DEUXIÈME PARTIE : DIALOGUES ET ALTÉRITÉ
CHAPITRE 5 : L’APPEL AU VOYAGE
2. Imaginaire français
quitter les lieux. Un portrait plutôt énigmatique et plutôt osé, pour une station que l’on connaît, dans les années 1980 assez conservatrice et diffuse principalement de la musique classique plutôt que des hurlements de punks. C’est sans doute la diffusion tardive « Ruines et Néons » qui contrebalance l’image très guindée de France Musique. Berlin et ses squatteurs, oui, mais avec une diffusion à minuit.
2. Imaginaire français
2.1 L’auditeur voyageur
Les escapades berlinoises se succèdent tout au long de la décennie, reporters et producteurs de Radio France ramènent des souvenirs de la ville, comme des petites cartes postales, avec le son en plus. Ils traversent la République fédérale allemande, puis le Rideau de fer et s’enfoncent dans l’Europe rouge, pour atteindre cette enclave, comme une île lointaine, et perdue. Force est de constater que les 991 kilomètres qui séparent Radio France, à Paris de Berlin-‐Ouest se laissent entendre comme un long périple. Qu’ils prennent le train, l’autoroute ou l’avion, le voyage est bien souvent présent en début d’émission, comme pour annoncer le déplacement, le matérialiser et presque même le prouver. Ils captent ces ambiances de trajet et cela tend à mettre l’auditeur en position de voyageur, lui aussi. Il est dans l’avion, à écouter les consignes du capitaine, il est dans le train à entendre les fouilles de la douane Est-‐allemande, il est dans la voiture, à longer ces grillages interminables en RDA. Les introductions de ces émissions mettent aussi bien le producteur que l’auditeur en situation, prêts au voyage, comme un goût de lointain et d’exotisme.
Six émissions sur les onze séries consacrées à Berlin sur la décennie débutent dans un avion ou dans un train, soit plus de 54% des séries. Par série, il faut entendre « cycle », ces voyages qui permettent la diffusion des émissions sur le même thème sur plusieurs jours. Le voyage se fait donc, logiquement, au début de la semaine, et annonce le sujet du cycle d’émissions. Les bruits du réacteur, les consignes du capitaine « Je vous souhaite la bienvenue à bord de cet avion Airbus qui
va nous amener en Allemagne, à Düsseldorf d’abord et à Berlin-‐Tegel.91 », le
bruissement des conversations des autres passagers. Cet avion est le premier studio « informel » dont parle Hervé Glevarec, qui conditionne en premier le déroulement de l’émission, et l’écoute de l’auditeur.
Cet espace clôt, métaphore sonore du voyage peut également être l’occasion de philosopher sur la division de la ville, comme le fait Jacques Donguy en ouverture de l’Atelier de Création radiophonique : « Un voyageur qui arrive en avion à donc généralement le temps de contempler la ville vue d’en haut. (…) L’avion survole trois fois le monument qui la divise. (…) Vue du haut des airs, la ville offre l’aspect d’une grande unité.» Quoi qu’il en soit, le ronronnement du moteur incite l’auditeur à être voyageur.
C’est également possible avec le train, comme en ouverture de la série de 1979 des Nuits Magnétiques, où les deux productrices traversent toute l’Allemagne et captent des ambiances et des conversations ferroviaires, avant d’arriver à Bahnhof Zoo. « Arrêt en RDA. De chaque côté du train, une double rangée de grillages blancs. Rien d’autre à voir. 92»
Il aurait pu être judicieux de comparer la mise en condition de l’auditeur par une certaine mise en ambiance qui appelle au voyage et sans doute au lointain, avec d’autres documentaires ou émissions enregistrés à l’étranger mais l’insularité de Berlin-‐Ouest à cette époque en fait un cas unique. Aucune autre ville n’incarne cette même étrangeté et ce même exotisme.
