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II Se développer c’est assumer son intersubjectivité en véritable «Konomie »

Dans le document Le principe Développement (Page 70-159)

La première partie de notre réflexion nous a permis de mieux comprendre cette nature corporelle-psychique et sensorielle qui caractérise l’humain, de façon si universelle dans ses aspects animalitas et pourtant vécue si singulièrement avec la perception phénoménologique de l’être de l’ego. Le développement semble donc bien se conjuguer avec pertes d’enveloppes même si certaines compétences ou attributs sont acquis au fil du temps, acquisitions nécessaires d’ailleurs pour réaliser secondairement ce mouvement de retrait d’enveloppes. Notre travail va dès lors se poursuivre dans cette seconde partie sur trois dimensions.

Nous aborderons le vécu de la perte de la relation ou appelé période de deuil dans un premier temps, et par ce biais nous aborderons la façon dont l’homme du fait de son inscription dans la temporalité, entre mémoire et oubli, vit les échanges bien au-delà des réactions que ses aspects techniques ou purement physiologiques peuvent produire.

Nous montrerons ensuite qu’aucune interaction ne fait l’économie d’entrer dans une dynamique d’actes de partages particuliers en réciprocité libre, actes nommés dons et pardons. Ces deux temps sont bien plus que de simples outils techniques mais sont réellement créateurs et cicatriseurs de relation et ferment de développement. Ces deux moments de la relation sont en effet immanents au développement de l’homme et de ce fait spécifique même de l’humanisation.

Après avoir abordé cette obligation de relations entre dons et pardons pour être, pour assumer son être-de-relation, nous nous tournerons vers ce Je qui s’exprime, qui parle et qui écoute, qui donne et reçoit. Depuis Augustin, puis Descartes et Kant notamment, le Je est cette parole qui signifie la personne, une personne en soi, unique, individuelle. La fonction du

Je qui s’affirme a été nommée principe autonomie. Ce principe a été si discuté depuis qu’il

n’a pas la même signification pour tous ceux qui en parlent et nous le montreront dans un chapitre. S’il est donc difficile de se comprendre et de se faire comprendre quand on parle d’autonomie, la position du Je qui se dit, ne pouvant pas à mon sens se décliner sous le mot autonomie, m’amène à un néologisme afin de bien montrer la force d’un Je qui se dit dans sa singularité en assumant ses liens avec son environnement. Rappelons rapidement que si l’homme n’a pu dire Tu qu’après avoir su dire Je, il n’a pu dire Je seulement et parce que un

Tu l’a regardé depuis sa naissance. Ce Tu lui aura renvoyé « la » question existentielle du

«Qui suis-je ? ». Ce Tu est aussi tout son environnement qui par le contexte donne sa réelle implication historique. Nous appellerons par le néologisme «principe Koïnomos ou konomie » cette dynamique de la vie d’une singularité qui assume pleinement son interaction vitalisante et qui sait ce qu’il doit aux Tu(s) qui l’entourent pour se dire être singulier. Si nous parlons d’un Je assumant cette konomie, c’est bien pour insister sur le fait qu’assumer, ce n’est pas tolérer, ni courber l’échine, ni reprendre la démarche stoïcienne mais c’est bien au contraire «prendre pour soi, se charger de, accepter une charge ». Certes, des esprits chagrins pourront dire que la vie donnée s’impose à l’homme, qu’il le veuille ou non. Cette vie donnée, renvoie à mon sens à oser dire un Je plein et réel avec ces autruis qui font face, pour faire vibrer à sa mesure avec humilité, en harmonie l’humanité qui nous est confiée.

Cette assomption est tout le travail que l’homme fait en cherchant le sens à sa vie, en lui donnant du sens. L’homme doit donner du sens et donc une valeur à ce qu’il est, ce qu’il fait, ce que sa corporéité lui impose. Nous reprendrons M. Scheler153 indirectement par toutes

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Scheler M., Le formalisme en éthique et l’éthique matériale des valeurs, Tr. M. de Gandillac, Paris, Gallimard NRF, 1991, 640 p.

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les allusions sur la façon dont l’homme va interpréter ses choses vécues, afin de les ériger comme essentielles (les essentialités) au cœur de sa création jour après jour. Assumer c’est accepter cette remise en cause de toutes ses valeurs, du fait des nouvelles situations qu’il ne manque pas de traverser face au temps. Aucune assomption n’est acquise une fois pour toutes amenant l’homme à devoir se réapproprier et à réassumer sa place dans le monde tout au long de ses étapes du développement. Si cette position semble facile à prendre quand la personne se sent nantie et en bonne santé, j’espère montrer au fil des pages qu’il n’y a ni bonne position ni bonne situation pour vivre cette herméneutique de la vie et que toute personne aussi déficiente ou aussi malade soit-elle est autant maïeuticienne des autruis lui faisant face que la plus grande des personnalités.

