195 identitaire, qu’il soit manquant, fragmenté ou incomplet1, et qui, en plus de toucher aux grandes
questions existentielles ayant rapport à l’identité profonde, prend racine au sein du contexte
social et politique au sein duquel les œuvres paraissent. En effet, de nombreux romans
gothiques et romans noirs ont pour protagonistes des orphelins qui se découvrent un certain
degré de noblesse et qui héritent à la fin, en plus d’une certaine quantité de biens mobiliers et
immobiliers, d’une histoire familiale2.
La distinction entre romance et novel n’existe pas en France, aussi, l’indication
générique dominante dans les traductions françaises (32 %) et les romans noirs (34 %) est celle
d’« histoire ». La catégorie de l’« histoire » est particulièrement récurrente pendant la période
révolutionnaire, puisqu’elle concerne 80 % des traductions françaises et 71 % des romans noirs
mentionnant une indication générique. La seconde catégorie générique prédominante est celle
des « romans », divisée en deux groupes. Celui des « romans traduits de l’anglais » et celui des
« romans historiques », minoritaire. Cette prévalence de l’indication générique « roman » sur
les autres genres est d’autant plus intéressante que de manière générale, selon Gérard Genette,
aucun roman ne s’avoue comme tel avant le XXe siècle. En effet, il persiste encore une
« discrétion "semi-honteuse" »3 sur le sujet, dans la mesure où « […] le tabou classique pesait
encore sur le genre, et […] l’auteur et l’éditeur ne considéraient pas son indication comme assez
reluisante pour être mise en exergue. 4 »
1
William Patrick Day, In the Circles of Fear and Desire: a Study of Gothic Fantasy, Chicago, London, The University of Chicago Press, 1985, pp. 6-7.
2 Hall, French and German Gothic Fiction, Op. cit., p. 20 : « […] in very general terms, […] French works of mystery concentrate on family relationships and inheritance. » [« […] en règle générale, […] les œuvres de mystère françaises ont pour thème les relations familiales et l’héritage. »]
3
Genette, Seuils, Op. cit., p. 91.
4
196 En soulignant en 1813 dans un compte-rendu de La Forêt de Montalbano, ou le fils
généreux (1813)1 que « les critiques s’élèvent chaque jour contre ce genre de littérature2 », un
journaliste pour le Journal des Arts rappelle que le débat relatif aux dangers de la lecture de
romans est loin d’être clos et témoigne du fait que la presse du tournant du XIXe siècle relative
au genre terrifiant y prend pleinement part. Dans son article sur Le Château de Saint-Donats,
ou Histoire du fils d’un émigré échappé aux massacres en France (1802)3 pour la Décade, un
certain « G. P. » rappelle que Rousseau préconise d’interdire la lecture de romans aux jeunes
filles4. Boissonade de Fontarabie étend quant à lui cette préconisation à toute la jeunesse dans
son compte-rendu de la traduction du Monk5, tandis que Barbier et Des Essarts soulignent que
la même œuvre « [a] tourn[é] pour un moment plus d’une tête parmi nous6 », suggérant l’effet
potentiellement négatif du roman de Lewis sur l’imagination.
Si les traducteurs n’hésitent pas à afficher l’indication générique « roman » sur la page
de titre de leurs œuvres, elle est en revanche associée à un complément d’information ou un
adjectif comme « traduit de l’anglais » ou « historique ». Il s’agit sans doute d’une tentative de
justification ou de légitimation de l’œuvre, soit parce qu’elle a rapport à l’Histoire, soit parce
qu’elle provient d’un pays étranger. La prédominance de l’indication générique « histoire », de
même que la présence, quoique plus modeste, du genre des « mémoires », qui s’expliquent de
manière similaire. La fiction historique est présente tout au long de la vogue du genre gothique,
1
Il s’agit d’une traduction de The Forest of Montalbano, a Novel (1810) de Catherine Cuthbertson.
2
Article de S. dans le Journal des Arts, des Sciences et de la Littérature, n° 225, 25 mai 1813, pp. 250-253.
3
Traduction de The Castle of Saint Donats ; or, the History of Jack Smith (1798) de Charles Lucas.
4
« J. J. Rousseau pense qu’une fille élevée comme elle doit l’être, ne doit jamais lire de romans » Article de G. P. dans la Décade philosophique, n° 28, an XI, 4e trimestre, 10 messidor, pp. 167-170.
5 « Ensuite, pour qui ces romans peuvent-il avoir un véritable danger ? Certainement ce n’est que pour la jeunesse. » Article de Boissonade, Journal de l’Empire, 27 septembre 1807, reproduit dans Colincamp (dir.), Critique littéraire sous le premier empire, Op. cit., vol. 2, pp. 81-86.
6
197 et ce depuis ses débuts, avec The Recess, a Tale of Other Times (1786) de Sophia Lee, qui met
en scène les deux filles naturelles de Marie Stuart pendant le règne d’Elizabeth Ière. Qu’il
s’agisse de mémoires1, de contes historiques2 ou encore d’histoires fondées sur des faits réels,
les titres des romans gothiques comme les traductions françaises mettent l’accent sur
l’authenticité des faits. Les romans « fondés sur des faits réels » se parent d’une valeur
historique, documentaire et didactique, faisant ainsi écho aux récitx historiques. Comme
l’explique Elzieta Zawisza, l’accent mis sur l’Histoire permet aux romanciers d’attribuer à leurs
œuvres « […] tous les traits de cette science : l’impartialité, la peinture exacte des mœurs et
l’intérêt moral.3 »
En France, au tournant du siècle et surtout pendant les premières décennies du XIXe
siècle, on note en effet un accroissement de l’engouement pour le roman historique. En
témoigne l’augmentation du nombre de traductions françaises de romans gothiques qui ajoutent
la précision en sous-titre, contrairement aux originaux d’outre-Manche. Ainsi, Count Roderic’s
Castle ; or, Gothic Times, a Tale (1794) paraît sous le titre Le Château du Comte Roderic, ou les Tems Gothiques, roman historique (1807), The Scottish Chiefs, a Romance (1810) devient en français Les Chefs écossais, roman historique (1814) et la traduction de Barozzi ; or, the
Venetian sorceress, a Romance of the Sixteenth Century (1815) est intitulée Barozzi, ou les Sorciers vénitiens, chronique du quinzième siècle (1817).
L’accroissement de cette tendance en France a été attribué au succès des histoires
véritables, des lettres et des mémoires – mêmes fictifs – et des « causes célèbres », qui ont
1 Derwent Priory, Memoirs of an Orphan (1798) publié en français sous le titre Le Prieuré de Derwent, ou Mémoires d’une orpheline (1798).
2 The Son of Ethlewolf, an Historical Tale (1789), traduit la même année par Le fils d’Ethelwolf, conte historique (1789).
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