• Aucun résultat trouvé

2.3 Difficultés de la capitalisation

2.3.3 Individualisme du consultant

Le consultant, même s’il fait partie d’un collectif, agit individuellement. Cette indépendance est, dans le cas de la capitalisation, une difficulté puisqu’elle empêche la cohésion et donc la volonté de partager.

« ‘’La raison d’être d’une organisation est de permettre à des gens ordinaires de faire des choses extraordinaires’’, disait Peter Drucker. Si beaucoup convergent sur l’affirmation de la supériorité du collectif sur l’addition des individualités, le trouble est grand s’agissant de repérer des modèles de collectifs de travailleurs intellectuels tant les termes même de la ‘’chose’’ paraissent s’exclure. »53

Baron souligne bien là la difficulté à laquelle sont confrontées les sociétés de conseil lorsqu’il s’agit de travailler ensemble via la capitalisation. En effet, je me suis trouvée confrontée dans ma mission à l’injonction qu’ont les consultants à partager leurs productions pour améliorer l’efficacité de leur équipe et de leur entreprise tout en observant la réalité qu’est la leur d’acquérir de la valeur à travers leurs performances individuelles, ce qui crée une concurrence non affichée et de fait, n’incite pas à partager.

Baron parle d’une « problématique entre l’activité intellectuelle, nécessairement individuelle pour une part irréductible, et la notion de collectif. Il faut ‘’faire agir ensemble’’ des individualités, des profils hétérogènes, des rationalités non convergentes, des intentions potentiellement concurrentes, bref, autant d’hypothèses de conflit. » La question du partage de ses propres connaissances joue dans la volonté ou non de capitaliser. Les consultants peuvent être réticents au fait de partager un document dont la réalisation leur a demandé du temps. Si un consultant prend un document fait par un autre sur le SharePoint, la capitalisation ne sera pas nécessairement visible dans la mesure où celui qui utilise le document n’en avertira pas nécessairement l’autre et ne mettra pas en avant le propriétaire du premier document.

Le consultant, lorsqu’il produit, s’approprie son travail et a par la suite du mal à le partager auprès d’un collectif auquel il ne se sent pas forcément appartenir :

« Hélène - Ils considèrent que c’est leur propriété plutôt que celle de l’entreprise. / Guillaume -

Oui et quand ils vont faire, par exemple avec des consultants plus jeunes, ça va être en leur disant ‘’tu le gardes pour toi’’. » [Entretien N°1 – Guillaume]

53 Xavier BARON, « Construire des collectifs de travailleurs du savoir », L'Expansion Management

57

Baron54 montre que l’individualisation est une réalité, dans et au-delà du travail. De fait, l’individu au travail demande à être reconnu et traité de manière individuelle : recrutements personnalisés, entretiens individuels, parcours individualisés… Cette individualisation créée par l’entreprise, si elle répond à une demande du salarié, ne lui est pour autant pas moins défavorable. En effet, elle génère un risque de perte du lien social et donc de la compétence collective. Baron distingue la coordination, la coopération et la solidarité. Coordonner c’est organiser ensemble des activités. Coopérer, c’est agir en commun, « partager le sens de ce que l’on va faire ensemble »55. Enfin, la solidarité est favorisée ou non par l’organisation du travail. Baron d’expliquer que « sa qualité tient notamment à la coopération qu’elle permet (…)

La solidarité est une condition des collectifs et de la possibilité même de coopération. Pour qu’il y ait controverses possibles, il faut nécessairement de la confiance. ».

On peut être solidaire de quelqu’un dont on est proche mais aussi de quelqu’un dont on partage le destin. Ainsi, aussi bien la notion de temps que la notion de lieu sont nécessaires dans la solidarité. Ces deux notions n’existent que très peu dans le conseil attendu que le consultant est souvent chez son client, que l’attachement aux cabinets de conseil est assez faible et que le turnover y est important.

« Je suis amené à travailler plus ou moins bien, avec des personnes dont je ne suis pas proche, que je connais mal, que parfois même je n’ai jamais rencontrées ou qui me sont éloignées culturellement. (…) rien ne me garantit une perspective de longue durée dans les relations de travail qui me sont proposées. »56

Dans la notion de temps, Baron évoque davantage le futur que le passé, le passé, dit-il, crée de l’affect mais pas de la solidarité tandis que la « perception de la réalité future d’un devenir en commun », elle, génère de la solidarité. Parce que je sais que je vais évoluer sur le long terme avec cette personne, je lui suis solidaire. Alter57 démontre qu’il s’agit tout à la fois de « donner, recevoir et rendre », le sociologue évoque la notion de don et de contre-don qui est selon lui indispensable à la création de lien social et de compétence collective. Dans le don et de contre-don, le temps intervient à son tour puisque le contre-don ne sera pas

54 Xavier BARON, « Construire des collectifs de travailleurs du savoir », L'Expansion Management

Review, vol. 148, no. 1, 2013, pp. 118-130.

55 Philippe ZARIFIAN. Le travail et la compétence : entre puissance et contrôle, PUF, 2009.

56 Xavier BARON, « Construire des collectifs de travailleurs du savoir », L'Expansion Management

Review, vol. 148, no. 1, 2013, pp. 118-130.

58 simultané. Avec SharePoint, lorsqu’un consultant partage des documents sur l’outil, il donne mais il ne donne pas par solidarité, il donne dans l’attente de recevoir en retour, et ce retour nécessite du temps.

« Si tu développes à un moment donné, au sein d’une équipe projet ou avec un associé des connaissances qui peuvent potentiellement être vraiment utiles au plus grand nombre, libre à toi de les partager avec le plus grand nombre. Comme chacun est un peu dans un état d’esprit où il se dit « attends, je ne sais pas si telle personne partage systématiquement ces documents avec tout le monde », chacun a un peu tendance à garder sous le coude des connaissances qui pourraient être utiles au business. Quand je dis ça je pense surtout aux consultants plus expérimentés. » [Entretien N°1 – Guillaume]

Un consultant expérimenté aura, a priori, moins à recevoir qu’un consultant junior dans les systèmes de capitalisation et le consultant attend nécessairement en retour, s’il donne, il veut recevoir. Baron met en avant la responsabilité de l’organisation qui doit être pensée de manière à ce que les hommes et les compétences qui la composent s’enrichissent mutuellement sans quoi il n’y a pas de perspective d’avenir.

« Toute la question en fait c’est comment tu crées les conditions pour que ce sujet-là devienne gagnant-gagnant. » [Entretien n°2 – Christophe]

Pour être gagnant, il est indispensable que les membres d’une équipe soient parties prenantes de l’organisation, des outils mis en place pour que ces derniers fonctionnent et favorisent une meilleure performance.

« Il faut donc qu’une part des gains de productivité permette de dégager, dès le niveau du collectif, des moyens, des espaces et un environnement, bref, une ergonomie permettant de mieux travailler, du point de vue des membres du collectif. A défaut, ses membres ne seront pas, collectivement et individuellement, parties prenantes des progrès organisationnels susceptibles de les rendre de plus en plus performants. » [Xavier BARON]

L’individualisme du consultant est indéniable et d’autant plus parce que l’organisation dans laquelle il évolue, à savoir le conseil, favorise peu la solidarité entre pairs. Ainsi, c’est à l’organisation de créer un collectif afin d’encourager la collaboration et le partage.