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Des individualistes grégaires rassemblés autour d’un singulier mentor

PARTIE I – Position des problèmes

Chapitre 1 Des individualistes grégaires rassemblés autour d’un singulier mentor

Trajectoires, positions et filiations dans le paysage littéraire des années 1930

« Trop modernistes pour leur époque et pas assez pour celle d'aujourd'hui […]. » Annette Hayward à propos des Individualistes de 1925 (1990)

Les Individualistes de 1925, également appelés « génération perdue » ou « sept de 1925 », ont

marqué la littérature canadienne-française de l’entre-deux-guerres par leurs nombreuses

publications et la réception de prix, en plus de compter parmi eux la première vague de femmes

poètes à s’affirmer auteures à part entière. Unis par des relations tant littéraires qu’affinitaires, ils

ont pour la plupart préservé ces liens au-delà de ce « passé magnifique1 » des années 1930.

Qui sont les Individualistes de 1925 et comment en sont-ils venus à se tourner vers un même

mentor, en l’occurrence Louis Dantin? En posant cette question, ce n’est pas tant l’identité des

membres de ce groupe qui m’intéresse, mais ses conditions d’existence, le comment primant ici le

qui. Comment, sans organe officiel, sans « théorie collective, [sans] cercle formel, ou revue »,

comme l’écrit DesRochers dans un article en 1951, cette jeune troupe a-t-elle pu exister, ce

réseau se former? Si certains travaux en historiographie littéraire ont reconnu a posteriori

l’existence de ce regroupement informel, les historiens et historiennes ne s’entendent pas sur sa

1 Poème de DesRochers dédié à Choquette :

Je n’ai rien oublié du passé magnifique

(Crois m’en : cet adjectif n’est pas là pour rimer!) Et bien qu’il m’ait servi parfois des coups de trique J’estime que le sort ne m’a pas trop malmené.

(Lettre d’Alfred DesRochers à Robert Choquette, 3 août 1962. BAnQ Vieux Montréal, fonds Robert Choquette, MSS 413/3345.)

composition et on connaît peu la dynamique interne qui lie Jovette Bernier, Robert Choquette,

Alfred DesRochers, Rosaire Dion, Alice Lemieux, Simone Routier et Éva Senécal.

Pour comprendre ce qui rassemble ces sept auteurs disséminés aux quatre coins de la province et

même aux États-Unis, il faut se tourner vers les « structures de sociabilité privée et semi-

publique2 », principalement la correspondance. Comme je l’ai déjà mentionné, un premier dépouillement des fonds d’archives révèle que les Individualistes ont échangé plus de 700 lettres

de 1926 jusqu’au début des années 1980. À ces relations épistolaires qui naissent souvent par

l’envoi d’un volume ou les remerciements pour une critique, s’ajoutent des rencontres à

Montréal, à Québec, à Sherbrooke, jusqu’en Nouvelle-Angleterre et en France. Or, si certaines

correspondances émanant de ce réseau ont fait l’objet d’études spécifiques3, personne n’a encore étudié cet important ensemble de lettres comme un tout signifiant. Il suffit d’examiner les

échanges au sein de ce réseau épistolaire dans sa période faste, entre 1926 et 1932, pour voir se

révéler au grand jour l’ossature de cette entité « sociolittéraire » formée, mais informelle.

La première partie de ce chapitre sera consacrée à l’étude des principaux phénomènes à la source

de la formation du groupe et de sa mémoire : le discours historique d’Alfred DesRochers pendant

la décennie 1930 et au-delà; l’expérience commune de la vie littéraire; le sentiment

d’appartenance à une génération distincte; la structure sociale du « noyau » individualiste. En

quatre parties, l’analyse mettra à profit les outils théoriques de l’analyse des réseaux de

