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III – Les processus de construction sociale des identités et le chan- chan-gement social

La réflexion qui suit est centrée autour de deux questions :

❏ quels phénomènes sociaux justifient l’étude sociologique des identités ?

❏ jusqu’à quel point, et pourquoi, les cadres théoriques et conceptuels des théories sociologiques ne sont-ils pas aptes ou adaptés à la perception et à l’analyse de ces phénomènes, justifiant ainsi le recours à une notion – identité sociale – qui est extérieure à la sociologie ?

Nous avons donc pris, comme axe central d’analyse, l’ensemble des principales transformations qui affectent le fonctionnement des espaces ruraux traditionnels et qui érodent ainsi (c’est le cas à Barcelos) les marques classiques et traditionnelles de la ruralité. Ajoutons qu’à la base de cette étude se trouve en réalité un cadre social de changement qui est loin d’être spécifique à Barcelos5.

1. La suprématie du collectif social

Comme on le sait et selon la littérature spécialisée, la culture de la terre, qui constituait en grande partie l’activité productive dominante dans les communautés rurales, est un des indicateurs de cette ruralité.

Sa raison d’être résidait dans le fait que cette activité économique, en dominant l’occupation de l’espa-ce, conférait une spécificité au paysage-même et que, c’est autour d’elle, que se fixaient le travail et l’économie de la plupart des individus et des familles.

La culture de la terre constituait également l’axe central autour duquel se formaient les cadres des sociabilités et des relations quotidiennes d’interdépendance et de connaissance mutuelle de la totalité de leurs éléments. Elle était également le pôle d’agglomération autour duquel les pratiques, les compor-tements et les représentations sociales s’édifiaient et se consolidaient.

C’était donc essentiellement autour de la culture de la terre que l’ordre social local, souvent confondu avec un ordre naturel, se structurait. Signalons aussi que celui-ci comprenait non seulement ceux qui faisaient de la culture leur activité professionnelle, mais aussi ceux qui, exerçant d’autres activités, étaient, par elles, liées à l’activité agricole.

Dans cette acceptation, on peut dire que le groupe des agriculteurs, c’est-à-dire de tous ceux qui consa-craient à la culture de la terre leur temps d’activité, indépendamment du fait d’être propriétaire ou non des terres, constituait le «groupe de référence» de ces espaces ou communautés, étant donné que c’était eux qui imprimaient les caractéristiques dominantes au fonctionnement de ces derniers.

En ce qui concerne ce groupe, il faut encore rappeler que, loin d’être un groupe socialement homogène, il y avait toutefois un ensemble de traits communs qui rapprochait ses éléments en leur donnant une certaine cohésion. Celle-ci se structurait autour de la convergence ou de la proximité d’idéaux et de perspectives. Aussi, les pratiques quotidiennes construisaient les représentations communes du monde et aidaient à former les configurations de l’avenir possible. Elles contribuaient également à la formation d’une mémoire collective particulièrement forte qui, d’une certaine façon, conférait au groupe local son identité sociale spécifique.

Cette identité était consolidée, par exemple, par la relative uniformité des systèmes de production prati-qués et des techniques et technologies utilisées et par les connaissances et le savoir-faire agricoles transmis par la famille ou accumulés par les générations successives du groupe local. Ce savoir, qui exigeait une connaissance des conditions sociales de fonctionnement de l’exploitation agricole, alors en syntonie étroite avec celles de la famille, reflétait les conditions techniques et les technologies du systè-me de production, pratiqué dans sa totalité et sa complexité. Il reflétait aussi les conditions sociales sur lesquelles ce système se fixait.

Ce savoir traduisait également les caractéristiques des contextes sociaux locaux (régionaux). Toutefois, et bien que ces exemples ne concernent que l’activité productive, il faut noter que cette convergence ou proximité s’étendait à d’autres domaines de la vie sociale. Ne se limitant pas au seul domaine du travail,

c’était toutefois dans le cadre de celui-ci qu’en grande partie la convergence se forgeait et se consolidait en fonction des pratiques de travail, comme par exemple l’entraide.

L’utilisation réduite ou l’inexistence de la traction mécanique était un autre facteur qui contribuait à la consolidation de l’identité du groupe. Comme l’affirme Rémy, le tracteur, en étant «un outil privilégié de l’individualisme (...) entraîne non seulement une rupture économique et technique, mais aussi de pro-fonds changements dans le mode de vie, modifie la vision du monde, la cosmogonie et le système de valeurs : l’homme désormais domine la nature» (Rémy, 1982).

