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1 Image et lumière

Dans le document L'image à la lettre (Page 47-50)

Sur cette nature lumineuse, il n’est peut-être pas inutile d’opérer un retour, ne serait-ce que parce que le film y réfère constamment, au travers de la gestuelle du peintre, notamment, et par les choix de mise en film qu’opère Victor Erice.

Les rayons lumineux se définissent à l’aide de plusieurs para-mètres interdépendants : la « période », qui est laduréed’une vibra-tion, la « fréquence », qui en est lenombre par seconde, et la «

lon-1. Il y a « mise à nu » en effet, car la caméra est pour ainsi dire « postée », ce qui produit un dispositif spectatoriel particulier, marqué d’une sorte de voyeurisme pudique.

2. Ce dialogue intime, cette confrontation homme/nature, me semble déjà en soi, profondément méditerranéenne.

gueur (d’onde) », c’est à dire ladistanceparcourue par la vibration, trois paramètres sur lesquels repose le cinéma en tant qu’invention technique, et réalité esthétique. L’œil humain n’est sensible pour sa part qu’aux radiations électromagnétiques qui correspondent au spectre visible (les six domaines de stimulations colorées diffé-rentes1), mais sa structure complexe et son interaction avec le cor-tex cérébral permettent de voir des variations très subtiles d’inten-sité lumineuse, de couleurs et de formes. Tout ce qui se voit l’est par la lumière qui elle-même subit, avant de pénétrer dans l’œil, des interactions avec la matière qu’elle rencontre, quelle que soit sa nature ; c’est ainsi que la lumière peut être absorbée, transmise, réfractée, réfléchie ou diffusée, mais, le plus souvent, elle subit de façon concomitante à des degrés variables l’ensemble de ces effets2. On remarquera d’ores et déjà que toutes ces possibilités sont décli-nées par la mise en image du réel et de ses objets que propose le film de Erice, attirant de facto le regard sur la matérialité de ceux-ci.

Lors de la rencontre avec la matière, laréflexion de la lumière peut s’accompagner dediffusion— ceci dépend de la surface plus ou moins lisse, plus ou moins granulaire, de l’objet. L’aspect lisse crée l’effet de brillance, et le film sait capter cette réflexion de la lumière lorsqu’il s’agit de cadrer les fruits jaunes/dorés dans le soleil, ou sous la lumière d’un projecteur. Par contre, lorsque la structure microscopique de l’objet est moins homogène, il y a dif-fusion de la lumière et le rayonnement diffusé renseigne l’œil sur la couleur.

La machine optique qu’est l’œil humain reçoit ces variations par-ticulières des rayons lumineux, qui, transformés en influx nerveux, sont transmis au centre cérébral de la vision où ils sont analysés. La vision, thème essentiel du film, est donc l’affaire de l’œil qui détecte et code la brillance et la diffusion c’est-à-dire la couleur ; la perception3est l’affaire du cerveau qui fournit une description unifiée de l’objet à partir des propriétés transmises par la vision,

1. Celles dont la longueur d’onde est comprise entre 380 (le violet) et 780 nano-mètres (le rouge).

2. Par ailleurs, c’est la nature des liaisons chimiques qui constituent un corps (la matière) qui fait que celui-ci retiendra certaines longueurs d’ondes et apparaîtra coloré ou non.

3. Étant donné que la vision est binoculaire, cette perception du monde est stéréo-scopique : en effet, la fonction cérébrale n’est pas seulement de mélanger les deux images reçues, mais de les comparer, créant relief et profondeur de champ, ce que vise à reproduire le medium cinématographique.