2 D. SAINT-JACQUES et L. ROBERT, dir., La vie littéraire au Québec. 1919-1933 […], p. 175.

3 R. LEGRIS. « La correspondance DesRochers/Choquette ou l’écho des poètes », Studies in Canadian Literature / Études en littérature canadienne, vol. 15, n° 2, 1990, [n.p.]; M.-C. BROSSEAU. Trois écrivaines de l’entre-deux- guerres : Alice Lemieux, Éva Senécal et Simone Routier, Québec, Éditions Nota bene, 1998, 125 p.; R. GIGUÈRE,

« Sociabilité et formation des écrivains de l’entre-deux-guerres. Le cas des réseaux de correspondances d’Alfred DesRochers », Lieux et réseaux de sociabilité littéraire au Québec, sous la direction de Pierre Rajotte, Coll. « Séminaires », Québec, Nota bene, 2001, p. 35-70; A. RANNAUD. De l’amour et de l’audace. Femmes et roman

au Québec dans les années 1930, Coll. « Nouvelles études québécoises », Montréal, Les Presses de l’Université de

Montréal, 2018, 328 p.; É. THEORET. La poésie des femmes au Québec (1903-1968). Formes et sociologie de la

sociabilité (Simmel, Granovetter, Lacroix, Lemieux, Degenne et Forsé, Mercklé), de l’étude des

trajectoires et la notion de « génération littéraire » (Bourdieu, Dozo, Robert).

La deuxième partie du chapitre portera plus spécifiquement sur le mentor Louis Dantin. Quelle

place occupe-t-il au sein de ce groupe et comment le critique, dont le retour dans la sphère

publique survient près de vingt ans après sa célèbre préface au non moins célèbre Émile Nelligan,

en vient-il à devenir le mentor de la jeune génération? L’étude du parcours du mentor et la prise

en compte de la dynamique de filiation au sein des générations littéraires répondront non

seulement à ces questions, mais livreront également les facteurs amenant un écrivain à devenir

mentor et ainsi à se démarquer du bassin de « simples » conseillers littéraires.

1. Portrait d’un « groupe » qui « ne s'est jamais constitué, mais [qui] a existé »

Les Invididualistes ne sont pas un groupe comme on peut en voir dans l’histoire littéraire en

France ou ailleurs. Tout au plus peuvent-ils être rapprochés du cénacle, cette sociabilité

informelle, non réglée ou hiérarchisée qui repose sur la conscience d’appartenir à une même

corporation et sur la solidarité4. Cet esprit de corps est manifeste au sein de la jeune génération,

mais l’absence de lieux de réunion physiques (aucune rencontre de « groupe » n’a eu lieu)

empêche de la classer dans cette catégorie. Cette partie du chapitre vise donc à envisager cette

entité sociolittéraire difficilement définissable à deux niveaux : d’une part, celui du discours et

des représentations et, d’autre part, celui des intéractions concrètes.

1.1 Appellation, imaginaire social et historiographie du littéraire

À trois occasions (en 1951 et deux fois en 1952), Alfred DesRochers prendra la plume pour

décrire sa « génération perdue ». Ce regard rétrospectif a tout d’une tentative de réhabilitation

d’auteurs « à peu près oubliés » dont il fait partie et qu’il nomme les « Individualistes de 1925 ».

4 A. GLINOER et V. LAISNEY. L’âge des cénacles. Confraternités littéraires et artistiques au XIXe siècle, Paris,

Sans mot d’ordre (à part celui d’être « individuel »), ni forme fixe, le groupe connaît différentes

compositions. Dans son premier article, DesRochers dresse une liste très inclusive « de cette

troupe dont le principal trait commun était de remonter, par la naissance, à l’année 1900, un peu

plus, un peu moins, et qui n’avait pas de théorie collective, pas de cercle formel, pas de revue,

mais dont les fantassins lancèrent une trentaine de volumes entre les années 1925 et 19335 ». Aux sept que nous connaissons s’ajoutent les noms de Roger Brien, Jeanne Grisé, Marie Ratté,

Françoise Gaudet. D’autres, comme Jean-Charles Harvey, gravitent autour de cette constellation

sans s’y « rattach[er] ni d’esprit ni de style6 ». L’inclassable Harvey partage à n’en point douter leur volonté d’en finir avec les modèles usés promouvant la Sainte-Trinité (la terre, la foi et la

glorification du passé national), mais s’écarte certainement d’eux par ses manières frontales qui

lui vaudront l’interdiction de ses Demi-civilisés7.

