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Chapitre 1 Découpage en unités

1.2 Le découpage des productions écrites

Comment découper une production écrite en unités analysables ? La réponse semble assez évidente.

En effet, nous sommes habitués à la notion de phrase, et nous avons appris sa définition à l’école : la phrase commence par une majuscule et se termine par un point. Toutefois, comme le précise Béguelin (2002) en citant Catach (1991), cette définition est « circulaire ».

« Prenons une ponctuation majeure, le point. La plupart des ouvrages que j’ai consultés se contentent de dire qu’il marque la fin d’une phrase. Mais qu’est-ce qu’une

« phrase » ? Justement une chose qui commence par une majuscule et finit par un point. » (Catach 1991)

Le serpent se mord la queue. Néanmoins, il s’agit de la définition la plus communément acceptée.

Par conséquent, on peut légitimement s’attendre à ce que les scripteurs placent un point à la fin de chaque unité graphique qu’ils considèrent comme une phrase. La ponctuation constitue donc un indicateur tout trouvé pour découper une production écrite en unités.

Cependant, pour Béguelin (2002), l’étude de la ponctuation entraîne deux questions. Premièrement, on doit se demander s’il faut se fier au découpage du scripteur. Deuxièmement, on doit se demander s’il faut utiliser ce découpage comme une base d’étude, ou s’il faut au contraire s’en détacher. Ces questions sont au cœur de notre étude : en effet, nous cherchons à étudier des unités syntaxiquement régies par un élément, mais graphiquement séparées de ce même élément, dans le cas de productions écrites.

1.2.1 Doit-on se fier au découpage fourni par le scripteur ?

Quand il écrit, le scripteur choisit lui-même où il place les signes de ponctuation. En reprenant la définition traditionnelle de la phrase comme « unité commençant par une majuscule et se terminant par un point » (Catach 1991), on peut s’attendre à ce que le scripteur place un point à la fin de chaque unité graphique qu’il considère comme une phrase.

Il faut toutefois nuancer cette affirmation. Ce découpage par la ponctuation n’est pas forcément le fait du scripteur lui-même : il arrive qu’un éditeur modifie le texte. Béguelin (2002) donne entre autres l’exemple d’un extrait de L’Épreuve de Marivaux, d’abord tel qu’édité en 1740 (26a), puis dans l’édition Deloffre (26b).

(26a) Angélique. - Quoi, vous aussi, Lisette, vous m’accablez, vous me déchirez, eh que vous ai-je fait ? Quoi, un homme qui ne songe point à moi, qui veut me marier à tout le monde, et je l’aimerois ? Moi, qui ne pourrois pas le souffrir s’il m’aimoit, moi qui ai de l’inclination pour un autre, j’ai donc le coeur bien bas, bien misérable ; ah que l’affront qu’on me fait m’est sensible ! (Marivaux, L’Épreuve sc. XVIII, édition de 1740)

(26b) Angélique. - Quoi ! vous aussi, Lisette ? vous m’accablez, vous me déchirez.

Eh ! que vous ai-je fait ? Quoi ! un homme qui ne songe point à moi, qui veut me marier à tout le monde, et je l’aimerais, moi, qui ne pourrais pas le souffrir s’il m’aimait, moi qui ai de l’inclination pour un autre ? J’ai donc le coeur bien bas, bien misérable ; ah ! que l’affront qu’on me fait m’est sensible !

(Marivaux, L’Épreuve, édition F. Deloffre).

L’extrait (26a) contient trois phrases graphiques :

• « Quoi, vous aussi, Lisette, vous m’accablez, vous me déchirez, eh que vous ai-je fait ? »

• « Quoi, un homme qui ne songe point à moi, qui veut me marier à tout le monde, et je l’aimerois ? »

• « Moi, qui ne pourrois pas le souffrir s’il m’aimoit, moi qui ai de l’inclination pour un autre, j’ai donc le coeur bien bas, bien misérable ; ah que l’affront qu’on me fait m’est sensible ! » et l’extrait (26b) contient quatre phrases graphiques :

• « Quoi ! vous aussi, Lisette ? vous m’accablez, vous me déchirez. »

• « Eh ! que vous ai-je fait ? »

• « Quoi ! un homme qui ne songe point à moi, qui veut me marier à tout le monde, et je l’aimerais, moi, qui ne pourrais pas le souffrir s’il m’aimait, moi qui ai de l’inclination pour un autre ? »

