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Internet et l’apparition d’un nouveau public

1. Le goût et les publics en art contemporain

1.5. Internet et l’apparition d’un nouveau public

Selon Dominique Cardon (2010), la principale incidence d’Internet sur la société a été d’élargir l’espace public, car il permet de communiquer davantage et plus rapidement, et en outre de transformer la nature même de la démocratie. En effet, il enlève aux professionnels le privilège de l’accès à la publication et marque l’apparition d’une grande quantité d’amateurs et non-amateurs dans l’espace public. Internet provoque l’ouverture de l’espace public « à l’intervention plus active des individus parce que les manières d’être changent : chacun manifestera aux autres sa singularité pour la faire reconnaître » (Cardon 2010 : 11) et, par le fait même, il en ressort une augmentation des formes de visibilité du particulier. Cardon souligne qu’« Internet ouvre une scène sur laquelle la société se donne en représentation » (2010 : 99).

Cardon déclare que les individus ont pu s’émanciper sur et grâce à Internet, ce qui est particulièrement intéressant lorsque nous considérons le cas de la Chine, dont l’espace web est fortement soumis à la censure. Certains sujets, comme le massacre de la place Tian’anmen et Ai Weiwei, sont complètement éliminés des moteurs de recherche dans un effort de contrôle de l’information du gouvernement chinois. La nature même d’Internet prévient une complète censure, de telle sorte que les internautes chinois parviennent tout de même à échanger de l’information avec d’autres internautes localisés ailleurs dans le monde. Cardon (2010 : 20) souligne que la création en 2001 de la licence des Creative Commons par Lawrence Lessig a transformé la relation des œuvres d’art aux publics, en permettant une culture du partage, de l’échange et de la collaboration, directe ou indirecte. Selon lui, Internet met en relation le monde de la production d’information et celui de sa réception, il favorise la circulation de cette information tout en visant une plus grande transparence des sociétés. Il ajoute :

Il [Internet] pose des défis redoutables aux producteurs d’informations, aux détenteurs de la propriété intellectuelle, aux politiques de communication des entreprises, des institutions et des partis. Il invente

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des formes inédites de partage du savoir, de mobilisation collective et de critique sociale (Cardon 2010 : 8).

La généralisation de l’accès à Internet a entraîné l’apparition de nouveaux publics, moins dotés en capital culturel, et une intensification de la communication entre les personnes. Les individus s’expriment désormais plus librement sur divers sujets et tendent à se regrouper selon des traits et des intérêts communs, ce qui est particulièrement observable depuis l’apparition des médias sociaux (Cardon 2010 : 29-31). Les médias sociaux comme Twitter permettent d’atteindre et de réunir un très large public, hétérogène tant géographiquement et socialement que culturellement. Tout comme il n’y a pas qu’un seul public de l’art, il n’existe pas de public général sur Internet, mais bien des publics qui se forment et s’engagent dans des activités présupposant des manières d’être et des centres d’intérêt commun sur lesquels se construisent leur identité (Cardon 2010 : 67-72).

Une autre hypothèse que nous souhaitons soulever est que, parmi ce nouveau public élargi d’Ai Weiwei, se retrouve une proportion des personnes qu’Ancel et Pessin (2004) qualifient de non-publics. Les non-publics se définissent comme les individus n’ayant pas accès aux œuvres, en raison de contraintes, de restrictions ou d'une insuffisance de capital culturel et scolaire pour les apprécier (Lacerenza dans Ancel et Pessin 2004 : 41-42). Ce groupe comprend également ceux qui refusent le contact avec les œuvres d’art, par action volontaire ou par désintéressement. Ce sont les grands absents des publics de l’art. Nous pensons que l’artiste réussit à susciter l’intérêt des personnes de ce groupe qui n’a pas accès aux œuvres par manque d’éducation adéquate, grâce dans un premier temps à son utilisation d’Internet et, dans un second temps, par le contenu même de ses œuvres. Selon nous, il est possible d’envisager qu’une partie du public d’Ai Weiwei ne soit pas à la base un public de l’art, c’est-à-dire qu’elle n’est pas spécifiquement intéressée par sa pratique artistique. Ces individus seraient davantage intéressés par la personne d’Ai Weiwei, par son histoire et ses accomplissements, par le message qu’il véhicule à travers sa production qu’à la qualité esthétique de celle-ci. Ils constitueraient donc, par défaut, une partie du public de ses œuvres. Nous croyons que ce public serait principalement présent et actif sur Internet où énormément d’informations concernant l’artiste circulent régulièrement. Une certitude demeure, comme le souligne Séverine Arsène :