Les contours de cette société de jeunes poètes se resserrent dans l’article du Devoir de 19528 où la figure du mentor devient structurante. DesRochers y affirme que les critiques de Dantin au

temps de La Revue moderne « soulevèrent de durables échos chez ces adolescents qu’étaient

Jovette Bernier, Alice Lemieux, Simone Routier, Éva Senécal, Robert Choquette, Rosaire Dion-

Lévesque et Alfred DesRochers. Je sais personnellement que le premier souci de ces sept-là,

quand ils publièrent leur premier recueil, fut d’en connaître l’opinion de Dantin9 ». En insistant

5 A. DESROCHERS. « Les “individualistes” de 1925 », Le Devoir, 24 novembre 1951, p. 9. 6 A. DESROCHERS. « Les “individualistes” de 1925 », p.9.

7 À cet égard, une lettre de DesRochers à Harvey (30 avril 1934) reproduite dans le Dictionnaire de la censure au Québec montre bien les dangers encourus par la prise de parole : « J’ai lu ton livre, et si j’avais le droit d’écrire, sans

mettre en danger de crever de faim ceux qui dépendent de moi, je dirais que ton livre prouve l’inanité des libertés individuelles pour quoi se battent ou s’efforcent de se battre ceux à qui convient le titre d’intellectuels au Canada. Il n’y a pas de liberté intellectuelle dans le domaine individuel. » (Dictionnaire de la censure au Québec, sous la direction de Pierre Hébert, Kenneth Landry et Yves Lever, Saint-Laurent, Fides, 2006, p. 180.)

8 A. DESROCHERS. « Louis Dantin, chef d’école », Le Devoir, 22 novembre 1952, p. 7. À quelques détails près, il

s’agit du même article que celui paru le mois précédent dans les Carnets viatoriens : « Louis Dantin et la “génération perdue” », Carnets viatoriens, 17e année, n°4, octobre 1952, p. 120-127.

sur l’attraction du mentor au sein de son groupe, DesRochers délimite ses frontières en précisant

certains critères d’appartenance au noyau individualiste attaché à un même mentor.

Quelles sont les raisons qui amènent DesRochers à se prononcer publiquement sur ce passé

littéraire méconnu dont il fut l’un des plus brillants acteurs? Il faut dire que l’intérêt du poète

pour les questions théoriques et historiques sur le littéraire ne s’est pas démenti au cours des

années. Sa contribution la plus notoire, Paragraphes, sur laquelle je reviendrai, est le résultat de

réflexions menées par lettres avec ses multiples correspondants10. En 1936, il signe un article qui dit tous les espoirs déçus par sa génération et cherche à prédire les développements de la poésie à

venir11. Les textes parus dans les premières années de la décennie 1950 s’inscrivent dans cette lignée, à la différence qu’au lieu de rendre compte d’un état des lieux littéraires immédiat, ils

livrent un témoignage sur un passé révolu et s’interrogent sur les raisons du peu de retentissement

de ces écrivains « sacrifiés ». C’est également à ce moment que les poèmes de DesRochers

intègrent la prestigieuse collection du « Nénuphar12 » chez Fides (1948), une importante marque

de consécration pour l’oeuvre et en particulier pour À l’ombre de l’Orford qui en viendra à

incarner un « classique de la littérature québécoise13 ». Cette canonisation est signe que le temps de sa jeunesse est bien révolu. Déjà, le texte de 1936 annonçait la fin d’une époque que scellera

définitivement la mort de Louis Dantin en 1945. Grâce à sa correspondance minutieusement

10 R. GIGUÈRE. « Alfred DesRochers, historien et théoricien de la littérature », À l’ombre de DesRochers. Le mouvement littéraire des Cantons de l’Est 1925-1950. L’effervescence culturelle d’une région, sous la direction de

Joseph Bonenfant, Janine Boynard-Frot, Richard Giguère et Antoine Sirois, Sherbrooke, La Tribune/Les Éditions de l’Université de Sherbrooke, 1985, p. 151-174.

