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Partie 2 : Approche par les capabilités et évaluation des inégalités

1. Capabilités et inégalités

1.1. Inégalités et économie du bien-être

Nous l'avons vu, le non-recours aux comparaisons interpersonnelles et à la cardinalité dans la nouvelle économie du bien-être qui a fait suite aux thèses positivistes de Robbins, a favorisé la place omniprésente qu'occupe le principe de Pareto dans ce domaine. En ne s'appuyant que sur ce dernier pour évaluer et comparer différents états sociaux, la nouvelle économie du bien-être s'est interdit tout jugement sur les inégalités, puisque cela nécessite d'effectuer des comparaisons interpersonnelles. Ainsi, à la question de savoir ce que nous pouvons attendre de la nouvelle économie du bien-être pour analyser le problème des inégalités, Sen répond : « La réponse, hélas, est : pas grand-chose » (1973, p. 6).

L'introduction des fonctions de bien-être social en économie du bien-être par Bergson (1938) et Samuelson (1947), qui inspirerons ensuite Arrow lorsqu'il fonda la théorie du choix collectif dans sa forme moderne, ont tenté de dépasser cette impasse de l'économie du bien- être sous influence positiviste, en autorisant les jugements sur la distribution. Ces jugements devaient dépendre de la fonction de bien-être social F(W) que l'on choisissait, ou plus précisément de l'argument W d'une telle fonction, ce dernier pouvant par exemple prendre la forme de la somme des utilités individuelles (correspondant ainsi à une fonction de bien-être social utilitariste). Le problème, cependant, avec les fonctions de bien-être social, réside toujours dans le fait qu'elles n'utilisent ni les utilités cardinales des individus ni les comparaisons interpersonnelles, alors que ces fonctions permettent pourtant de tels usages (Sen, 1973, p. 8). Ces fonctions ne sont ainsi basées que sur l'ensemble des classements individuels d'utilités, autrement dit sur les utilités ordinales des individus. C'est ainsi qu'Arrow (1951) en est arrivé à la conclusion qu'il ne pouvait exister de fonctions de bien-être social basées sur les préférences individuelles80. Ce cadre ne convient donc pas pour analyser

les questions de distribution. Par exemple, supposons que nous voulions partager un gâteau d'une valeur de 100 entre la personne 1 et la personne 2, sous l'hypothèse que chacun préfère avoir plus que moins. Avec les classements individuels seulement, nous savons que 1 préfère un partage (50-50) à un partage (0-100). 2 préfère au contraire ce dernier partage. Avec un partage de (49-51), nous avons toujours les mêmes classements pour les deux individus. Que peut-on alors dire sur les différents cas de figure ? Pas grand-chose. Les absences de la cardinalité et des comparaisons interpersonnelles nous empêchent de dire par exemple que 2

est avantagé par rapport à 1 dans un partage 0-100, ou encore que le gain de 1 en passant de 0 à 50 peut être plus important que la perte de 2 en passant de 100 à 50, ou même de 51 à 50. L'approche en termes de fonctions de bien-être social limite donc très fortement notre capacité à émettre des jugements sur une distribution donnée.

Des économistes ont par la suite développé d'autres mesures normatives des inégalités dans le cadre d'une analyse du bien-être social. C'est notamment le cas d'Anthony Atkinson (1970), qui a repris les travaux réalisés par Dalton (1920) cinquante ans plus tôt. Dalton pensait que toute mesure des inégalités économiques doit être liée à la question du bien-être social pour être pertinente. S'insérant dans le cadre utilitariste, il a proposé une mesure des inégalités basée sur une comparaison entre les niveaux courants de l'utilité agrégée et le niveau d'utilité totale qui serait obtenu si le revenu total était également partagé. Ainsi, sous les hypothèses de la décroissance des utilités marginales et d'une fonction d'utilité identique pour tous, Dalton affirmait que la maximisation du bien-être social requiert un partage égal du revenu.

Atkinson a donc par la suite repris les idées de Dalton, et notamment celle de la liaison entre mesure des inégalités et bien-être social, plus précisément de l'impact sur le bien-être social d'une distribution inégale de revenus. Dans son article de 1970, après avoir montré les hypothèses implicites à propos de la forme de la fonction de bien-être social dans les mesures conventionnelles des inégalités, il introduit le concept de « revenu équivalent également distribué » (p. 250). Ce dernier correspond au niveau de revenu par tête qui, s'il était également distribué à tous les individus, rendrait le niveau de bien-être social exactement égal à celui généré par la distribution réelle de revenus. Sen souligne ainsi que dans cette analyse, plus la distribution observée est égale, plus le revenu équivalent également distribué sera proche du revenu moyen (1973, p. 38). Une distribution égale implique donc que les deux revenus – équivalent et moyen – soient égaux. Or cela pose un problème important, puisque cette analyse reviendrait à affirmer que les deux distributions (0-10) et (5-5) sont également inégales, étant donné qu'elles produisent le même niveau de bien-être social – le revenu équivalent étant égal au revenu moyen dans les deux cas81. Or, il paraît absurde d'affirmer

ceci. Nous voyons en effet très bien que l'une est totalement inégalitaire et que l'autre est au contraire égalitaire. Ainsi, le problème avec l'analyse d'Atkinson, comme avec celle de Dalton et de toutes les mesures des inégalités ayant l'intention d'étudier leur impact sur le bien-être social, c'est qu' « étant basée exclusivement sur une formulation normative, la mesure de l'inégalité a cessé d'avoir le contenu descriptif qui est associé avec elle dans l'usage normal »,

et que « l'idée d'inégalité est devenue totalement dépendante de la forme de la fonction de bien-être » (ibid., p. 39). « Mais, bien évidemment, dans le sens où le mot inégalité est utilisé dans une communication ordinaire, il a également un contenu descriptif clair. Et il serait étrange de décrire (0-10) et (5-5) comme ayant le même degré d'inégalité » (ibid.). De la sorte, de telles analyses, en ne mesurant les inégalités qu'en fonction de leur impact sur le niveau de bien-être social, ne permettent pas de mesurer les inégalités en elles-mêmes, et omettent de prendre en compte des informations importantes.