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Chapitre 6 Impact du rituel : transformation personnelle chez les membres de la Sattva

6.2. Les modalités du rituel et leurs impacts

6.2.4. Impact du self-presencing

Les buts et le contexte font en sorte que l’apprentissage d’une discipline comme l’AVY sera crucial sur la manière dont la personne sera influencée dans sa vie quotidienne. Selon Howes (1991), l’emphase sur l’emploi de certains sens plutôt qu’un autre aura un impact particulier sur la compréhension du soi et du cosmos. Au chapitre 5, nous avons présenté comment la pratique développe le self-presencing : il est maintenant pertinent d’analyser les effets transformateurs de cette aptitude chez les pratiquants hors du contexte rituel. D’abord, l’un des aspects de l’attention portée au mouvement dans le contexte des séances de style Mysore est l’intensification des sensations et perceptions de la proprioception de manière générale et de la kinesthésie en particulier. Nevrin se base sur Kovach pour expliquer que le rituel dirige l’attention vers l’expérience phénoménologique du corps en accentuant l’univers sensoriel du participant (2008 : 123). Donc, les modalités sensorielles kinesthésiques sont intensifiées.

S’inspirant de Leder, Nevrin (2008) affirme que dans le contexte culturel nord- américain l’attention est habituellement portée hors du corps par une primauté mise sur le mental et le sens visuel au détriment de l’attention kinesthésique et des autres sens. Selon lui, le résultat général dans ce contexte est une perte de la sensation de vitalité : « […]

when the body is habitually used as a neutral background to goal-oriented thoughts and actions, the body is not experienced as “alive” » (ibid. : 126). Par conséquent, une

188 pratique qui accroit un mode d’attention au corps axé vers l’intérieur et la conscience des sensations kinesthésiques est radicale, voire transformatrice, pour la majorité des individus : elle peut « raviver » le soi. Un exemple commun est lié au système respiratoire, une fonction qui tombe normalement dans l’inconscient corporel selon Leder (1990). Un témoignage d’Ève illustre que la prise de conscience de cette fonction généralement inconsciente provoque chez elle le sentiment « d’être en vie » :

« L’Ashtanga a beaucoup… pour la respiration, ça m’a vraiment aidée. Dans ma vie en général, il s’agissait juste de remarquer que je ne respirais pas ou que ça m’arrivait souvent d’être trop tendue, tu sais, on respire tout le temps, mais je ne respirais pas profondément. C’est difficile à expliquer tout ce que ça m’a apporté. C’est comme si je me suis sentie en vie, comme si toutes les cellules et tous se réveillaient. Ce n’est pas que je n’étais pas en vie avant, mais qu’il y a eu un éclat et que tout s’était réveillé à l’intérieur (de moi). »

Autre que la sensation hors de l’ordinaire de se sentir plus « vivant », le self-

presencing développe des aptitudes plus spécifiques. L’immersion de la personne dans le

mouvement et le repliement de l’attention vers l’intérieur de soi dans les conditions de la pratique de l’AVY occasionnent un vécu qui ne serait pas expérimenté normalement dans les formes de mouvements habituels, mais qui est possible par la pratique. Une des nombreuses expressions employées par les membres se rapporte à l’expression « grounded », traduite par « ancré ». Elle est fréquemment utilisée pour signifier un des états sensoriels développés par la pratique. Il est possible de déduire que c’est par le contexte rituel et le développement de modes d’attentions kinesthésiques que Nicole vit l’effet physiologique de « l’ancrage » hors du cadre des séances de style Mysore :

« C’est sublime le vinyasa et la respiration, ça me calme, ça me “grounde.” Je suis moins dans ma tête, je suis plus ici avec ce qui se passe autour de moi, ça me

grounde. Ça m’empêche de … Ça me permet d’être plus focusée. Le vinyasa, c’est

extraordinaire. De suivre les mouvements avec la respiration c’est quelque chose de très puissant, je trouve. Tant au niveau du mental qu’au niveau du physique. Au physique, ça me fait transpirer puis au mental, ça me relaxe. »

L’expression « ça me grounde » indique un mode de sensation et un état intérieur qui n’est pas de l’ordre du verbal, mais uniquement du vécu, de l’état. Elle se rapporte à l’univers sensoriel. La kinesthésie, au contraire des autres sens, ne porte pas sur un objet extérieur au soi, mais plutôt sur la qualité sensuelle des mouvements dynamiques vécus de l’intérieur et dont « the meaning of kinetic experience is in the movement itself »

189 (Sheets-Johnstone, 1999 : 151). Par conséquent, les actions et mouvements constituant la pratique de l’AVY sont exercés uniquement pour la pratique en soi; en d’autres mots, l’exercice rituel n’est pas effectué avec l’intention d’accomplir quelque chose sur le monde extérieur; les asanas sont exercées simplement pour leur sensation immédiate au moment de l’action et leur signification est l’exercice de l’asana.

