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III Une anthropoéthique au service du développement

Dans le document Le principe Développement (Page 159-200)

Le principe développement amène l’homme jour après jour à se regarder soi-même comme un autre avec douceur, compassion, humilité et humour. L’homme apprend à se respecter tout en respectant autrui. La souffrance infligée à autrui est sa propre souffrance, doit-il se rappeler. Ce qui est donné ne peut être repris car la vie transpire du don. Quant au pardon, celui-ci réanime la vie au quotidien dans un désir de revitalisation des liens distendus. L’être-en-relation est étant par sa place dans le monde. Il devient un Etant, quand sa pensée va au cœur de son intériorité et atteint la certitude qu’en tant que tel, il est aimé, aimable et le restera quel que soient son état clinique, son âge, ses défaillances et ses outrances. Le mot respect se décline ainsi dans cette reconnaissance de l’être-Etant, nous renvoyant à une éthique dans laquelle l’homme est au centre. Non pas en vue d’un anthropocentrisme totalitaire mais bien au contraire pour reconnaître et assumer que l’homme a une responsabilité majeure dans l’environnement qui lui est sien.

Cette éthique de la relation envers soi, envers autrui et vis-à-vis de son environnement appelle l’homme à mieux assumer cette inscription temporelle qui nous a déjà servi de trame dans les pages précédentes.

Dans cette troisième partie, cheminons sur ce temps qui passe. Cette temporalité, fil sur laquelle l’humanité se déploie et qui est immanente au principe développement. Nous reprenons donc indirectement le Sens385 que l’homme doit pouvoir donner à sa vie, dans un étayage du présent sur le passé en vu d’advenir pour l’accroissement de la confiance et de la réalliance dans la perte de sa toute-puissance. Déployant H. Bergson et E. Minkowski, nous déclinerons le présent de l’être-de-relation comme un présent vécu, véritable durée entre une mise-en-présence et une mise-en-absence.

Le passé ou ce qui fait racine de la posture de chacun dans ce présent-vécu amène l’homme à assumer sa finitude autant que sa liberté c’est à dire sa spécificité d’être-au-monde, d’être dans ce monde qui lui a été confié. Reconnaître que son animalité est réelle mais bien particulière ne remet pas en cause le respect que l’homme doit avoir vis-à-vis des autres formes biologiques mais l’aide à identifier la liberté qu’il est en droit d’attendre et de demander.

Le futur est ce qui est donné à réaliser… en konomie et non isolément. Encore faut-il s’en donner les moyens et assumer ce «devoir » de maïeuticien remis entre les mains de chacun de nous. Le principe développement renvoie donc à l’acceptation de son rôle et donc de ses actes vis-à-vis de tous prochains et son environnement, jour après jour, inscrivant l’homme dans la temporalité, entre passé – présent – avenir. Le geste, le regard, l’attention, la sympathie, l’empathie, le devoir que le visage d’autrui lui impose sont autant de modalités pratiques du vivre ensemble. Véritable éthique que j’appelle anthropoéthique, pour rendre compte de ce désir de participer à la maïeutique de chacun à son être profond en vu de l’aider à ce qu’il devienne acteur conscient de son propre développement en konomie sereine.

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159 Assumer la temporalité, ce présent-vécu

Puisque l’homme est le seul être vivant à se dire mortel et à se savoir mortel, son essence passe par cette énigme du temps, énigme de l’espace dans lequel il s’ébroue. Se développer n’est-ce pas assumer sa temporalité, c'est à dire un temps-vécu riche de tous ses liens entre passé et futur ?

Avant d’aborder ce qu’est le principe du développement et temporalité-vécue, laissons-nous rejoindre par les familles face à la souffrance-vécue et tentons ensuite de souligner la rupture entre temps chronos ou impermanence et durée.

De la valeur subjective du temps en clinique

Toute personne face à la maladie est éprouvée dans ses propres fondements et sa compréhension du temps et de l’espace. Tout schéma précis vole en éclat quand le malade crie de douleur (physique) et quand l’angoisse étreint le malade ou sa famille. Et mieux que quiconque, ces situations sans pouvoir épuiser le phénomène du temps-vécu sont pourtant les meilleures façons de nous ouvrir sur la complexité de ce vécu386.

