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Incompatibilité des critères et nécessité d’abandonner la notion de phrase

Chapitre 1 Découpage en unités

1.1 La notion de phrase

1.1.2 Incompatibilité des critères et nécessité d’abandonner la notion de phrase

Si on considère que la phrase est une unité respectant les critères présentés précédemment, alors elle doit :

• être délimitée par une pause importante ou un point (critère prosodique ou graphique),

• être composée d’éléments reliés entre eux et uniquement entre eux (critère syntaxique),

• et porter un sens complet (critère sémantique).

Or, si la phrase canonique remplit bien tous ces critères, ce n’est pas le cas d’un grand nombre d’autres productions. Les critères énoncés ci-avant ne coïncident pas de manière systématique (Berrendonner 2002, Pietrandrea et al. 2014).

Puisque les critères ne coïncident pas, le terme de phrase peut désigner des unités différentes selon le critère considéré. Dans la suite de cette section, nous appellerons donc phrase syntaxique une unité respectant le critère syntaxique de définition de la phrase, et phrase prosodique ou phrase graphique une unité respectant le critère prosodique ou graphique de définition de la phrase.

Nous nous intéresserons tout particulièrement dans cette section aux productions où le critère prosodique ou graphique et le critère syntaxique ne se recouvrent pas. Nous présenterons tout d’abord des productions comportant une frontière graphique ou prosodique à l’intérieur d’une phrase syntaxique, puis des productions comportant une frontière syntaxique à l’intérieur d’une phrase prosodique ou graphique. Nous verrons ainsi que le nombre de phrases que comporte une production diffère selon le critère utilisé pour les délimiter, et qu’il est donc nécessaire d’abandonner le terme de phrase.

• Frontière graphique ou prosodique à l’intérieur d’une « phrase » syntaxique

Il arrive qu’une production soit divisée en plusieurs phrases selon le critère prosodique ou graphique, mais ne forme qu’une seule phrase selon le critère syntaxique (exemples 16 et 17).

(16) La jeune Togolaise a travaillé quatre ans. Sans salaire. (Danlos et Sagot 2010, CD-050)

(17) je suis née à Cannes \+ pendant la guerre (Rhap-D2004, corpus Lacheret, CD-458)

Si on applique le critère syntaxique, on compte une phrase dans chacun de ces exemples (figures 7 et 8).

Figure 7 : Arbre syntaxique de (16)

Figure 8 : Arbre syntaxique de (17)

Mais si on applique le critère graphique ou prosodique, ces exemples comportent chacun deux phrases. En effet, un point divise l’exemple (16) en deux phrases graphiques : « La jeune Togolaise a travaillé quatre ans » et « Sans salaire ». De même, dans l’exemple (17), une intonation descendante et une pause permettent de distinguer deux phrases prosodiques (figure 9) : « je suis née à Cannes » et « pendant la guerre ».

Figure 9 : Courbe intonative de (17). On constate l’intonation descendante en 1 et la pause en 2.

• Frontière syntaxique à l’intérieur d’une « phrase » graphique ou prosodique

À l’inverse, il arrive qu’une production soit divisée en plusieurs phrases selon le critère syntaxique, mais ne forme qu’une phrase selon le critère prosodique ou graphique (exemples 18 et 19).

(18) Les Asiatiques inondent le marché, les fausses marques apparaissent. (French Treebank)

(19) c’est pas forcément le challenge c’est toujours du piston (TCOF)

Si on se base sur le critère graphique, l’exemple (18) est composé d’une seule phrase. Cependant, elle comporte deux unités syntaxiquement indépendantes (figure 10) : si on se base sur le critère syntaxique, on compte donc deux phrases.

Figure 10 : Arbre syntaxique de (18)

De même, si on se base sur le critère prosodique, l’exemple (19) est lui aussi composé d’une seule phrase (figure 11).

Figure 11 : Courbe intonative de (19)

Mais, tout comme (18), elle comporte deux unités syntaxiques indépendantes, donc deux phrases si on se base sur le critère syntaxique (figure 12).

Figure 12 : Arbre syntaxique de (19)

Il y a donc ici aussi incompatibilité entre le critère graphique ou prosodique et le critère syntaxique.