11 A. DESROCHERS, « L’avenir de la poésie canadienne-française », Les Idées, juillet 1936, p. 1-10; août 1936,

p. 108-126.

12 Au moment où s’amorcent les démarches de publication en 1946, cette collection « “des meilleurs auteurs

canadiens” ne compte alors que deux titres, mais deux titres prestigieux : Menaud, maître-draveur, de Félix-Antoine Savard, et Poésies, d’Émile Nelligan. » R. GIGUÈRE. « Alfred DesRochers et ses éditeurs », L’édition littéraire en

quête d'autonomie. Albert Lévesque et son temps, sous la direction de Jacques Michon, Sainte-Foy, Les Presses de

l’Université Laval, 1994, p. 18.

13 R. GIGUÈRE. « Introduction », Alfred DesRochers, À l’ombre de l’Orford précédé de L’Offrande aux vierges folles, édition critique par Richard Giguère, Coll. « Bibliothèque du Nouveau Monde », Montréal, Les Presses de

conservée, c’est tout ce petit monde littéraire des années 1930 qui refait surface; la relecture des

lettres entraîne une prise de conscience aiguë de ce qui anima sa « génération littéraire ». Pour

éviter que ne sombrent dans l’oubli son groupe et ses alliés, DesRochers cherchera à en forger la

mémoire.

La constance du discours mémoriel de DesRochers est le premier argument qui incite à

restreindre la composition du groupe autour de ces sept auteurs. Après l’enthousiaste lettre

envoyée aux amis Dion et Lemieux à propos du projet de faire revivre la « Pléiade 1925-1932 »

en décembre 195314, un témoignage semblable paraît dans une entrevue publiée en 1989 :

J’étais ami avec presque tous les gens de ma génération : on était sept, entre autres : ils nous appelaient “les sept de 1925”, les “jeunes” de 1925 ! On était quatre filles et trois gars, tous nés avec le siècle, ou à peu près. Alors en 1925, on avait tous autour de 25 ans. Par ordre alphabétique, il y avait Jovette Bernier, Robert Choquette, moi, Dion-Lévesque, Alice Lemieux, Simone Routier, Éva Senécal15.

Qu’un groupe littéraire ait existé au tournant des années 1930 est d’abord et avant tout une idée

défendue par DesRochers et qui fera progressivement son chemin. Pour différentes raisons, le

discours historique tarde à en faire état et à reconnaître ce groupe. Les panoramas littéraires du

temps vont ménager une place de choix à ces auteurs sans pour autant leur attribuer un statut de

groupe distinct; ce sont plutôt les femmes qui font partie d’un ensemble à part aux yeux de la

critique16. Il faudra attendre les premiers travaux sur l’épistolaire pour mettre au jour

l’importance de ces liens dans la vie littéraire des années 1930.

Dans l’Histoire de la littérature française du Québec en 1967, Pierre de Grandpré et Jean Éthier-

Blais notent l’avènement d’une nouvelle génération autour de 1925 « qu’il est impossible de

14 Lettre citée en introduction, p. 14.

15 H. PEDNEAULT. Notre Clémence. Tout l’humour du vrai monde, Montréal, Éditions de l’Homme, 1989, p. 56

cité dans M.-C. BROSSEAU, Trois écrivaines de l’entre-deux-guerres, p. 115.

