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où les ingénieurs-conseils en organisation commencent à réaliser leurs premières interventions, la question du travail des femmes est donc bel et bien un sujet (polémique) d’actualité

Encadré 13 :Travail des femmes, une « cécité statistique »

Alors que le taux d’activité des femmes apparaît à la fois relativement stable et élevé, entre les années 1850 et les années 1960, c’est-à-dire sur plus d’un siècle, un préjugé particulièrement tenace concernant cette période décrit l’ensemble des femmes comme inactives, dépendant financièrement d’un conjoint et uniquement consacrées aux tâches ménagères et d’éducation des enfants.

Si l’on s’en tient aux statistiques officielles, la population active féminine évolue peu du milieu du XIXème au milieu du XXème siècle, comptant 6.287.000 femmes en 1866, et 6.664.000 en 1962311. Les taux d’activité des femmes ne connaissent qu’une légère contraction entre 1896 et 1968, en particulier pour la tranche d’âge 25-54 ans, qui s’établit entre 47% en 1896 et 45% en 1968.

Ce taux est d’autant moins négligeable que différents mécanismes se combinent pour produire une

« cécité statistique »312 et entretenir l’amnésie relative au travail des femmes.

Tout d’abord, dans les recensements et jusqu’à une période récente, le travail des femmes est mal et peu pris en compte, surtout dans certains secteurs313.

Sur le plan des représentations, Sylvie Schweitzer souligne également que le travail devient à partir du XIXème siècle, « un attribut de la citoyenneté » et que, par un raisonnement tautologique, reconnaître aux femmes la réalité de leur travail est impossible puisque la citoyenneté – absence de droit de vote, absence d’éligibilité – leur est refusée. L’accès des femmes au monde du travail salarié et à l’activité professionnelle est l’objet d’importantes controverses dès la moitié du XIXème siècle. Ce sont ces controverses et leurs effets spécifiques sur les femmes des milieux bourgeois qui vont contribuer à

311 Sylvie SCHWEITZER, Les femmes ont toujours travaillé : une histoire de leurs métiers, XIXe et XXe siècle, Paris,

O. Jacob , 2002, p. 89.

312 Ibid

313 Olwen Hufton montre que, du XVIè au XVIIIè siècle, le travail salarié ou indépendant est souvent la

solution pour des femmes sans dot et que, par ailleurs, pour survivre, de nombreuses veuves prennent en é ès ’é x s . S v s s à une émancipation, dans la mesure où « â v fé é ’ é ’ – père, mari, employeur » ’ s s é s f s à ’ s b . E effectuant des corrections historiquement contrôlées, S. Schweitzer m ’ s b réévaluer le nombre de femmes actives en 1891 de 5,6 millions à 8,1 millions, faisant passer la proportion

de femmes actives pour 100 hommes actifs de 48 à 70. O. HUFTON,« Le travail et la famille », in DUBY G.,FARGE

A., PERROT M., ZEMON DAVIS N., (Dir.), Histoire des femmes en Occident. Tome 3. XVIè – XVIIIè siècle, Paris, Editions Perrin, 2002 (1991), pp 27-57 ; S. Schweitzer, ibid.

entretenir une opposition entre travail et femmes et à renforcer l’assignation sexuée de ces dernières dans la sphère domestique314.

Encadré 14 :Nouvelles qualifications et nouveaux emplois pour les femmes Entre modèle et réalités

Un clivage apparaît entre les femmes de la bourgeoisie et la grande majorité des femmes, socialement et économiquement moins favorisées, qui continuent à travailler à l’extérieur de la sphère domestique. De 1880 aux années 1920, les effets de ce clivage se font bien évidemment sentir. Des tensions particulières entre les injonctions des normes sociales et les réalités vécues pèsent sur les femmes : d’un côté, le modèle de division sexuelle du travail est dominant et peu discuté, de l’autre, avoir une activité professionnelle est une réalité, nécessaire ou choisie pour beaucoup de femmes. De même, le statut de femme mariée est présenté comme le seul souhaitable (et honorable) mais en réalité, presqu’une femme sur deux ne vit pas en couple au début du XXème siècle. Cela étant, il convient d’éviter d’opposer l’archétype de la femme seule obligée de travailler à celui de l’épouse-mère nécessairement « à la maison » : « Les femmes mariées représentent dans l’état des recensements, 50% des actives en 1920, 55% en 1936, 52% en 1970, 55% en 2000. »315