• « J’ai donc le coeur bien bas, bien misérable ; ah ! que l’affront qu’on me fait m’est sensible ! »

Outre la différence en nombre de phrases, on remarque aussi que le segment « moi, qui ne pourrais pas le souffrir s’il m’aimait, moi qui ai de l’inclination pour un autre » appartient dans l’édition de 1740 à la même phrase que le segment qui lui succède, alors qu’il appartient dans l’édition Deloffre à la même phrase que le segment qui le précède. Le nombre et le contenu des phrases graphiques sont donc très différents selon l’édition choisie, et cela bien qu’on utilise à chaque fois le même critère12 de découpage.

Pour être sûr que la ponctuation d’un texte écrit est bien celle voulue par le scripteur, il faudrait donc être certain d’avoir devant nous le texte écrit par ce scripteur, sans remaniement a posteriori.

Dans la plupart des cas, cela est impossible. C’est d’ailleurs parfois le scripteur lui-même qui modifie sa ponctuation, rassemblant ainsi des unités syntaxiques indépendantes au sein d’une même phrase graphique, ou au contraire les séparant. Nous nous contenterons donc de nous fier à la ponctuation à laquelle nous avons accès.

1.2.2 Doit-on utiliser les unités ainsi découpées comme base d’étude ?

Nous considérons que la ponctuation est un indice du découpage voulu par le scripteur. Mais doit-on pour autant utiliser les unités ainsi découpées comme base d’étude ?

En effet, outre son rôle de délimiteur d’unités, la ponctuation a, entre autres, une fonction suprasegmentale : elle indique les pauses, l’intonation, et permet l’actualisation13 du discours (Catach 1980).

« Un discours écrit non ponctué est comme un discours oral monocorde et sans pauses : il devient incompréhensible. C’est en grande partie le suprasegmental qui, à l’oral, permet d’actualiser le discours. Tous les procédés à présent bien étudiés de la

« topicalisation » (répartition des syntagmes en thèmes et propos) permettant de mettre en valeur les segments à privilégier selon la situation, en bouleversant l’ordre des mots, peuvent passer à l’écrit grâce à la ponctuation » (Catach 1980)

Béguelin (2002) présente ainsi un consensus entre les auteurs de traités sur les fonctions de la ponctuation. Selon ce consensus, la ponctuation sert d’instruction de lecture, et elle suit une tendance « prosodique » qui l’incite à représenter des informations telles que l’intonation et les

12 On remarque aussi la présence dans l’extrait (26b) de points d’interrogation ou d’exclamation qui ne sont pas suivis d’une majuscule. Si tel était le cas, on compterait neuf phrases graphiques.

13 Catach (1980), citant Vedenina (1979), dit de la ponctuation qu’elle « adapte la syntaxe au discours » : tout comme la prosodie à l’oral, la ponctuation permet de transcrire à l’écrit les procédés de topicalisation tels que le

changement de l’ordre des syntagmes.

pauses dans la langue parlée. Ainsi, le changement de ponctuation dans les exemples (26a) et (26b) se reflètera probablement dans l’interprétation de la comédienne qui joue le rôle.

Ce rôle de la ponctuation comme guide de lecture est partagé par une majorité d’écrivains de la deuxième moitié du XXe siècle, selon une enquête menée par Catach et Lorenceau en 1977 (Lorenceau 1980). L’objectif de cette enquête était de comprendre le rapport qu’entretenaient les écrivains avec la ponctuation : pour cela, un questionnaire avait été envoyé à quatre-vingts écrivains publiés. Plus de la moitié avait répondu, et parmi eux seule une minorité (six ou sept réponses sur quarante-cinq) estimait que la ponctuation devait être « grammaticale, basée sur la syntaxe » et que son « but essentiel [était] de faciliter la compréhension du texte » (Lorenceau 1980). Les autres, au contraire, considéraient la ponctuation comme un élément indicateur du rythme, de la respiration, de la façon dont le texte doit être lu à voix haute, mais aussi de la signification et de l’articulation logique du texte. Lorenceau (1980) note de plus que la plupart des partisans d’une ponctuation

« grammaticale » ne l’exige que dans le cas d’un texte littéraire, et est plus laxiste en ce qui concerne les textes destinés à être lus à voix haute.

