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conformément à un ethos convoquant rationalité instrumentale et neutralité axiologique dans la réalisation du

Quoi qu’il en soit, la mobilisation de souvenirs, par écrit, s’est avérée un moyen utile pour

identifier les mécanismes sociaux façonnant et orientant les manières de faire et de penser des

consultant-e-s. Elle a permis une remémoration détaillée des opérations concrètes – y compris

celles contraires à l’ « étiquette professionnelle »

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impliquées dans l’activité de conseil et

notamment dans la réalisation des différentes étapes des missions

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. Elle a également fourni

l’opportunité d’apprécier l’importance des tensions existant pour les consultant-e-s entre

l’engagement soutenu demandé dans le travail – et l’investissement affectif qui peut

l’accompagner – et l’injonction d’une stricte maîtrise et gestion des émotions

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, conformément

à un ethos convoquant rationalité instrumentale et neutralité axiologique dans la réalisation du

travail. La remémoration des manières de faire en situation, des « tours de main » cachés

derrière « un sourire qui fait écran »

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a été heuristique, en forçant par l’exercice réflexif, à

79 J’y v é en particulier au chapitre 7.

80 Ou, plus largement de tout groupe humain. Florence Weber évoque à propos de sa pratique de

’ : « …les pratiques sociales n’ont pas toutes le même degré de visibilité, ni de légitimité ou de

reconnaissance sociales. Il en est de plus ou moins admises, de plus ou moins secrètes. » Florence Weber, Le travail à côté. Une ethnographie des perceptions, s E s ’EHESS 2009 p.30.

81 Everett C. HUGHES, Le regard sociologique…, op.cit.

82 Ils peuvent être destinés à remplir une fonction de protection des individus contre des formes de

souffrance psychique liées au travail. Voir Christophe DEJOURS, Travail, usure mentale : essai de

psychopathologie du travail, Paris, Bayard, 2008, 298 p.

83 Erving GOFFMAN, La mise en scène de la vie quotidienne. La présentation de soi, Paris, les Editions de Minuit,

1987(1973), 251 p.

84 Le matériau tiré de cet exercice est présenté dans différents encadrés analysant des épisodes

professionnels spécifiques qui figurent dans les chapitres de la thèse. Certains extraits sont également produits en annexe (Voir annexe 1)

85 C ’ s s s é è s é f s s s s

é s ’ s é é b s f ss ’ ys b E s. C société curiale aristocratique qui la précède, mais selon des schémas différents, la société bourgeoise produit un « assujettissement » s s s s ’é ff ive ; dans cette

forme de société, les « arguments invoqués (…) en faveur de la régulation des pulsions, découlent (…) des

contraintes moins visibles et moins personnelles qu’entraînent l’interdépendance sociale, la division du travail, les marchés et la compétition qui tous postulent la retenue et la régulation des émotions et des instincts. » Norbert Elias, La civilisation des mœurs, op. cit., p. 326

86 J’ x ss ’ G b S ü z à s s ô -sse-s

identifier comment une somme de routines et de réflexes acquis et « incorporés »

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au fil de

l’expérience, permet au travail « de se faire ». Enfin et surtout, elle a permis de constater à quel

point la question des frontières de genre entre professionnel-le-s, pouvait être à la fois

extrêmement présente dans les épisodes remémorés et en même temps souvent minimisée,

voire niée. Dans plusieurs épisodes analysés, apparaissaient de façon récurrente des sentiments

diffus – honte, rage impuissante face à certains comportements de collègues, de clients – liés à

des manifestations de sexisme, qui semblaient difficiles à exprimer, tant ces sentiments

paraissaient incongrus, associés à un environnement professionnel réputé rationnel. Un des

exercices de remémoration le plus abouti mais aussi le plus difficile concerne le déroulement

d’un projet chaotique et complexe où surgissent pour les actrices et acteurs – consultant-e-s,

clients - de nombreux conflits de référentiels et la prégnance du double standard

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quand il

s’agit de travailler avec une femme responsable de projet (voir en annexe 1 : Une mission

décisive). L’évidence d’un univers « masculin neutre »

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et d’un mouvement de féminisation

« inachevée »

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s’installe donc peu à peu à l’occasion de ce travail.

s v ss és è s ’ s x é.GabrielleSCHÜTZ, « Quand

le sourire fait écran. L'invisibilisation de l'activité des hôtesses d'accueil », 3ème congrès de l'AFS, RT23,

Paris, 15 avril 2009

87 Pierre BOURDIEU, Le sens pratique, op. cit. Ce terme renvoie ici notamment à la question de la place prise

par le corps et les techniques du corps (Mauss), dans les routines et réflexes évoqués en particulier (mais pas

uniquement) dans les performances face à un public. Voir en particulier le chapitre 6. Marcel MAUSS,« Les

techniques du corps » in Sociologie et anthropologie, Paris, PUF (1ère éd. 1950), 2012, pp. 365-386.

88 Rosabeth MOSS-KANTER, Men and women of the corporation, New York, Basic books, 1977, 348 p., Judy

WAJCMAN, Managing like a man : women and men in corporate management, University Park, Pennsylvania State university Press, 1998, 180 p.