Par ailleurs, la délimitation des frontières géographiques de ces communautés, la relative stabilité géo-graphique du groupe liée à la rareté ou à l’inexistence d’alternatives professionnelles et, enfin, l’existen-ce d’un passé commun, quotidiennement rappelé au groupe, faisaient que les configurations collectives de l’avenir possible comprenaient ou considéraient difficilement des hypothèses de ruptures ou de cli-vages dans le fonctionnement de ce système social. Au contraire, l’ensemble de ces aspects suggérait au groupe sa reproduction dans la continuité et, avec elle, la reproduction de sa propre identité sociale, localement spécifique.

En résumé, on peut donc dire que chaque communauté rurale était une totalité sociale qui correspon-dait, en grande partie, à un groupe de connaissance mutuelle, possédant une mémoire collective parti-culièrement forte qui, d’une certaine façon, lui conférait son identité sociale. Dans ce groupe, non seule-ment chacun connaissait tous les aspects de tous les autres, mais la signification de la totalité des pratiques et des comportements était comprise par tous.

C’était donc ces deux dimensions, simultanément individuelle et collective (étant donné qu’elles étaient socialement élaborées) que les individus établissaient entre eux dans les relations multiples et entrecroi-sées d’interdépendance qui soutenaient et donnaient une singularité au «nous» (identité sociale de grou-pe). En même temps, elles octroyaient les marques de distinction d’avec les «ils/autres» qui étaient, fina-lement, tout ce et tous ceux qui n’appartenaient pas à la communauté ni au groupe.

Dans ces groupes de connaissance mutuelle, le règlement des comportements individuels était exercé par les autres, lesquels correspondaient au groupe même dans sa totalité. Et c’était justement ce

«dépendre des autres, la coexistence constante avec les autres, la conscience d’une union à vie, indisso-luble, avec les autres et, non pas en dernier lieu, la peur immédiate des autres» qui constituaient dans ces groupes «l’aspect le plus important pour la réglementation du comportement individuel» (Elias, 1990).

2. Un monde qui a fini

Aujourd’hui, dans la société portugaise, on trouve difficilement ces totalités sociales qui coïncidaient avec des groupes de connaissance mutuelle. En effet, ces dernières décennies, un ensemble de trans-formations, de nature diverse, a eu comme conséquence le démembrement de la relative autarcie démo-graphique, économique et culturelle qui caractérisait le fonctionnement de ces communautés et assurait les relations de cohésion entre leurs membres.

Devant le processus d’érosion qui pulvérise les formes du rural, le pouvoir et l’influence de cet espace et même l’activité agricole, les études de sociologie en général et de sociologie rurale en particulier ont retenu divers éléments permettant de réfléchir sur l’extension et les conséquences de ce processus.

Comme on le sait, l’intensification des relations des espaces ruraux avec les marchés est considérée comme étant à l’origine de ce processus. On explique ainsi la place privilégiée que ces études accordent aux marchés des produits et des facteurs de production et, en particulier, au marché du travail. En choi-sissant comme axe central d’analyse le type et la nature des relations établies entre ces marchés et ces communautés, les études visent en général à comprendre les conséquences et les transformations qui en résultent pour les structures sociales et leur fonctionnement. Sont incluses, dans ce cadre, les études qui se penchent sur ce que l’on nomme l’agriculture à temps partiel ainsi que les processus de diversifi-cation sociale et de modernisation de l’agriculture.

D’une façon générale, ces études arrivent à la conclusion que, bien que l’activité agricole continue à dominer ces espaces, cette prédominance est chaque fois plus limitée à leur occupation territoriale. Ceci

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est d’ailleurs la marque qui permet encore la distinction entre ce que l’on appelle les espaces ruraux et ceux qui ne le sont pas (Oliveira Baptista, 1993).

Toutefois, ces études soulignent également le fait que cette prédominance en rapport à l’occupation ter-ritoriale est inadaptée à la nature et la composition de la population qui y réside. En effet, la population concernée devient progressivement dépendante, en termes de travail et de revenus, des marchés du travail non-agricole et, par conséquent, elle est de moins en moins liée à l’agriculture.

Ces études montrent clairement que les analyses sur ce processus d’érosion ont privilégié les transfor-mations effectuées au niveau des structures sociales6.

En résumé, on a, jusqu’à présent, négligé les conséquences de ce processus au niveau des modifica-tions qu’il introduit aussi bien dans les pratiques et le comportement individuels et collectifs que dans les significations qui leur sont attribuées et qui leur accordent des «sens communs».