Une courte étude sur le corpus Sequoia (Candito et al. 2012) des cas de frontières syntaxiques à l’intérieur d’une « phrase » graphique fait apparaître plusieurs particularités. Ce corpus contient 3 099 phrases graphiques issues d’Europarl, du journal de l’Est Républicain, de Wikipédia en français et de l’Agence européenne des médicaments. Les sources sont assez variées et c’est pour cette raison que nous avons choisi ce corpus. Le corpus Europarl regroupe des interventions au Parlement européen : il s’agit de productions orales qui ont été transcrites. Nous les avons donc écartées afin de n’étudier que des productions écrites. Le corpus est ainsi réduit à 2 538 phrases graphiques, et nous en avons extrait les phrases graphiques contenant au moins deux unités syntaxiques indépendantes.

La première particularité que l’on peut noter concerne la façon dont les unités syntaxiques indépendantes sont combinées dans la phrase graphique. La plupart d’entre elles sont liées les unes aux autres par des conjonctions de coordination (20).

(20) De nombreux patients atteints d’ostéoporose n’ont aucun symptôme, mais ils présentent néanmoins un risque de fracture osseuse car l’ostéoporose a fragilisé leurs os. (Sequoia, Agence européenne des médicaments)

Dans la phrase graphique (20), on trouve trois unités syntaxiques indépendantes (20a), (20b) et (20c).

(20a) De nombreux patients atteints d’ostéoporose n’ont aucun symptôme (20b) ils présentent néanmoins un risque de fracture osseuse

(20c) l’ostéoporose a fragilisé leurs os

Elles sont liées les unes aux autres par les conjonctions de coordination mais et car.

On peut se poser la question du rôle syntaxique de la conjonction de coordination : les unités (20b) et (20c) ne sont-elles pas chacune syntaxiquement liées à l’unité précédente par le biais des conjonctions de coordination qui les introduisent ?

Certaines approches affirment qu’une conjonction de coordination relie nécessairement deux éléments identiques. Ainsi, selon Tesnière (1959:80), la « fonction jonctive [...] [adjoint] à tout nucléus un nombre théoriquement illimité de nucléus de même nature », et pour Ruwet (1968:158)

« en général, pour que la coordination soit possible, il faut que les constituants coordonnés soient du même type, et cela souvent en un sens assez étroit ». De même, Rubattel (1982) affirme que « la principale restriction sur la coordination [est qu’] on ne peut coordonner que des éléments de même nature », théorie partagée par Piot (1993) selon qui une des quatre propriétés des conjonctions de coordination est que les unités qu’elle conjoint doivent être « obligatoirement de même rang et de même nature syntaxique », et par Lambert (2006), selon qui « une propriété essentielle de et est qu’il relie deux ou plusieurs conjoints de même statut syntaxique ».

Toutefois, cette contrainte n’est pas aussi rigide que ce que les affirmations précédentes pourraient laisser croire. En effet, les contraintes subies par la coordination ne portent pas tant sur la nature syntaxique des conjoints que sur leur nature pragmatique, comme avance Mittwoch (1976) :

« Ce que je souhaite suggérer, c’est que les contraintes, ou plutôt les conditions, qui opèrent ici sont pragmatiques plus que syntaxiques, mais la pragmatique en jeu est d’un genre différent. [...] En d’autres termes, il n’y a pas de contrainte sur le type des phrases conjointes, mais il y a des conditions de compatibilité pour la conjonction de phrases utilisées dans différents types d’actes de langage, tels que les assertions, les questions, les ordres, etc. »11 (Mittwoch 1976)

La nature syntaxique des propositions conjointes entre néanmoins en jeu dans certains cas. Ainsi, Hobaek Haff (1990) montre que les conjonctions de coordination et et ou peuvent coordonner deux propositions indépendantes de types différents, comme dans l’exemple (21) où la conjonction de coordination et coordonne une proposition assertive et une proposition impérative ;

(21) Nous n’avons plus de farine, et achète des oeufs aussi ! (Hobaek Haff 1990)

ou dont les actes de langage sont différents, comme dans l’exemple (22) où la conjonction de coordination et coordonne une assertion et un ordre ;

(22) Nous allons pique-niquer, et tu vas aller avec nous. (Hobaek Haff 1990) mais pas les deux à la fois, comme dans cet exemple de Ruwet (1968) (23).