16 Par exemple, Albert Pelletier, « Poèmes de jeunes filles », dans Carquois (1931) et la conférence de Robert

Choquette sur les quatre femmes dont le texte paraît ensuite dans les livraisons d’avril, de mai et de juillet 1929 de

rattacher exclusivement à l’un ou l’autre des courants jusque-là dominants ». Cinq des sept

« jeunes » y sont nommés (Routier et Senécal en sont absentes) et si leur arrivée signe la fin de la

querelle régionaliste/exotique, elle ne suffira pas, selon eux, à livrer des œuvres réellement

novatrices. Rien ne laisse entendre l’existence d’un regroupement : « Ils ne sont qu’eux-mêmes;

chacun suit, dans la solitude, sa voie propre17. » Plus récemment, parmi les trois grandes synthèses historiques (DOLQ, VLQ et l’Histoire de la littérature québécoise de Biron, Dumont et

Nardout-Lafarge), seule l’équipe de La vie littéraire mentionne le groupe18. Sa description reprend la coalition large dépeinte par DesRochers en 195119 et souligne le rôle de ce dernier comme intermédiaire auprès de l’éditeur montréalais Albert Lévesque et comme animateur du

Mouvement des Écrivains de l’Est, une branche de l’arbre « Individualiste20 ». L’imbrication des deux réseaux (Individualiste/Écrivains de l’Est) ne fait pas de doute puisqu’ils partagent

sensiblement les mêmes acteurs. Tant l’étude de la correspondance des Individualistes que celle

du Mouvement des Écrivains de l’Est montrent toutefois que, si elles cohabitent, les deux entités

présentent une logique propre : d’un côté, on cherche à décloisonner l’activité littéraire des

grands centres en formant un mouvement littéraire en région (Sherbrooke)21, de l’autre, on insiste

17 P. DE GRANDPRÉ et J. ÉTHIER-BLAIS. « La poésie, de 1930 à 1945 », Histoire de la littérature française du Québec, Montréal, Librairie Beauchemin Limitée, tome II (1900-1945), 1968, p. 200.

18 L’introduction au tome II du DOLQ n’en fait pas mention, alors que l’Histoire de la littérature québécoise

consacre une partie aux « Femmes de lettres » en attirant l’attention sur la « littérature féminine qui émerge vers 1930 » composée de Routier, Senécal, Bernier, Lemieux et Medjé Vézina. (p. 233-238)

19 « Parmi les membres de ce réseau se trouvent des poètes comme Lemieux, Jean Narrache (pseudonyme d’Émile

Coderre), Routier, Senécal, Rosaire Dion-Lévesque, DesRochers ; des romanciers comme Harry Bernard, Rex Desmarchais, Jean-Charles Harvey ; des essayistes comme Albert Pelletier et Lucien Parizeau. Le groupe bénéficie de l’appui de Louis Dantin (pseudonyme d’Eugène Seers), d’Asselin, de Lucien Rainier (pseudonyme de Joseph- Marie Melançon), de Chopin, de Ferland, de Beaulieu, de Désilets. » (VLQ, p 168.) Pour Adrien Rannaud, il s’agit d’un seul et même regroupement. À propos de Bernier, il écrit : « Très vite, elle participe au “mouvement littéraire des Cantons de l’Est ”, ce que DesRochers nommera plus tard “les individualistes de 1925” ». A. RANNAUD. De

l’amour et de l’audace […], p. 74.

20 VLQ, p. 168-169. Outre DesRochers, Bernier et Senécal, plusieurs employés de La Tribune et d’autres journaux

régionaux grossissent les rangs des Écrivains de l’Est : Louis-Philippe Robidoux, Françoise Gaudet-Smet, Henri- Myriel Gendreau, Louis C. O’Neil, Édouard Hains. Pour la liste complète des membres, voir A. SIROIS. « Éléments biobibliograpihues des “Écrivains de l’Est”, À l’ombre de DesRochers […], p. 369-377.