à laquelle s’ajoutent les deux autres opérations psychiques liées à la perception : l’intellection et la cognition, dans le cadre des-quelles intervient la médiation de l’anthropologique et de la socio-culture. Le filmEl Sol del Membrillodiscourt à sa manière sur exac-tement ceci : la saisie du réel par l’acte mécanique et culturel de vision, et l’aptitude de l’artiste à rendre celle-ci : comment imiter par le biais d’une re-présentation artistique, comment transcrire, restituer,rendretoute cette réalité de la perception et des sensa-tions, voire des émotions que celle-ci procure ? Comment, ce fai-sant, saisir, pour le rendre sensible, le rythme de la nature et sa réalité de lumière ? Si un appareil de prise de vue peut, en effet, capturer le réel presque aussi parfaitement que l’œil humain, inter-préter l’image, c’est à dire lavoir, dépasse en revanche les capaci-tés de n’importe quelle machine, aussi sophistiquée soit-elle. Cette impuissance, le film l’avoue constamment, dans le même temps qu’il essaye désespérément de la vaincre.

La perception visuelle est, par ailleurs, associée à des stimuli olfactifs, auditifs et tactiles, réalités concrètes et vitales que ne néglige pas la problématisation opérée par Erice. On se remémo-rera à cet égard certains plans : celui, par exemple, où Enrique Gran, l’ami en visite, est rappelé à l’ordre lorsqu’il s’apprête à toucher l’un des fruits qu’est en train de peindre Antonio Lopez ; ou bien ces plans récurrents montrant, en cadrage serré, une main qui enserre avec sensualité le fruit coloré, brillant et charnu ; ou encore, tel plan décrivant dans la durée le geste de l’homme portant le coing jusqu’à ses narines pour le humer avec application et méthode, mais aussi, avec délectation.

À ces exemples, on ajoutera d’autres signes du texte, en particu-lier ces fragments de monologues ou de dialogues où se trouve évo-quée l’odeur (verte, à maturité, ou de pourriture) du fruit. Il est à remarquer, cependant, qu’en dépit de tous ces détails, le film ne cherche pas à produire un exposé, il n’illustre pas, non plus, une théoriede la perception : il laparle, avec les moyens des sens, et d’une manière culturelle, très méditerranéenne. Il suffit de penser, pour s’en convaincre, à la séquence de la dégustation du fruit par les étrangers qui le découvrent : « goût de poire mûre », « sec », « meilleur pour la confiture », entend-on, par bribes. La prise de son, en particulier, rend sensuellement concret ce rituel de dégustation : l’oreille du spectateur s’emplit du bruit du fruit que l’on tranche, du

craquement opéré par la morsure dans le charnu du coing, tandis que l’œil est invité à se perdre dans la lenteur de la mastication.

Les contenus événementiels et le traitement filmique dont cer-tains aspects premiers viennent d’être évoqués, par delà ces thèmes du regard, de la lumière, de la matière et de l’Art, renvoient déjà à un sujet culturel méditerranéen.El Sol del Membrillo, par ses formes esthétiques et de contenu, manifeste une façon de voir, de penser et de dire le monde, vision culturelle spécifique qu’une étude sémio-tique du film permet de mettre en évidence. En effet, l’analyse fait émerger des opposites conceptuels : le circulaire s’oppose au recti-ligne (cf. l’arbre, la tour..), la verticalité à l’horizontalité, la trans-cendance à l’expérience et la continuité à la rupture. Au niveau de la sémantique profonde, les contradictions dynamiquesvieØmort, ordreØdésordresont d’autres formes conceptuelles qui viennent avec régularité ordonner les représentations, donc les significa-tions, dans le film de Erice. Par ailleurs, la problématisation duvoir

qui s’y rencontre, de même que les discours sur la symétrie qu’on y relève, et, enfin, la référence récurrente à la perspective (cf. la géométrie (ainsi)révéléedu peintre) laissent affleurer la médiation discursive du perspectivisme issu de la philosophie de Ortega y Gas-set. S’avoue aussi une méditerranéité profonde identifiable dans les universaux de pensée alimentant le texte, mais qui s’y dotent d’une hispanité historiquement marquée.

La nature des éléments de rythme observés par l’analyse transcrit elle aussi ce magma conceptuel, en particulier la dynamique conti-nuité/rupture.

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