89 Jacqueline LAUFER, « La construction du plafond de verre : le cas des femmes cadres à potentiel », Travail

et Emploi, n°102, 2005, pp. 31-43.

90 Catherine MARRY, Fanny LE MANCQ L y vé ’é é s s x s »

G LL D O. LEMEL Y. L s é é f ç s b s s év s s ’ ès-guerre, Armand Colin, Paris, 2011, pp. 69-94.

Encadré 3 :Travailler « avec » ses souvenirs

« L’aura du souvenir »91 peut-elle participer à la recherche d’objectivation qui anime un travail de sociologie ? C’est bien la question sur le statut de connaissance que l’on peut accorder au matériau « exhumé » des souvenirs, qui sous-tend la réflexion épistémologique relative à ce travail. Employé ici à dessein, le terme poétique d’« aura », qui renvoie à deux idées – l’atmosphère spécifique émanant de certaines choses ou personnes, ainsi qu’une dimension relativement immatérielle et subtile – souligne la fragilité et la nature hautement subjective des éléments recueillis.

Partant également du constat de sa fragilité, Maurice Halbwachs92 prend néanmoins la mémoire, et ce qu’elle nous apprend, au sérieux. « Le tableau que nous reconstruisons du passé » est certes paradoxal : d’un côté, « (il) donne une image de la société plus conforme à la réalité. Mais, en un autre sens, et en tant que cette image devrait reproduire la perception ancienne, elle est inexacte », par une série d’opérations, « nous communiquons (aux souvenirs) un prestige que ne possédait pas la réalité. » (p. 133). Pourtant, nous dit M. Halbwachs, en dépit de sa spécificité, la mémoire individuelle n’en est pas moins « un aspect de la mémoire du groupe ». Engageant nécessairement un « raisonnement », le souvenir comporte une opération qui le définit comme une « application particulière de faits dont la pensée sociale nous rappelle à tout moment le sens et la portée qu’ils ont pour elle. Ainsi les cadres de la mémoire collective enferment et rattachent les uns aux autres nos souvenirs les plus intimes. » (p. 145)

La mémoire n’en est pas moins « un enjeu ». Mickaël Pollak93 le souligne en se référant à l’enquête particulièrement complexe conduite auprès d’anciennes déportées de la Shoah. Des difficultés qu’ont les femmes qu’il interviewe à se livrer, il comprend qu’elles sont liées d’une part aux conditions de réception de leur témoignage, et d’autre part, à l’impossibilité de communiquer en particulier les émotions : « … un passé qui reste muet est souvent moins le produit de l’oubli que d’un travail de gestion de la mémoire selon les possibilités de communication. » (p. 38). Le « choix » - plus ou moins conscient - de se souvenir et de ce dont on se souvient a toujours un rapport avec le politique : c’est participer ou au contraire contredire « la (ou une) mémoire officielle ». Surtout, ce choix suppose d’acquérir la certitude de pouvoir être compris. Quoi qu’il en soit, il ne s’agit pas de nier le fait que « se concentrer sur l’essentiel, filtrer, … tous ces mécanismes de réduction de la complexité en fonction des données du moment sont ce qui guide l’expérience et la mémoire. » (pp. 160-161)

De ces travaux, deux idées de synthèse importantes peuvent découler : les souvenirs individuels parlent du monde social dans lequel ils s’inscrivent et auxquels ils font référence. Ils le font en signifiant ce qui est dicible et ce qui l’est moins, et par les catégories de pensée qu’ils convoquent.

Dans le prolongement de cette réflexion, les considérations d’Alfred Schütz94 concernant l’expérience des acteurs sociaux et la démarche sociologique – au croisement des travaux de Max Weber et de la phénoménologie husserlienne – sont intéressantes : comprendre les faits sociaux, selon A. Schütz, c’est chercher à accéder aux catégories subjectives de l’action, c’est comprendre le monde tel qu’il est vécu (life world) et les situations telles qu’elles sont interprétées à partir de savoirs et d’expériences passées (a biographically determined situation).

La remémoration d’expériences personnelles, inscrite dans une telle perspective, mérite d’être conduite car elle peut participer à une compréhension des catégories mobilisées dans le monde social étudié. Point de vue situé parmi d’autre, elle ne prétend en revanche nullement restituer « LE REEL ». Elle ne

91 Dans un très beau texte dont des extraits ont été publiés dans Le Monde des livres (« L’ s v »)

à ’ s s ss s s s R s è Mé ’ s -américain F s G év és s è s v s ’ v ss s ramener à la vie et associe à cet « é ’ x v », le t ’ « aura » ’ polysémie (en anglais comme en espagnol) : « émanation invisible », « petite brise légère ». (Le Monde des Livres, Vendredi 25 mai 2012, page 1)

92 Maurice HALBWACHS, Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, PUF, 1952 (1935), 298 p.

93 Mickaël POLLAK, Une identité blessée. Etudes de sociologie et d’histoire, Paris, Métailié, 1993, 415 p.

prétend pas non plus se suffire à elle-même, en faisant comme si le monde social se résumait « aux significations univoques ou conflictuelles que lui donnent ses acteurs ».95