Ces modes de sensations et de perceptions sont encouragés par la structure de la pratique, et dans ces conditions, l’AVY accroît la sensibilisation à l’état « d’être » dans le moment présent d’une manière qui perdure. À l’instar d’Ingrid, l’intensification de la conscience somatique et des perceptions sensorielles dans le présent lui permettent de remarquer davantage ce qui constitue son entourage :

« One day, I was coming out of a class, I think Vyasa was teaching, I felt that in

some way—you know when you are first madly in love. Just crazy in love and you can see all the details of the world. I went to the library Atwater and I would just notice people, and it wasn’t that interesting I guess, but I would just see them, I would see the librarian, what she was wearing, I would just see everything. It seemed like there was a lot more space! That is the only way I could describe it. It just seemed like the sky was higher and everything was a bit clearer. And I wasn’t constantly thinking something negative or positive or anything, I was just there. »

La description contenue dans ce passage expose une vivide prise de conscience de l’entourage et une altération par rapport à sa perception habituelle. La description contraste aussi avec les va-et-vient habituels où l’on est moins conscient ni observateur du milieu. Ce type de vécu est exprimé par nombreux répondants,93 tous reprennent des expressions similaires qui se rapportent à l’espace vécu et l’environnement immédiat. Il faut noter des témoignages de Nicole et d’Ingrid que leur vécu de l’ancrage et de l’espace perceptuel se fait avec elles-mêmes au moment présent, ce qui exemplifie les aspects corporels et liés au milieu de l’impact du self-presencing.

Bien que ce soit visible depuis le début de notre discussion, précisons un peu plus l’effet du self-presencing sur le sens du temps. Tel qu’expliqué dans le cadre conceptuel, tout contexte rituel engage une attention spatio-temporelle unique par un ralentissement du vécu temporel issu d’une inflexion sur l’ici et le maintenant. Lors des séances de style

93 Il est intéressant de noter ici que ce passage d’Ingrid fait écho à deux passages de l’entrevue avec Pierre

(l’un dans la section sur la corporalité de l’expérience religieuse et l’autre dans celle sur la prise de conscience des affects au chapitre 5) où il explique comment ce genre d’expérience somatique fait partie de son vécu « spirituel ».

190 Mysore, l’espace temporel décéléré et l’aiguisage des sensations et perceptions kinesthésiques s’influencent mutuellement pour octroyer des effets sur le pratiquant hors de la salle de yoga. Pierre nous parle d’une aptitude acquise par la pratique qui en découle directement :

« […] Quand je parlais de spiritualité tantôt, même si c’était plus ou moins clair, je parlais justement de cet aspect : s’ouvrir un peu à quelque chose qui est là, mais que l’on ne perçoit pas constamment. Pour moi, des fois le yoga me permet justement de faire ça. Ça m’aide, ça me permet de prendre du recul un peu et de faire en sorte qu’au lieu que mes pensées portent à gauche et à droite, sur n’importe quoi, sur ce qui se passe autour de moi ou sur les petits problèmes de la journée. Ça me permet de prendre un peu de recul et de me dire “calme-toi” ou autre. Ça me permet un peu de prendre du recul et de regarder les choses d’une autre perspective et quelques fois c’est par cette autre perspective que tu peux t’ouvrir à différentes choses. » Ce « recul », fondé sur l’attention kinesthésique, l’accentuation d’un vécu temporel dans le présent, et qui se rapporte au self-presencing, accorde au pratiquant une manière d’être dont il bénéficie dans son quotidien et en relation à son environnement. Pierre le vit en regardant « les choses d’une autre perspective ». Nicole parle d’une aptitude similaire décrite par l’expression « espace intérieur » :

« Le yoga me permet de faire ça. De vivre une situation différemment, de l’apprécier, d’avoir un peu d’espace à l’intérieur pour pouvoir accepter des choses de l’extérieur. Parce que quand tu es trop plein… ça veut exploser, tu ne peux pas apprécier rien. C’est une façon de parler. J’ai le yoga qui me permet—qui m’aide à obtenir cette espace-là, à l’intérieur, pour pouvoir être confronté au monde réel, au monde de tous les jours. Un outil finalement, ça devient un outil. »

Quoique Nicole emploie les métaphores de l’ancrage et de l’espace intérieur et que Pierre emploie celle du « recul », ces expressions métaphoriques ne servent que de pointeur, soit de signifiant pour adresser ce qui est signifié et, ce qui est signifié n’est pas de l’ordre du mental, mais bien basé dans le corps et son vécu.

Dans un monde où l’emphase sur la kinesthésie et le mode d’attention vers l’intérieur ne constituent pas des façons d’être préconisées, ces habilités doivent être comprises comme étant une plus value. Cette dernière aide à comprendre le monde et vivre le quotidien différemment de ce que la personne connaissait avant la socialisation, et par conséquent, ce changement peut lui amener un bien-être. Afin de saisir ces changements, il a été nécessaire de faire ressortir les moyens par lesquels des disciplines ou pratiques impliquant tout le corps (physiologique, mental et émotionnel) altèrent,

191 interviennent et transforment l’individu. Dans cette perspective, l’idée que le corps est simplement quelque chose que nous « possédons » et que nous « sommes » passivement est déplacée pour se concentrer sur ce que le corps peut faire, apporter et ce qu’il peut devenir (Blackman, 2010 : 171). Ces capacités inhérentes à une personne prennent source, selon Mitchell (2006), de la performance et de son potentiel transformateur.