvelle. Cette histoire – à l’instar de beaucoup d’autres analyses typiquement journalistiques, et même scientifiques – ne problématise pas pourquoi ni comment les différents acteurs d’une controverse prennent position. On présume que l’élément déclencheur, ce dont il est question, ne comprend qu’une seule dimension, le « quand ça s’est su ». Les acteurs attribuent des causes simples à des événements complexes imbriqués dans divers processus organisationnels. Immédiatement après, lorsque Lauren me raconte comment le HRC en est venu à participer à cette controverse. Son compte-rendu nonchalant détonne avec la façon dont elle raconte les gestes passionnés des autres acteurs de la controverse. Dans la narration, l’action politique est dépeinte non plus comme une réaction face à une injustice, mais comme une succession de tâches plus ou moins bureaucratiques : parler, rédiger, corriger. Si l’entrée du HRC dans ce débat public n’est pas problématique – on lui a demandé d’intervenir –, on peut aisément deviner qu’elle l’est davantage pour le ministre Glenn Fox. Faire parvenir la lettre au ministre en copie conforme aux chefs des autres partis est une tactique qui vise publiciser l’action du HRC auprès d’autres acteurs politiques; s’il veut bien paraître, le ministre Glenn Fox est forcé de répondre à son interlocuteur, ce qu’il ne désire peut-être pas. « (Sourire) Habituellement, ça ça oblige le ministre à me répondre. Minimalement. », me confie Lauren, d’un sourire mi- figue, mi-raisin. Très probablement, une telle lettre ne trouvera jamais son chemin vers la tribune médiatique, et même vers le politicien à laquelle elle est adressée. Il est bien connu que les attachés politiques filtrent le courrier des ministres. Lauren en est consciente : elle blague sur le sujet, me racontant que la dernière fois qu’elle a envoyé une lettre sur un enjeu d’actualité semblable, le ministre Glenn Fox a pris quatre mois à lui répondre. Et

selon Lauren lui-même, une telle lettre n’est même pas rédigée dans l’intention d’induire un changement à court terme. Comme elle me l’a expliqué : « Pis un moment tu dresses un bilan pis ça permet de dire : "Écoutez, le Canada régresse dans la défense des droits homosexuels dans le monde. À telle reprise, telle reprise, telle reprise. Le gouvernement est resté muet sur les enjeux, et cetera, et cetera, et cetera." » La rédaction d’une lettre adressée à un ministre n’est donc pas toujours un moyen, mais souvent aussi une fin en soi. Elle participe d’un mouvement de dissension plus large contre l’état des choses et dont les effets politiques sont multiples. Une fois envoyée, cette lettre fait pression en faveur de certaines orientations stratégiques sur l’agenda d’un parti politique; archivée, elle permet de mesurer l’efficacité d’un ministère, de juger et de condamner l’inaction politique. L’envoi d’une telle lettre à un ministre alimente la controverse sur l’illégalité des subventions internationales aux organismes LGBT en Asie. Peu visible, mais combien stratégique, celle-ci n’est pas communiquée aux journalistes. Cela n’empêche que tous les autres acteurs de la controverse la lisent et en discutent. Certes, elle interpelle, mais cette lettre vise d’abord et avant tout à publiciser un problème auprès d’acteurs disposant de l’autorité et du pouvoir décisionnaire pour faire une différence dans le débat. Or, informer les autorités compétentes d’un problème, cela n’est pas suffisant pour créer une controverse, comme nous le verrons ci-dessous. Il faut faire du bruit pour attirer l’attention des autres sur ce qu’on présente de facto comme un enjeu passionnant et rendre publiques les préoccupations qui nous animent.