La perte d’autrui, au cœur du principe développement ?

Si vivre c’est être-en-relation, comment vivre après la perte de l’être-aimé ? Le principe développement a-t-il un lien avec la perte de l’être aimé ? Comment une personne peut-elle survivre et donc continuer à se développer après la perte de celui-celle avec qui la communication était privilégiée, après la perte de celui-celle qui lui était affectivement liée et qui était celui-celle qui lui avait permis et lui permettait jour après jour de se développer. La mort d’autrui renvoie au mystère de la vie mais renvoie aussi à la solitude de l’homme qui se retrouve sans son alter ego et donc face à la perte d’une partie d’une partie de soi, et donc de son ego. Toute la vie est cependant rythmée par de telles pertes «pour toujours et plus jamais comme avant » tant d’une personne aimée que de parties de soi154. Cette perte à tout jamais est plus qu’un fait ou un évènement, mais bien questionnement existentiel pour celui qui reste. Cette perte ouvre sur un état traumatique qu’un être humain subit et au-delà duquel il doit survivre. Si la mort touche tout homme sans exception voire tout processus biologique avons- nous dit, la mort d’autrui peut paraître supportable quand autrui n’est pas connu, quand la mort se passe loin de soi. Il peut y avoir tristesse et désarroi quand un homme apprend la mort d’un citoyen du monde mais il ne sera pas endeuillé de sa mort. Par contre, combien sera-t-il frappé à cœur de la mort d’un être avec qui il était affectivement lié même s’il ne le voit plus depuis des années ? Qu’est-ce à dire ? Quel processus l’homme doit-il mettre en œuvre pour continuer à vivre et donc pour continuer à se développer après cette mort (…si prévisible par définition pourtant) ?

L’homme survivant devient une personne endeuillée de la mort de cet autrui avec qui il était affectivement lié comme me l’ont montré toutes les familles endeuillées rencontrées dans des circonstances extrêmement différentes155. Ce n’est pas un savoir, ni une expérience que l’on cherche à avoir. C’est un changement d’état qui s’opère à la perte d’une personne chère qu’on ne peut pas ne pas vivre. Etape, processus, travail, phase, tous ces mots traduisent la rupture entre l’avant et l’après de cette perte. Comment vivre après cette déflagration ? Etre endeuillé c’est donc continuer de vivre après la perte d’un être avec qui des liens affectifs ont été tissés (humain, animal). C’est alors paradoxalement « ressentir l’absence » de son regard, de sa chaleur, de son odeur, de ses vibrations, de ses bruits dans lesquels l'endeuillé baignait. L’endeuillé ressent à l’envers la perte. Il se sent anesthésié de la perte sensorielle extrême tout en gardant une pleine conscience de la réalité. Il ressent alors une forte impression d’étrangeté du fait de la perte de ses références corporelles archaïques structurelles. Sa dynamique

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La perte d’une partie de soi a été longuement envisagée avec les étapes du développement physique et psychique, notamment lors de la règle des neufs.

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de Broca A., Deuils et endeuillés, Paris, Masson, 2006, 3 éd., 202 p. L’auteur organise depuis 15 ans un diplôme d’université intitulé «Deuils et endeuillés » à l’université de Picardie Jules Verne et a fondé l’association Vivre son deuil Picardie.

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psychique est seule capable à ce moment aigu de pouvoir reprendre le dessus en essayant de communiquer avec l’être disparu par la pensée ou en revivant mentalement les souvenirs vécus ensemble. La personne endeuillée se sent seule au monde puisque le monde lui était connu (en partie) à travers le filtre de l’être aimé défunt. Comment pourra-t-il désormais parler et comprendre le monde sans la parole de cet autre, désormais défunt. La mort de cet être aimé le fait sortir du monde, quand auparavant il était mis au monde, il accouchait au monde, par et à travers lui. Assumer la mort d’autrui c’est aussi reposer la question du sens de sa propre vie et de sa mort que nous aborderons dans un chapitre suivant dans notre questionnement sur notre finitude.

Ainsi décrite, cette étape ne peut pas ne pas s’imposer à toute personne qui perd un être cher, et il ne pourra pas faire l’économie du travail psychique imposé, quoiqu’il fasse. La perte d’un être cher tout comme la perte de ses propres spécificités (sensorielles, apparition d’un handicap) au fil de sa vie, renvoie à ce devoir de perdre des certitudes sur sa toute- puissance et est toute la trame du principe développement. Elle est passage et le drame vécu par la personne endeuillée est celui de ne plus avoir de lieux, d’espace, de temps pour dire, raconter, clamer, tout l’amour qu’il a et qu’il avait vis-à-vis de l’être défunt. Le deuil consiste à se mettre en disposition pour que l’être disparu à tout jamais du point de vue physique et malgré son absence de place dans le monde puisse prendre une place du point de vue symbolique dans le cœur du survivant.