2.2 Un regard changeant ?
Il paraît intéressant de comparer tous ces visages et toutes ces voix, d’observer à travers ces dix années les différences et les ressemblances, les portraits récurrents et les absents. Même dans les formes d’élocution, les médias des années 1980 laissent de plus en plus de place à l’intimité, aux témoignages qui s’apparent à une confession. Les gens parlent et racontent leur vie, des anecdotes, des expériences très personnelles ou donnent leur avis. Les histoires et les points de vue
91 Fréquences de Nuit, « Ruines et Néons, 1 », France Musique, 1983 92 Nuits Magnétiques, « Quelques bandes sonores, 2 », France Culture, 1979
s’entremêlent pour donner un Berlin intime et vivant. La forme d’énonciation, qui passe d’un discours et d’une analyse journalistique, semble-‐t-‐elle la plus objective possible, à un récit empreint d’émotions, de joie, de crainte, de nostalgie ou de colère parfois. C’est le Berlin de Vécu en 1979, la menace du Mur, des faits géopolitiques précis, une histoire courte de la Guerre froide, à la L’Echappée Belle de Paula Jacques, où un couple de bobos racontent leur balade dans le quartier de Lichterfelde et comment la mère de Dita a essayé d’avorter à Vienne dans les années 1930. Mais cependant, il n’y a pas d’évolutions marquantes dans les interventions, et dans les thèmes abordés, comme nous le verrons dans la troisième partie. Artistes, habitants anonymes, universitaires, les années passent et le visage radiophonique n’est pas bouleversé. Même en 1987, année où la ville est sous les feux de la rampe médiatique avec son 750ème anniversaire, les deux émissions de
cette année sont semblables aux autres. Le Mur est bien présent, mais aussi les parcs et les terrains vagues de Berlin, les souvenirs de guerre et l’exubérance de ces habitants. La forme et le ton changent mais le fond reste le même, les Berlinois sont égaux à eux-‐mêmes toute au long de la décennie, et les équipes de Radio France ne cherchent pas à façonner ou à donner un regard neuf de la ville, elle est ce qu’elle est, et ces habitants toujours aussi indomptables et uniques.
Cependant Michael Nerlich, professeur de littérature française pose un regard plutôt dérageant et sévère sur l’intérêt que peuvent avoir les Français pour Berlin : « J’ai l’impression que certain intellectuel français vont chercher à Berlin ce qu’ils ne trouvent pas dans l’ambiance plutôt bourgeoise à Paris. Au lieu d’aller aux Tuileries, ils vont dans les bistrots de Kreuzberg pour rencontrer des Turcs et des écolos, des punks. Parce qu’ils trouvent ça extraordinaire. Je ne pense pas que ce soit l’essence de l’Allemagne, où l’essence de la vie berlinoise, et je crois qu’il y a certes un goût exotique, morbide peut-‐être, qui est certainement un produit aussi bon marché, ça se vend bien.93» Certes il n’y a pas de regard changeant pour les Français sur Berlin,
mais sans doute beaucoup d’interrogations, sur de nombreux sujets qui peuvent gêner la France : les problèmes sociaux, l’intégration des immigrés, le passé nazi, et dont on vient parler à Berlin, avec plus de détachement. Il serait plus facile de
pointer les difficultés d’un voisin plutôt que de faire face aux siennes. Les Français se regardent à travers Berlin, catalyseur de nombreuses interrogations. Les questions sont posées, les mots prononcés, la parole radiophonique n’est pas une vérité générale mais donne un aperçu de l’état d’esprit de l’époque, de ces témoins. Berlin, ville morbide, tourisme de désolation se pose alors en miroir pour les explorateurs radiophoniques français. Difficile de jauger les affects de chacun face à cette ville, mais quoi qu’il en soit, le regard français sur la décennie ne change guère, Berlin intrigue, Berlin questionne, Berlin peut mettre mal à l’aise comme elle peut faire rêver. Les producteurs et les reporters rapportent ces interrogations, et les laissent s’ancrer dans le paysage médiatique des années 1980, spectateurs et acteurs des doutes et des malaises français.