On a également, et en grande partie, ignoré les effets de ce processus sur les transformations opérées au niveau des «configurations» sociales elles-mêmes, définies ici par les réseaux de relations d’interdé-pendance que les individus établissent entre eux et au moyen desquels se forge, se partage et se consolide l’élaboration d’un «sens commun»7.

Parallèlement, surgissent de nouvelles perceptions et conceptions du monde, des modes de vie, des croyances, des valeurs et aspirations, bref, des nouvelles «identités sociales».

En réalité, avec l’effondrement des frontières de l’espace rural, associé au processus d’intensification de ses relations avec la société englobante, les chaînes ou les cercles sociaux constitués par les relations d’interdépendance que ses habitants ont établies se sont aussi étendus graduellement. En conséquen-ce, leurs catégories de perception du monde social se sont également élargies. Toutefois, dans ce pro-cessus graduel de diversification et de confrontation, les catégories traditionnelles de perception qui dominaient autrefois et qui étaient transmises par la mémoire collective du groupe local, se sont peu à peu démembrées.

Parallèlement, la conscience du moi et du nous s’élargissait et, par conséquent, se diversifiait et, avec elle, le profil même, le contenu sociologique et l’identité sociale des groupes qui habitaient les espaces ruraux. En effet, ce processus de diversification affecte non seulement la conception que l’on a de soi-même mais, aussi, celle que l’on a des autres, c’est-à-dire que «le sens que chacun a de son identité est en rapport étroit avec les “relations de nous” et de “ils” de notre propre groupe et avec notre position dans ces unités que nous désignons par “nous” et “ils”» (Elias, 1980).

Naturellement, la croissante dispersion professionnelle, géographique et sociale des familles d’agricul-teurs, reflet, entre autres, de la pénétration des marchés du travail dans l’espace rural, contribue égale-ment à ce démembreégale-ment et favorise l’émergence de nouveaux types d’identité sociale.

C’est dans le cadre de cet entrecroisement de composantes sociales que sera expliqué le contenu de la notion d’identité sociale qui est à la base de cette étude. Pour l’instant et en tant que définition provisoi-re, l’identité sociale correspond aux différentes formes de classement de soi-même et des autres, élabo-rées et basées sur un système de relations d’interdépendances mutuelles qui permettent aux individus (et aux groupes) de créer et d’affirmer leurs marques de distinction. Ces marques sont, dans la présente étude, recherchées et identifiées à partir des pratiques et des comportements techniques et écono-miques agricoles et sociaux.

En tenant compte de l’ensemble des aspects analysés ci-devant, nous allons maintenant nous intéres-ser aux deux questions posées en début de cette troisième partie.

Ainsi, les phénomènes qui sont à la base et qui justifient cette étude concrète des identités correspon-dent exactement à la manifestation du processus de diversification déjà cité et qui est, comme on l’a vu, étroitement associé à l’ensemble des transformations historiques et sociales qui affectent les structures sociales des espaces ruraux. Par conséquent, l’analyse des contenus sociologiques des types d’identité ainsi que celle des processus de construction sociale qui les supportent nous aident à comprendre le sens du changement qui affecte les espaces sociaux où ils se manifestent.

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Confrontés avec d’autres cadres de sociabilités, avec d’autres façons de voir, d’agir et de penser, résul-tant de la multiplication des relations d’interdépendances mutuelles que les individus établissent entre eux, il se forme, comme on l’a vu, d’autres types de solidarité, avec d’autres sens et significations. La compréhension des processus de construction sociale des identités exige donc, d’une part, que l’on soit attentif aux situations concrètes de la vie réelle des individus et, d’autre part, que ces individus soient définis simultanément comme êtres individuels et sociaux.

C’est exactement cette double exigence qui explique l’adoption d’un concept émanant de la psychologie sociale. Ceci constitue la deuxième question posée en début de cette partie. Plus précisément, c’est parce que nous acceptons le caractère indissociable des relations dialectiques entre le système social et l’existence individuelle, ce qui n’est pas normalement retenu par les cadres techniques et conceptuels des théories sociologiques disponibles, que nous adoptons, dans la présente étude, un concept exté-rieur à cette discipline.

En bref, les individus ne sont pas considérés comme des êtres atomisés, indépendants, autosuffisants et isolés les uns des autres et de la société ; de même, les groupes ne sont pas identifiés à partir de leurs caractéristiques et de leurs fonctionnements structurels.