Comment vivre l’instant effractif d’un diagnostic ? Un enfant nous est amené à 5 semaines de vie avec des convulsions répétées. Le diagnostic est difficile à porter car ces convulsions sont très atypiques. La première équipe qui s’en occupe prendra plusieurs jours avant de se douter du diagnostic. Le « retard » psychomoteur apparent de l’enfant accroît l’inquiétude parentale. Qu’est-ce que le temps quand ses parents osent nous dire dès le soir de l’annonce d’une épilepsie : «Docteur, dites moi vraiment, est-ce que mon enfant sera handicapé ? Car cela je

ne pourrais pas le supporter ! Avec mon mari, on en a déjà parlé, et on ne sait pas si nous n’allons pas l’abandonner ! » Cette phrase «terrible » montre la déflagration que peut susciter

le doute ou une inquiétude avérée ou non. Terrible non pas tant pour ce qu’elle a dit, mais terrible par la déstructuration spatio-temporelle mais aussi déstructuration existentielle que cette déstabilisation a ouverte. Quelle brèche dans le rythme du temps chronos et temps

tempus s’ouvre en ces instants ? Instants de folie, instants que personne ne veut vivre et que

pourtant il faudra assumer.

La mort subite du nourrisson est littéralement folie de l’instant qui ouvre sur l’éternité. Un enfant de quelques mois est retrouvé livide dans son berceau. Sans respiration, il n’est pas réanimable et la mort est bien réelle387. La mort peut-être, mais comment des parents peuvent- ils entrer dans ce principe de réalité ? Quelle folie aussi que cet « instant » qui vous a assassiné votre enfant comme un couperet (image de l’instantané). Mais qu'est ce que ce présent fugace qui s’inscrit au fer chaud en la mémoire des parents et s’étirera comme un présent perpétuel sur toute la vie ? Comme le souligneront la plupart des parents dans ces circonstances, l’annonce de la mort de leur enfant est signifiée comme « instant d’éternité » ! De tels instants font exploser toute certitude dans la compréhension du monde, sur sa propre toute-puissance et ses limites. Nous reverrons combien le présent devient chair, incarné entre un évènement (le début d’une situation) et un futur proche puis un futur au cours duquel l’image et l’idée de cet enfant ne s’éteindront jamais. Ce futur fait contraction, en un seul éclair, compacté qu’il est, comme dans un trou noir, où toute l’énergie du désespoir empêcherait toute dilatation. Seul l’évènement malheureux compte. La notion de dépassement

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Geoffroy M., La patience et l’inquiétude, Paris, Romillat, Coll. Espace éthique, 2004. 220 p. Nous retrouvons ces interrogations admirablement décrites dans l’ouvrage de Michel Geoffroy où le temps est en permanence souci de soi, souci de l’autre.

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ou d’éclatement du temps souvent appelé éternité par les familles fait irruption dans l’instant et l’instant est figé en cette éternité. De quel présent parle-t-on alors ? D’un présent, qui n’a plus Sens, puisque plus de sens-signification, qui n’a plus de sens-sensorialité puisqu’on ne peut même plus le toucher, qui n’a plus de sens-direction et encore moins sens-confiance- partagée ? Que vit-on dans ces moments ? Est-ce un présent tragique, une aporie ? La fuite est une façon de vivre cette effraction soudaine, inattendue et dramatique. « La mort est présente » dit-on d’ailleurs. Comment parler de présence de la mort quand la mort c’est ne plus être présent au monde ? Et si la mort est « sortie du temps et de l’espace », comment parler de présent, de présence dans ces situations ?

Voici une autre situation avec Samuel déclaré en soins palliatifs qui nous a mis dans des situations d’incohérence totale de conduite du temps à vivre. Samuel depuis 3 ans est encéphalopathe. Il présente aussi une épilepsie réfractaire et des sécrétions pulmonaires si importantes qu’elles gênent considérablement l’enfant pour respirer d’autant que s’y associent, par intermittence, les effets délétères d’une sténose sous - trachéale qui entraîne une dyspnée laryngée dramatique. Une famille unie avec deux aînés accepte que l’enfant rentre à domicile avec un matériel autour de lui digne d’une unité de soins continus et vit au fil des mois la folie de ces aggravations. Après de longues discussions, il y a plusieurs mois, les parents ont compris qu’il pourrait décéder brutalement et que sa vie ne pouvait être prolongée de façon inexorable. Ainsi et dans une réelle dynamique de konomie, ils peuvent dire que l’accompagnement optimal ne se conjuguait plus avec le mot réanimation si un malaise aigu venait à survenir. Les parents ont alors écrit ce qui s’apparenterait à des directives anticipées, remises ensuite au SAMU, aux urgences pédiatriques, aux parents et au service afin qu’aucune décision médicale ne soit prise sans discernement en cas d’aggravation brutale. Cette konomie leur a permis de dire Je en pleine confiance. Comment ces temps ne sont-ils pas vécus comme des moments si grands qu’ils dépassent tout entendement, toute rationalité. Cependant, depuis plusieurs mois, ils avaient prévu de pouvoir partir à la montagne 6 jours. Ils n’étaient pas partis depuis la naissance de cet enfant. Samuel présente malheureusement une nouvelle aggravation juste avant leur départ entraînant une énième hospitalisation. Que faire ? Ne pas partir en vacances ? Et s’il s’aggravait pendant les vacances, les parents si loin ? «Dites, Docteur, je ne pourrais pas supporter de ne pas pouvoir lui dire au revoir avant