Les études des filles

Dès la fin du XIXème siècle, plusieurs éléments favorisent la poursuite des études par les jeunes filles de la bourgeoisie ainsi que l’affirmation d’une ambition professionnelle féminine. N’ayant plus les moyens de financer les dots de leurs filles, une part croissante des familles considère que la formation et l’insertion professionnelles de leur descendance féminine deviennent une alternative possible pour celles qu’on réservait auparavant exclusivement au mariage (ou à la vie religieuse). Par ailleurs les efforts conduits sous la IIIème république pour la scolarisation des filles – en partie dictés par l’ambition d’une « conquête idéologique »316 des jeunes filles de bonne famille produisent des effets sur les représentations de soi des jeunes femmes, affermissant chez elles le désir d’un accomplissement professionnel317.

De la toute fin du XIXème siècle jusqu’aux années 20, les innovations sont non négligeables, à la fois dans le domaine de l’enseignement professionnel et technique et de l’accès à l’emploi. Dès 1887, on compte 69 Ecoles primaires supérieures (EPS) pour jeunes filles, qui peuvent y réaliser des apprentissages utiles pour la vie active, le nombre d’élèves dans ces établissements s’établissant à plus de 24.000 dès 1913318.

« Portes entrebâillées »…

Toutefois, la décision publique, qui dit le droit, va être pour le moins hésitante, voire versatile en la matière. Quelles que soient les évolutions juridiques observées sur la période, se mêlent application du

314 Ainsi, Sylvie Schweitzer montre comment la montée des préoccupations natalistes à la fin du XIXème

s è é s b s s’ ’ s s femme active », largement jugée responsable de la dénata é. D’ s é é s s à S .

S w z T. ssé s’ é ss s s x é à s j x s : « d’abord fort

préoccupée de présenter la condition de mère comme seule possible, la société s’efforce ensuite, jusqu’à la seconde moitié du XXè siècle, de masquer le nombre de femmes qui travaillent. », S. SCHWEITZER,Les femmes ont toujours travaillé, op.cit., p. 76 ; T. AMOSSE,« Professions au féminin… », op. cit.

315 S. SCHWEITZER, Les femmes ont toujours travaillé, op. cit., p. XX

316 Juliette RENNES, Le mérite et la nature. Une controverse républicaine : l’accès des femmes aux professions de

prestige 1881-1940, Fayard, Paris, 2007, 594 p.

317 C y f s é s’ êtera plus. C.BAUDELOT,R.ESTABLET, Allez les filles !, Paris,

Seuil, 1992, 243 p. ; C. MARRY,S.SCHWEITZER, « Scolarités », in MARUANI M. (Dir), Femmes, genre et sociétés –

L’état des savoirs, Paris, La Découverte, 2005, pp. 211-217

318 Françoise Mayeur ou Catherine Marry soulignent la profonde méconnaissance qui entoure pendant

s ’ s s é b ss s ’ s f s. Françoise MAYEUR, L’Education des filles

en France au 19è siècle, Paris, Hachette, 1979, 207 p. ; F. MAYEUR, L’enseignement secondaire des jeunes sous la IIIème république, Paris, Les presses de Sciences-Po, 1993, 488 p.

droit commun et régime d’exception, comme le paradoxe qui consiste à ouvrir l’université et certaines grandes Ecoles aux femmes dès les années 1900, sans leur reconnaître le droit de présenter le baccalauréat avant 1924. Par ailleurs, même si certaines formations s’ouvrent à la mixité, l’accès des femmes aux diplômes et aux professions n’est pas forcément corrélé, plusieurs exemples montrant des secteurs industriels, entièrement ou partiellement hostiles aux recrutements de diplômées.

Pour comprendre cette « politique défensive » de la « porte entrebâillée » (et régulièrement refermée) en ce qui concerne l’accès aux professions « à diplôme », différents facteurs : variabilité de conjonctures économiques rendant plus ou moins souhaitables les recrutements féminins, mais aussi, menaces symboliques que fait peser l’arrivée des femmes dans des métiers historiquement masculins.(319)

Encadré 15 :Pionnières et « entrepreneuses »

La grande innovation, au tournant des années 1900, est l’ouverture de nombreuses filières masculines à des pionnières : médecine, droit….320 Même s’il faut attendre 1917, les écoles d’ingénieurs elles aussi sont concernées321. L’idée même d’exercer une profession s’affirme et devient chose avouable voire souhaitable. Les guides d’orientation professionnelle féminins s’étoffent au fil du temps.