(23) Pourquoi partez-vous et fermez la porte (Ruwet 1968 cité par Hobaek Haff 1990)

La conjonction de coordination mais peut, quant à elle, coordonner des propositions qui diffèrent à la fois par leur type et par l’acte de langage qu’elles véhiculent, comme dans l’exemple (24) où mais coordonne, du point de vue des types de propositions, une proposition assertive et une proposition impérative, et, du point de vue des actes de langage, coordonne une assertion et un ordre.

(24) Vous pouvez régler des questions importantes, mais soyez circonspect (France-Soir, 7 juin 1979, p. 8, cité par Hobaek Haff 1990)

Il existe donc des contraintes concernant la coordination de propositions indépendantes. Cependant, on peut aussi se demander s’il est pertinent de parler de coordination lorsque les éléments ainsi liés sont des unités syntaxiquement indépendantes. Comme le souligne Rossi-Gensane (2010), « si la coordination est définie comme un lien qui s’établit entre deux éléments (ou plus) ayant même rôle ou même fonction syntaxique, elle ne saurait s’appliquer à des phrases, puisque celles-ci, structures

11 « What I wish to suggest is that whatever constraints, or rather conditions, are operative here, are again pragmatic rather than syntactic, but the pragmatics involved is of a rather different kind. [...] In other words, there is no constraint on the conjunction of sentence types, but rather there are conditions of compatibility on the conjunction of sentences used in different types of speech act, such as statements, questions, commands, etc. » (Mittwoch 1976)

syntaxiquement indépendantes, n’exercent pas de rôle ou de fonction syntaxique ». Selon elle, et, mais, ou encore ou ne sont pas ici des « coordonnants » mais des « introducteurs de phrase ou connecteurs », et on a simplement affaire à deux phrases syntaxiques réunies dans une même phrase graphique.

Si certaines phrases syntaxiques sont liées les unes aux autres par des conjonctions de coordination, certaines sont au contraire simplement juxtaposées (25).

(25) Le grand chef essaie de le chasser en tapant sur un bouclier, mais le lion continue à se frotter le ventre, il n’avait pas faim, il était seulement malade.

(Sequoia, Est Républicain)

Dans la phrase graphique (25), on trouve quatre unités syntaxiques indépendantes (25a), (25b), (25c) et (25d).

(25a) Le grand chef essaie de le chasser en tapant sur un bouclier (25b) le lion continue à se frotter le ventre

(25c) il n’avait pas faim (25d) il était seulement malade

Les unités (25a) et (25b) sont reliées par la conjonction de coordination mais, et les unités (25b), (25c) et (25d) sont juxtaposées les unes aux autres.

Au total, 81 phrases graphiques comportaient plus d’une unité syntaxique indépendante, soit 3,19 % du corpus. Si ce phénomène existe et doit être pris en compte, il faut admettre qu’il semble relativement rare.

• Nécessité d’abandonner le terme de phrase

Dans les sections précédentes, à chaque emploi du terme de phrase, nous avons dû préciser s’il s’agissait d’une phrase syntaxique, c’est-à-dire respectant le critère syntaxique de définition de la phrase, ou d’une phrase prosodique ou graphique, c’est-à-dire respectant le critère prosodique ou graphique de définition de la phrase. En effet, selon le critère de découpage considéré, le nombre de phrases dans une production peut être différent. Les critères de définition de la phrase ne coïncident donc pas systématiquement, et l’ensemble des productions atypiques est trop fourni pour n’être constitué que d’exceptions. L’existence même d’exceptions rend en outre la définition traditionnelle

de la phrase inadaptée à une étude scientifique : comme le souligne Kleiber (2003) « la phrase n’est pas une unité de segmentation du discours consistante, roulant sur des critères empiriques opératoires ».

Il est par conséquent nécessaire d’abandonner le terme de phrase, qui convient certes à une représentation canonique de la langue, mais est inapplicable sur l’ensemble des productions réelles.

Plusieurs autres approches sont à notre disposition pour découper le discours, et nous allons les présenter dans les sections suivantes. La section 1.2 traitera du découpage des unités à l’écrit et la section 1.3 du découpage des unités à l’oral.