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En choisissant ce répertoire d’expression, Ai a quitté le monde élitiste de l’art contemporain pour se rapprocher du mouvement de protestation plus populaire qui se développe sur Internet. […]. Ai a en fait rompu avec l’autonomie du monde artistique pour faire le lien avec un espace public en formation sur Internet, où les enjeux politiques sont de plus en plus présents (2011 : 8).

L’artiste a très rapidement intégré la dimension d’Internet à sa pratique artistique, en utilisant son langage. À titre d’exemple, l’œuvre He Xie (2010) (Fig. 2) a été créée lorsque les autorités ont détruit son atelier à Shanghai. Son origine provient de l’expression chinoise hexie veut dire « crabe de rivière », mais qui est aussi un homophone de « harmonie », un mot-clé pour le parti communiste chinois selon lequel l’objectif d’une société harmonisée justifie l’usage de la censure. « Lorsqu’un billet est censuré sur un forum, les internautes disent qu’il est “harmonisé” et ils utilisent le crabe comme métaphore de la censure et de la propagande » (Arsène 2011 : 6). C’est un exemple de la manière dont Ai Weiwei participe à cette forme spécifique de culture populaire qui, si elle n’est pas dissidente, demeure certainement critique. Plusieurs des œuvres de l’artiste, articulées pour l’Internet ou non, sont de nature intégrative, c’est-à-dire qu’elles nécessitent, ou encouragent du moins, la participation du public. Par exemple, dans le cadre de son exposition On the Table9 au centre d’art Virreina de Barcelone, il a envoyé une grande table et dix chaises qui appartenaient à son atelier de Beijing et autour de laquelle il a tenu ses réunions avec ses collaborateurs au cours des 15 dernières années. Les visiteurs sont invités à y prendre place et à publier des photos en ligne accompagnée de #AWWOnTheTable. Ces photos sont intégrées à l’œuvre même à l’aide de tablettes électroniques et au site web du centre d’art également. L’artiste propose ainsi une œuvre en constante évolution où le spectateur se trouve lui aussi dans une position créatrice. La contribution du public est en effet un élément-clé de plusieurs œuvres de l’artiste. Il a par exemple mis sur pied aiflowers.org, un site web où le visiteur peut créer une fleur à l’aide de ronds colorés, destiné à sensibiliser les internautes aux victimes du tremblement de terre du Sichuan de 2008.

9 Cette exposition s’est déroulée du 5 novembre 2014 au 1er février 2015 et proposait une rétrospective de l’artiste à

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Ai Weiwei représente vraisemblablement la parfaite adéquation entre l’art, l’activisme et les médias. Sa pratique artistique et sa vie personnelle et politique sont, depuis quelques années, confondues et nous pensons que cette caractéristique suscite l’intérêt de différents types de publics, des mieux nantis aux moins bien dotés en capital culturel.

Proches de cette idée d’amateurs actifs aux goûts divers développée par Antoine Hennion, les publics d’Ai Weiwei se caractérisent par un niveau d’implication très élevé dans sa pratique artistique. Nous avons analysé cet engagement dans le contexte présent d’Internet et des réseaux sociaux qui offre de nouvelles possibilités d’actions à l’artiste et à son auditoire, de même qu’il leur permet d’entrer directement en contact l’un avec l’autre. Les pratiques culturelles de ce public élargi se manifestent en grande partie sur le web où elles trouvent une résonance dans la communauté des fans d’Ai Weiwei, en plus d’un lien d’appartenance avec elle. Par un appel aux valeurs de la liberté d’expression et du respect des droits de l’homme, l’artiste chinois s’assure de formuler un discours pouvant être compris par tous, et en organisant une part de ses activités sur le web, il parvient à rejoindre un très vaste public, même celui qui est parfois considéré comme absent.

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