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Partie 1 : La place des valeurs et de la culture dans la méthodologie d'Amartya

2. Débat public, culture, objectivité et impartialité ouverte

2.1. Culture et objectivité de position

Nous avons vu dans la première sous-partie comment un même fait – en l'occurrence les inégalités de genre face à l'éducation de base – peut être décrit et jugé de manière différente d'une société à l'autre, selon la culture et les conventions dominantes dans les différentes sociétés. Dans une société traditionaliste, de telles inégalités sont jugées « normales », tandis qu'en Occident elles sont au contraire jugées « anormales ». S'il est tentant de voir, dans ces jugements éthiques, des jugements de valeur subjectifs, nous pouvons cependant affirmer que de tels jugements peuvent au contraire être tout à fait objectifs,

relativement à la position de celui qui l'émet.

La question de la relativité par rapport à l'agent dans les jugements éthiques et moraux a notamment été soulevée par Thomas Nagel (1980). Plus précisément, il a soulevé la question de la relativité des valeurs en fonction de l'agent. Ainsi, dans son article « Rights and Agency »47, Sen cite Nagel (1980, p. 119) : « Les « valeurs relatives en fonction de l'agent »

sont « déterminées par référence à l'agent auquel elles fournissent des raisons » » (Sen, 1993c, p. 136). Une telle vision des choses nous conduit à affirmer que c'est le regard du spectateur qui fait la valeur morale du sujet. Or, dans cet article, Sen montre qu'une morale du résultat – qui consiste à juger les situations – relative à l'agent évaluateur et objective est possible. Voici ce qu'il écrit à ce propos :

« Il me semble qu'il n'existe aucune raison impérieuse pour qu'une morale sensible aux

différences de position des individus vis-à-vis des situations (y compris des actions qui

produisent ces situations) ne permette pas – à vrai dire, n'exige pas – que des personnes différentes évaluent une même situation différemment. […] Je n'exclurais donc pas des formes de morale du résultat relatives en fonction de l'évaluateur, Gi (x) étant la valeur morale

de l'état x du point de vue de la personne i » (p. 146, nous soulignons).

Une telle morale est donc possible dans ce que Sen appelle une méthode d'« évaluation

fondée sur les conséquences »48. Il faut cependant bien préciser que c'est la relativité de

l'évaluateur en fonction de sa position qui importe ici. Sen montre en effet que des différences interpersonnelles dans l'évaluation morale d'un même état ne révèlent pas forcément des convictions morales contradictoires. Cela serait le cas si les caractéristiques de la situation évaluée étaient les mêmes pour tous les évaluateurs. Dans ce cas, alors, la relativité par rapport à l'évaluateur doit entraîner des affirmations contradictoires, traduisant des convictions morales opposées. Mais il se peut que des jugements éthiques et moraux sur une situation ne portent pas réellement sur des caractéristiques identiques, en dépit des apparences. Ces jugements peuvent en effet être « interprétables de façon cohérente en tant que déclarations « positionnelles », reflétant le jugement de la situation du point de vue de l'évaluateur » (p. 153). Ainsi, dans notre exemple, la situation des inégalités de genre face à l'éducation de base peut être jugée différemment, mais de manière objective, selon la position de l'évaluateur. Cette dernière se définit non seulement en fonction du lieu d'où sont émis les jugements, mais aussi en fonction d'autres caractéristiques telles que l'information disponible, l'éducation reçue, ou encore les coutumes et les traditions dominantes dans la société où l'on se trouve et où on a grandi, par exemple. Ainsi, différentes personnes, en fonction de leur position, n’émettront pas les mêmes jugements face à la situation des inégalités de genre dans l'accès à une éducation de base. Une personne d'une société traditionaliste, étant habituée à de telles inégalités les jugera comme « normales », tandis que l'auteur de ces lignes, ayant grandi et vivant dans une société tout autre jugera cette même situation de manière négative. Mais si ce dernier était né dans une famille traditionnelle de la même société que le premier, sans doute porterait-il le même jugement que celui-ci sur cette situation. Ainsi, placés dans des positions différentes, deux individus auront une interprétation différente de la même situation, tandis que deux individus ayant la même position auront une interprétation convergente : « si l'on suppose que les observateurs occupent la même position vis-à-vis des situations, une morale relative à l'évaluateur peut très bien exiger des observateurs qu'ils adoptent le même point de vue sur la situation » (p. 154). Ce n'est donc pas l'évaluateur en tant que tel qui détermine la valeur morale d'une situation donnée, mais l'évaluateur occupant une position particulière : « si l'on déduit la relativité par rapport à l'évaluateur de l' « interprétation

48 Il définit cette méthode en la distinguant du conséquentialisme : « Le terme « conséquentialisme » est toutefois étroitement associé à une morale qui ne permet pas la relativité par rapport à l'évaluateur dans l'évaluation des résultats, et exige que Gi (x) = Gj (x) pour tous les i et j, et pour tous les x. Lorsqu'on assouplit

cette restriction tout en maintenant la prédominance de la morale du résultat, j'appellerai cette méthode « évaluation fondée sur les conséquences ». Le conséquentialisme constitue donc un cas particulier de l'évaluation fondée sur les conséquences, cas dans lequel la morale du résultat est neutre au regard de l'évaluateur » (Sen, 1993c, p. 147).

positionnelle », cela revient en fait à admettre la relativité par rapport à la position, ce qui suppose la relativité par rapport à l'évaluateur seulement dans la mesure où les évaluateurs diffèrent les uns des autres par leurs positions respectives » (p. 154-155). Des jugements contradictoires sur une même situation ne traduisent donc pas forcément des convictions morales contradictoires, et peuvent se révéler être des jugements parfaitement objectifs, compte tenu de la position de laquelle ils sont émis.