son décès, si cela devait survenir pendant cette semaine…» me dit la mère devant la

psychologue «…sinon je ne pars pas ! ». Comment faire face à cette famille qui a énormément besoin de prendre un peu de temps-vécu ensemble. Comment aider cette famille à continuer de grandir ensemble malgré cette épreuve dramatique que leur impose la santé de Samuel ? Comment ne pas enfermer la famille dans une relation figée et fixée à cet enfant dont le pronostic est impossible à donner ? Comment aider son frère et sa sœur à grandir aussi, à se développer sans abandonner leur frère mais sans que leurs parents ne les abandonnent aussi… pour ne pas manquer d’être présents en cas de décès brutal de leur frère malade ? Que proposer d’autre finalement que de dire : «En cas de malaise, je vous promets

que nous ferons le temps de votre retour, une prise en charge médicale complète voire une réanimation, avec intubation et ventilation (qu’ils avaient antérieurement refusés par respect pour leur enfant). Mais qu’ensuite, je vous assure que nous reprendrons l’enfant dans notre unité de neurologie pédiatrique après lui avoir retiré cette aide ventilatoire. Pour l’aider à continuer comme avant ou l’accompagner jusqu’à son décès ».

Comment vivre ces moments où la vie fuit entre les doigts et pour lesquels plus aucun repère n’est possible puisque tout ce qui est dit un jour peut prendre une perspective contraire un jour suivant sans que ce changement de position ne soit signe d’un quelconque relativisme ni déjugement de quiconque ? De quel temps parlons-nous ici et face à quelle apparente incohérence sommes-nous ? Alors même que face à une pathologie aussi lourde toute la famille de concert avec l’équipe avait accepté la folie de voir la nature si terrible et de ce fait rempli des directives anticipées pour le respect le plus entier de Samuel, aujourd’hui, nous

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entrons dans une autre dynamique acceptant que le temps devienne kairos ? Tout cela pour permettre de dire au revoir ! … Les parents ont pu partir la semaine. L’enfant après 48 heures difficiles médicalement s’améliorera au cours des jours suivants. Qui est maître du temps ? De quel temps sommes-nous maître ? De quel temps parle-t-on ? Qu’est ce que cette relation à l’autre si ce n’est cette tension appelée présent entre un passé et un futur, entre une mise en relation et la fin d’une relation ?

Enfin de quel temps parle-t-on chez un enfant ou un vieillard ? L’apprentissage de cette idée, de sa valeur quantitative et qualitative se fait peu à peu388. Cette connaissance est d’une part physiologique mais aussi culturelle. Si comme toutes les étapes de compréhension du monde, celles-ci sont particulièrement évidentes durant les premières années de la vie, cette appréciation de l’environnement continuera durant toute la vie. L’enfant ne peut comprendre l’espace qu’après avoir acquis la position orthostatique. Ne tenant debout que vers 10 mois, il ne pourra évaluer le temps et la durée qu’après avoir dû marcher par soi- même entre tel et tel point. Cependant, dès les premières semaines de la conception, le fœtus est bercé par le rythme veille - sommeil de sa mère, par les bruits du cœur qui varient en fonction des activités et de l’humeur. Peu à peu, la structuration temporelle d’une personne s’inscrira autour de la perception et la capacité d’ajustement de son action aux différentes composantes du temps avec trois dimensions : ordre, orientation et gestion. L’ordre avec les caractéristiques de succession, de durée, d’intervalle, de vitesse, de périodicité, d’irréversibilité et de rythme. L’orientation avec la linéarité irréversible et les cycles donnés par des rythmes permanents. La gestion de ces notions pour aboutir à un objectif : échéancier, création d’un calendrier, construire un avenir. Ensuite entre dates anniversaires, temps de fêtes, de commémorations, l’homme construit sa propre identité. La structuration du temps se construit ainsi en périodes successives. Doit-on rappeler en simple exemple que la notion du temps de la semaine se met en place vers 6-8 ans et que la notion de mois et de saisons apparaît vers 8 ans. La compréhension de la généalogie est aussi difficile à organiser avant cet âge. Si tout cela peut sembler discontinu, une durée, une attente et un effort sont marqués non seulement par le temps qui passe, mais aussi par l’action qui se comprend entre un désir, une mise en acte, une réussite ou non, une évaluation de l’acte, le tout en interaction avec son monde, avec un autrui qui lui aura permis ou non de s’y engager en l’encourageant ou non, en donnant confiance ou non, construisant ainsi une histoire particulière pour toute action, aussi anodine soit-elle. Le tout dans un bain de langage permettant une symbolisation qui affermira le présent sur des bases solides. Le présent devient alors passé mais un passé riche de l’expérience vécue soutenant le futur prévisible, futur alors attendu, désiré, ou à construire. Quel enfant n’attend son anniversaire prochain quand celui de l’année vient à peine d’être fêté ?