Par ailleurs, quand certaines sphères académiques et professionnelles continuent à s’opposer à l’entrée des femmes, la création de structures destinées spécifiquement aux filles fournit une solution qui permet de contourner la difficulté. Ces solutions sont souvent imaginées par des femmes qui, par leur éducation et leur trajectoire, peuvent plus aisément innover, s’affranchir des modèles, tout en négociant le parrainage d’institutions existantes.

Louli Sanua, qui crée en 1916 une école d’enseignement commercial destinée aux jeunes filles – l’Ecole pratique de haut enseignement commercial qui deviendra ultérieurement HECJF – pour contourner la non-mixité des grandes écoles de commerce, est au nombre de ces personnalités féminines qui s’engagent dans des expériences d’enseignement supérieur originales322 tout comme, un peu plus tard (1925), Marie-Louise Paris sera la fondatrice de l’Institut électromécanique féminin, future Ecole Polytechnique Féminine323.

319 « Si la controverse sur l’égalité juridique des deux sexes trouve à se déployer avec une telle ardeur (…) c’est

notamment parce que, alors que le critère de discrimination par le sexe devrait être tabou dans ces lieux-vitrines de la méritocratie, il les structure pourtant de part en part, l’exclusion des femmes ayant constitué l’une des conditions historiques de leur identité, sinon de leur prestige. », Juliette RENNES, Le mérite et la nature : une controverse républicaine : l'accès des femmes aux professions de prestige, 1880-1940, Paris, Fayard, 2007, p. 34. Les craintes suscitées pa ’ ès s f s à s s s s – s’ x souvent par des propos haineux au début du XXème siècle – sont fort bien résumées dans le roman

féministe de Gabrielle Réval, La Bachelière, paru en 1910. « J’ai la haine du bas-bleu. On m’annonce

ex-abrupto chez moi, auprès de moi, une BACHELIERE, un MONSTRE quoi ! J’ai cru que vous alliez me lapider de mots savants, m’accabler sous le poids de votre pédantisme. » s y à ’ é ï .

320 « En 1906, la France comptait 58 pharmaciennes, 326 dentistes, 573 médecins et 37 avocates. ». C.

MARRY, Les femmes ingénieurs, op.cit., p. 94

321 C éf j s s s ’ é ès- s é s ’E

Centrale des Arts et Manufactures de Paris vont accueillir des promotions relativement féminisées, surtout au début des années 1920. Le nombre de femmes va ensuite avoir tendance à diminuer à nouveau à la fin des années 1920 et dans les années 1930. Le nombre de femmes formées à Centrale pendant cette période – 55 sont diplômées de la promotion 1921 à celle de 1939 – se répartit ainsi : 7 pour la promotion de 1921c, 9 pour 1922c, (« soit pratiquement un tiers du nombre total de jeunes filles inscrites à l’Ecole pendant l’entre-deux-guerres », p. 52), puis se stabi s j s ’ 1927 s 3 4 é èv s. Gw ys CHANTEREAU, Les femmes ingénieurs issues de l’Ecole Centrale pendant l’Entre-Deux-Guerres, Mémoire de Maîtrise ’H s C , Université de Nanterre, 1997.

322 Marielle DELORME-HOECHSTETTER, « x s ’HEC J s f s L S », op. cit.

323 GRELON (A.), « Marie-L s s s éb s ’E y Fé », Bulletin d’Histoire de l’électricité, n°19-20, 1992, pp.133-156 ; C. MARRY, Les femmes ingénieurs, op. cit.

La trajectoire sociale de Louli Sanua, qui va jouer un rôle important pour la formation des premières femmes du conseil, est celle d’une jeune fille issue de la bourgeoisie appauvrie324, dont l’éducation a été soignée325, et qui est contrainte de s’insérer professionnellement. C’est en partie cette expérience d’un relatif déclassement et des difficultés rencontrées par les femmes sans formation sur le marché de l’emploi, qui lui inspire le projet d’une école commerciale pour jeunes filles. La fondatrice d’HECJF est donc en quelque sorte emblématique de ce phénomène social, à l’ampleur nouvelle – la jeune fille bourgeoise sans dot – important pour comprendre la présence assidue de femmes dans les enseignements à visée professionnelle et sur certains marchés du travail.

1.2.5. La Science … ménagère

Si le conseil en organisation apparaît un marché du travail encore bien fermé aux femmes