Toutefois, cette correspondance entre ponctuation et prosodie n’est pas acceptée par tous. Rossi-Gensane (2010) souligne ainsi la « distorsion » entre ponctuation et prosodie.

« Ainsi, même dans la lecture à haute voix, qui est pourtant une forme d’écrit oralisé, les signes de ponctuation ne correspondent pas systématiquement aux marques intonatives. Il est en outre généralement admis que ces signes de ponctuation, aléatoires en raison de variations importantes entre scripteurs, ne reflètent que pauvrement la prosodie. » (Rossi-Gensane 2010)

Nous admettons qu’un lecteur, lisant un texte à voix haute, ne fera pas systématiquement correspondre une marque prosodique particulière à chaque signe de ponctuation qu’il rencontre.

Nous contestons néanmoins l’affirmation de Rossi-Gensane (2010) concernant le fait que la ponctuation « ne reflèt[e] que pauvrement la prosodie » : si le lecteur-oralisateur ne suit pas les indications données par la ponctuation, cela ne signifie pas que le scripteur n’a pas voulu que la ponctuation reflète la prosodie. L’étude de Catach et Lorenceau (Lorenceau 1977) tend à affirmer le contraire.

La ponctuation, en tant que guide de lecture, transcrit donc la volonté du scripteur ou de l’éditeur concernant l’interprétation et la compréhension de la séquence écrite. Dans le cadre de notre étude, nous nous appuierons donc sur la ponctuation pour délimiter les unités à l’écrit.

1.2.3 Conclusion sur le découpage des unités à l’écrit

Dans les deux sections précédentes, nous avons tenté de répondre succinctement à deux questions :

• Doit-on se fier au découpage fourni par les points et autres signes de ponctuation ?

• Doit-on utiliser les unités ainsi découpées comme base d’étude ?

Il est difficile d’y apporter une réponse claire et tranchée, et nous ne prétendons pas régler ce problème en quelques pages. Néanmoins, notre étude exige que l’on délimite une unité à l’écrit. À défaut de pouvoir dire si nous devons nous fier au découpage fourni par la ponctuation et utiliser les unités ainsi découpées comme base d’étude, nous pouvons dire si nous allons le faire.

La conclusion des sections précédentes nous autorise deux affirmations. Premièrement, la ponctuation est le choix d’un scripteur ou d’un éditeur. Secondement, la ponctuation transcrit la façon dont le scripteur ou l’éditeur souhaite qu’on interprète la production. Par conséquent, nous avons choisi de nous appuyer sur la ponctuation pour délimiter nos unités d’analyse à l’écrit.

Nous appelons phrase graphique une unité à l’écrit qui commence par une majuscule et se termine par une ponctuation dite forte, c’est-à-dire un point, un point d’exclamation, un point d’interrogation ou des points de suspension. Cette définition correspond à la définition actuelle de la phrase graphique : notre corpus écrit étant constitué de productions contemporaines, nous avons estimé que les scripteurs et les éditeurs14 respectaient cette définition. Le choix du point se justifie en outre par le fait que les règles de prononciation légitiment son rôle comme indice de fin d’unité (Béguelin 2002). Le point est en effet associé à une descente intonative, et nous verrons dans la section suivante qu’il s’agit d’un critère utilisé pour délimiter les unités à l’oral. Quant à la présence d’une majuscule en début d’unité, elle s’explique par le fait que l’on rencontre parfois des séquences telles que (27) et (28).

(27) À partir de mardi, le sens de circulation dans la rue Charles-Brugger va

changer, mais on pourra toujours accéder en voiture à... l’hôtel des impôts. (Est Républicain)

(28) Chansons, comédie musicale, théâtre, rap... C’est à nouveau sous le signe de la variété que se placera le spectacle musical du collège Jules-Ferry, mardi 18 mai à 20 h 30, au centre culturel Jean-l’Hôte. (Est Républicain)

14 Dans la suite de cette thèse, nous utiliserons le terme de scripteur pour désigner indistinctement le scripteur ou l’éditeur.

Il faut bien déterminer si ces séquences sont composées d’une ou deux phrases graphiques. La majuscule nous permet ici de trancher, et nous considèrerons que (27) comporte une phrase graphique, tandis que (28) en comporte deux.