Que dire des adultes qui eux aussi selon leur âge ou selon leur désir ou leur attente donneront une idée différente du sentiment de durée. Quelle place a le temps vécu pour une personne qui attend sans repère chronologique une visite, parce qu’atteinte d’une maladie d’Alzheimer ou d’une maladie psychiatrique389 ? Que dire des personnes en situations de précarité ou de grande vulnérabilité ? Dans certaines situations, comme en milieu d’extrême pauvreté ou d’extrême précarité, le temps n’a plus de sens ou n’aura pas le sens du temps décrit ci-dessous. Ces familles vivent de courts instants de quiétudes entrecoupés par de longs moments de douleurs et de souffrance (le froid, la faim, le manque de quiétude des parents, l’absence de parole explicative par déficit du langage par le monde des adultes), par des moments d’incompréhension face à la souffrance parentale. Entre un passé qui n’est pas à retenir (trop de souffrances ressenties, incomprises, refoulées, déniées) et un futur qui ne se regarde que dans les livres de contes, il faut vivre au présent qui se réduit bien souvent au seul

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de Broca A., Le développement neuro psycho sensoriel de l’enfant, Paris, Masson, 2005, pp. 83-88.

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temps chronos. De quel présent parlent ces enfants ou ces adultes qui ne voient qu’une suite de moments de survie ? De quelles perspectives parlent-ils, peuvent-ils parler, peuvent-ils construire dans leur mental ? Heureusement, l’amour est un langage universel qui ne dépend pas de la quantité de richesse ni du langage verbal… mais quand la pauvreté est trop lourde à porter, l’amour n’a plus beaucoup de place pour se dire. C’est dire si notre rôle de com-pair, d’alter ego nous convie à vivre cette anthropoéthique qui fera renaître à eux-mêmes ces personnes bien ébranlées.

Différentes représentations du temps

Temps physique, de l’instantané à l’impermanence

Le temps est cependant une donnée difficile à bien circonscrire. Avant de pouvoir au mieux instruire notre abord du présent-vécu, reprenons quelque peu les notions physiques qui semblent pour certains être seules à pouvoir dire ce qu’est le temps ! Notre point d’exclamation rappelle cependant que la physique n’est que simple mentalisation d’un phénomène étudié à travers un prisme rationnel d’une certaine culture basé sur des axiomes mathématiques très subjectifs. D’ailleurs, le temps cartésien est bien éloigné du temps du

Samsara bouddhiste et la théorie de la relativité et les mathématiques floues ont montré que

les mêmes données pouvaient aboutir à des résultats bien différents390.

Reprenons donc quelques éléments des représentations du temps car chacun se situe dans sa propre vie et donc dans sa relation à autrui en fonction de ses représentations conscience ou inconsciente qu’il a du monde, du temps et de l’espace.

Du temps physique ou temps Chronos ?

Représentation du temps de la construction de l’univers

Le temps, c’est déjà la relation à notre lieu de résidence « la Terre ». Depuis quand l’homme est-il ainsi assis sur cette terre ? Si l’univers est ainsi, pourquoi et comment est-il ainsi ? Le monde occidental est marqué par les réflexions grecques, agnostiques et judéo- chrétiennes. Leurs confrontations ont amené les différentes théories de l’accouchement du monde. Il est étonnant de voir comment en moins de 40 ans, cette question a été en partie résolue et qu’en le faisant, l’homme a découvert de la complexité, encore plus de complexité. L’univers s’est ainsi construit depuis 13,4 milliards d’années à partir d’éléments informes et pourtant, celui-ci produit des êtres de complexité croissante, à l’inverse de tout ce qui aurait pu être prévisible (humainement parlant évidemment). Et s’il s’est construit ou a été construit, l’univers qui était supposé éternel est voué à une usure, à sa disparition, irrémédiablement. L’idée d’un univers éternel ne peut plus être soutenue391 même si de très nombreux philosophes ont basé toutes leurs réflexions sur le contraire (depuis Héraclite, Platon, aux plus actuels Descartes, Engels).

Depuis Sadi-Carnot et Clausius Rudolf Emmanuel, à partir des notions d’entropie en thermodynamique (du grec : en.trepein : action de se re-tourner), le monde est perçu comme en mouvement et périssable. Même si le phénomène d’entropie paraît n’être que perte de liens de manière irréversible et n’entraîner que perte d’informations, ces scientifiques ont permis de montrer que le désordre est paradoxalement à la base à toute relation. Toute composition

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