21 DesRochers fait preuve d’un sens de la « réclame » sans pareil pour attirer l’attention sur ses Cantons. Il utilise un

sur la jeunesse comme groupe distinct et porteur de renouveau littéraire. Dans les deux cas,

DesRochers apparaît le maître d’œuvre de ces entreprises de (re)définition de la littérature

nationale de l’époque.

« Sans exagérer outre mesure l’importance des désignations et tomber dans le nominalisme, il

faut prêter attention aux termes et à leurs configurations historiques, puisque l’on explore ici un

imaginaire social22 », rappelle Michel Lacroix au sujet des étiquettes accolées au personnage du

« retour d’Europe ». Dans le cas qui m’occupe, qu’est-ce qui forge « l’imaginaire social » à la

source de l’étiquette « Individualiste » et « génération perdue »? Passé maître dans l’art de la

réclame au journal La Tribune et historien de la littérature à ses heures, DesRochers forge

l’identité « individualiste » à partir d’une idée bien simple : les gens de sa génération ne sont

d’aucune école, mais ils sont de leur temps, une lecture qui repose sur une série de circonstances

historiques, économiques, sociales et littéraires expliquant la singularité du groupe.

1.2 Paragraphes, étude ou manifeste de la jeune génération littéraire ?

L’École littéraire de Montréal a ses Débats, les régionalistes, leur Terroir; les exotiques ont leur

Nigog; rien de tel, toutefois pour les écrivains de la jeune génération de 1925 qui ne disposent pas

d’organe de presse fédérateur où énoncer leurs idées. Encore faut-il qu’ils partagent un

programme littéraire commun, ce qui n’est pas le cas. Comment bien implanter cette idée chère à

DesRochers que la jeunesse littéraire a été incomprise et qu’elle incarne un groupe à part? Au

attitré pour rédiger l’histoire de ce groupe (Dantin, dont l’essentiel des informations sur le groupe et ses acteurs lui sont fournies par DesRochers lui-même), en plus de mettre à profit son vaste réseau de correspondants pour faire rayonner les activités à l’extérieur de la région. Voir S. BERNIER et P. HÉBERT. « “Je cours mettre ceci dans la prochaine boîte, par une pluie battante qu’il fait…” : d’une lettre à la poste au mouvement des Écrivains de l’Est (1927-1934) », Mens, vol. XVII, n° 1-2, automne 2016-printemps 2017, p. 107-134.

22 M. LACROIX. L’invention du retour d’Europe: réseaux transatlantiques et transferts culturels au début du XXe

moyen d’un recueil de critiques, genre en pleine effervescence en cet « âge de la critique23 »,

DesRochers entre dans la mêlée avec ses Paragraphes : « Je vais ébarouir [sic] ces bons juges en

leur disant que les jeunes sont d'une autre époque qu'eux et que s'ils veulent les juger, il leur faut

d'abord abandonner leurs préjugés24. »

L’ouvrage se distingue du lot des recueils de critiques par sa cohésion. Celle-ci repose d’abord

sur les procédés de fictionnalisation mis en œuvre tout au long du livre (un journaliste vieux

garçon, Léon Jalder25, persona fictive qui sert de paravent à DesRochers, interview les livres), mais également sur cette trame qui traverse l’ensemble des études : « la jeune génération, celle

d’après-guerre, ne fût [sic] pas prise au sérieux ». (Paragraphes, p. 8) La défense de la jeunesse

littéraire devient véritablement son cheval de bataille, un angle de lecture tout à fait inédit pour

l’époque et qui atteste de la clairvoyance de DesRochers, seul commentateur à avoir cerné ce

phénomène littéraire latent. On pourrait donc voir dès lors Paragraphes comme l’acte de

naissance d’un groupe constitué d’individus « individualistes ». Derrière l’humour des entrevues

livresques se cachent pourtant des traits qui rappellent le manifeste littéraire, mais une parole

manifestaire oblique, c’est-à-dire qui ne s’assume pas, comme je le montrerai.

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