La mort est toujours séparation dramatique

«Pourquoi me quittes tu, que t’ai-je fait ? » «Pourquoi me laisses tu ainsi, aussi

démunie, seule ? » dit toute personne endeuillée. Associée à la colère d’être seule, la

culpabilité de l’avoir laissé partir est quasi constante : «Que n’ai-je fait pour n’avoir pas pu

l’empêcher de mourir », «Quelle mère suis-je pour ne pas avoir su empêcher mon enfant de mourir ! Que va-t-on penser de moi ? ». «Au moins tu ne souffriras plus ! Je t’aime, je t’aime ! » dit une maman à son enfant encéphalopathe qui vient de décéder dans un tableau de

maladie respiratoire chronique en éclatant en sanglots. Et tant d’autres …

L’individu existe parce qu’il est vivant, parce qu’il se dit vivant, parce qu’on le dit vivant, parce qu’il doute d’être vivant. Etre endeuillé, c’est perdre un morceau de soi que beaucoup expriment par les mots "amputation" ou "déchirement". Si le défunt est encore aimé, il ne peut plus être aimant ni directement aimable. Qui peut supporter la perte d’une parole aimante ? Autrui était comme une partie de soi, partie certes extérieure mais qui renvoyait une image positive narcissique si nécessaire à la construction de l’être. La mort de l’autre est-elle alors seulement une faille narcissique, un signe de la vulnérabilité humaine soulignant que l’homme serait ainsi le seul animal à ne pas pouvoir vivre sans l’autre, sans son rapport affectif à l’autre ? Qu’est ce que le besoin de parler du défunt lors des veillées des funérailles et des anniversaires (quand celles-ci existaient encore) si ce n’est le besoin irrésistible de se dire, de se raconter, d’entrer dans une narrativité par l’évocation de souvenirs et de projets projectifs de ce que le défunt aurait fait s’il avait été présent !

Qu’est ce que vivre sans le défunt, comment vivre sans lui, pour quoi vivre sans lui ? La mort affecte l’existence car la perte affecte la personne au plus profond de son être, en son propre sein, en sa propre dynamique. Ne serait-ce d’ailleurs pas le seul problème de la mort ? Est-ce réellement au défunt que l’homme pense dans son for intérieur quand il se dit en manque de lui ? «La mort de l’autre nous renvoie à notre solitude. Elle nous ampute d’une

dimension essentielle de notre identité »156.

156

Augé M., «Ce que nous avons perdu ce sont les vivants, pas les morts », La mort, et moi, et nous, Paris, Ed. Textuel, Le penser vivre, 1995, p. 91.

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Le travail de deuil parfois appelé processus de deuil est cette mise en marche pour retrouver un nouvel équilibre après le désastre qu’a provoqué la mort d’un être cher. Toute la dynamique est de pouvoir se réapproprier symboliquement l’être défunt au bout de plusieurs mois après la séparation. Cette phase de travail psychique peut cependant durer de nombreuses années et de toutes les façons (et nous le reverrons plus particulièrement pour les enfants) ne peut être considérée comme totalement acquise «une fois pour toutes ». Aux différentes phases de sa vie, l’individu va devoir réactualiser la conscience de l’être défunt qu’il a dans sa mémoire. Le survivant aura donc des périodes de déstabilisation alors même qu’il pensait avoir résolu sa relation à l’être défunt. C’est dire si l’homme à travers ses deuils successifs, dans ces moments de visitation de sa propre existence et par les nombreux doutes sur sa propre existence ou sur les raisons de sa vie, va vivre des moments intenses de perte d’enveloppe, vivra très précisément le principe développement.

La relation entre mise-en-présence et mise-en-absence

Pour comprendre en quoi l’homme est en développement pendant sa vie autour de ses deuils successifs, laissons-nous d’abord interroger par ce que produit la perte d’une relation, à savoir une séparation. Si les deux personnes liées affectivement sont physiquement déliés par la mort de l’un, ne pourrait-on pas dire dans la mentalité de l’individualisme ambiant que cette séparation leur permet enfin d’être chacun plus libre ? Il n’en est rien et bien au contraire, l’homme se demande comment vivre cette séparation physique, comment y survivre puisque tout l’être est être de sens et puisque l’être de l’ego est riche de la présence de l’autre ? «Sans l’autre qui suis-je ? » puisque «Le Moi s’éveille par la grâce du toi »157 rappelle G. Bachelard. La personne endeuillée doit accepter ce déliement après avoir été liée à cette personne pour entrer dans une réalliance psychique et symbolique et accepter surtout de ne pas vouloir y rester reliée physiquement. Comment la personne endeuillée peut-elle retrouver les forces morales, mentales, affectives pour se réallier de cette manière à la personne défunte ? Tout cela dépend notablement de la façon dont les deux personnes étaient liées avant le décès et de la façon dont les deux personnes en lien ont pu s’honorer réciproquement de tout ce que chacun a pu s’apporter au fil des jours avant l’ultime séparation. Nous reprendrons ici pour plus de clarté quelques points de la démarche de G. Le Cardinal158, pour montrer combien il est important de passer certaines étapes, pour passer de ce lien à cette réalliance. Entre la mise-en-présence (physique et psychique) permettant de faire un lien entre les deux personnes à la mise-en-absence (physique) induite par la mort, le couple formé aura du passer de nombreuses étapes dans les conditions optimales pour diminuer autant que possible la souffrance de la séparation créée par la mort.

Nous parlerons en filigrane au cours de toute cette partie du pardon mais ne ferons que l’évoquer au fil de nos réflexions lui ayant réservé une partie du chapitre suivant.

De la mise-en-présence

Les deux personnes affectivement liées sont liées par des liens conscients et inconscients. Certes les parents et les enfants sont liés socialement et juridiquement. Mais qu’en est-il du point de vue affectif ? S’il est toujours possible de trouver un parent non affectivement lié à un enfant tel par exemple un père qui a laissé la jeune femme enceinte, le sentiment de responsabilité face à un être si vulnérable qu’est l’enfant induit cette relation affective implicite de toute personne qui lui donne du temps. Si certaines femmes disent

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Buber M., Je et Tu, trad. G. Bianquis, Paris, Aubier, 1969, p. 8.

158

Le Cardinal G., Guyonnet J.-F., Pouzoulic B., La dynamique de la confiance, Paris, Dunod, 1997, 244 p. Et nous renvoyons le lecteur à notre ouvrage où nous avons déjà utilisé leur travail pour mieux souligner les enjeux du deuil. de Broca A., Deuils et endeuillés, Paris, Masson, Médecine et psychothérapie, 2006, pp. 45-60.

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pouvoir laisser leur enfant naître sous X, la relation affective s’est néanmoins mise en place durant les neuf mois de grossesse et la mère entrera dans un travail de deuil de l’abandon de l’enfant. Dans chaque famille, nucléaire ou communautaire, des liens se sont tissés affectivement avec de nombreux membres de celle-ci. Chaque personne aura donc des liens affectifs forts (positifs ou négatifs) avec ses parents, grands parents, fratrie et enfants, petits enfants, et quelques amis qu’il a eus et connus. Si de ce fait une personne ne sera pas endeuillée de dizaines de personnes dans sa vie, elle ne peut pas à l’inverse ne pas être endeuillée au cours de sa vie.

Toutes les études montrent que la difficulté exacerbée ou non de vivre le deuil après la mort de l’un des deux dépendra de la qualité de la relation avant la séparation entre eux. Plus la relation affective aura été vécue de façon conflictuelle ou malveillante, moins la parole aura permis de dire l’amour partagé, plus la période du travail de deuil sera difficile. Le sentiment de culpabilité est un des écueils sur lequel le deuil vient frapper, mais la haine refoulée est une arme encore plus terrible car elle va se retourner irrémédiablement sur le survivant c'est à dire sur la personne endeuillée.

A la mise-en-absence

La mort vient séparer physiquement deux êtres liés affectivement. La séparation est effective lors de l’annonce de la mort d’autrui, mais la phase mentale de séparation va en fait s’opérer sur de longs mois voire des années, tant cette situation peut paraître insupportable par le survivant. Ce traumatisme sera toujours difficile à supporter. Mais il le sera d’autant plus qu’il s'impose brutalement et sans ménagement, parfois même sans préparation. Brutalité du décès, chez une personne considérée comme jeune, mort violente (auto agressivité par suicide ou après attentat), barbarie réelle ou imaginée par le survivant, responsabilité réelle du survivant dans la mort d’autrui (conducteur d’un véhicule dont le passager décède dans un accident), sont autant de facteurs qui amènent une séparation difficile entre les deux protagonistes. Le manque de respect pour le défunt au décours de sa mort par le monde environnant ou l’absence de reconnaissance de la souffrance du survivant par ce même monde environnant sont d’autres facteurs de pérennisation de la souffrance et de l’envie de ne pas

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