• Aucun résultat trouvé

II La réalité symbolique. La télévision: le monde de l'autre côté du miroir

II.1: La télévision en Espagne

Et sans doute notre temps... préfère l'image à la chose, la copie à l'original, la représentation à la réalité, l'apparence à l'être... ce qui est sacré pour lui, ce n'est que l'illusion, mais ce qui est profane c'est la vérité. Mieux, le sacré grandit à ses yeux à mesure que décroît la vérité et que l'illusion croît, si bien que le comble de l'illusion est aussi pour lui le comble du sacré.

Ludwig Feuerbach, L'essence du christianisme

La télévision en Espagne a pâti du retard que le franquisme imposa à la vie sociale et culturelle du pays. En revanche, quand le pays accède enfin à la modernité, son univers médiatique foisonne d'une multitude de diffuseurs de contenus télévisuels et il devient vite l'un des plus avancés et des plus riches d’Europe. Et aussi l’un des plus inextricables. L'explosion du paysage audiovisuel, la fragmentation des entreprises, ainsi que la variété des formats et des supports, rendent inapproprié le terme «télévision», au singulier. L'expansion de l’espace télévisuel en Espagne est inséparable de l’évolution de la démocratie dans ce pays.

Ses contours et sa dynamique répondent à la fois à la politique constitutionnelle de décentralisation et à l’alternance gauche-droite qui s’est instaurée au sommet de l'Etat, au lendemain de la Transition. Les changements fulgurants qui ont secoué les piliers d'une Espagne qui semblait à tout jamais ancrée dans l'immobilisme affecteront le panorama audiovisuel et poseront les bases d'une relation parfois addictive, parfois coupable, mais toujours étroite, entre l'écran et ses utilisateurs.

Ignacio Salas, ancien Président de l'Académie de la Télévision espagnole, lorsqu'il fait le bilan des 50 premières années de vie du petit écran en Espagne, dénonce la diabolisation de ce dernier que ses fidèles, de plus en plus nombreux et fervents, dénigrent publiquement, tout en continuant de le regarder, dans une sorte de clandestinité majoritaire. La passion que la télévision inspire est, selon lui, seulement comparable à la virulence des attaques qui, depuis des milieux intellectuels, fusent à son encontre.

La tele, aún reconocida como icono incuestionable de nuestra época, es invariablemente juzgada como una vieja dama indigna a la que sobran méritos para incorporarse con letras de oro a la Historia Universal de la Infamia. Su imagen técnica se acerca progresivamente a la perfección, pero su imagen pública no puede ser más nefasta. Para sesudos y documentados educadores, sociólogos, psicólogos, pedagogos y analistas del medio, la tele es primaria, narcotizante, colonizadora y trivial. Destruye la complejidad del mensaje, reduce la comprensión del entorno y arrasa cualquier atisbo de veracidad.

Desarrolla hábitos pasivos, atonta, embrutece e incita a la inactividad, insociabilidad y estupidez repetitiva. Fomenta el éxito rápido y el espíritu competitivo. Causa trastornos de sueño y propicia sedentarismo, obesidad, diabetes, rebeldía, agresividad, cinismo, marginacion y violencia. Provoca una compleja disociación entre ficción y realidad, y propone un modelo de juventud narcisista, individualista, impúdica y presentista. Casi nada. [...] telefóbicos, catequistas, integristas y salvapatrias consideran que es una ventana con vistas a un fétido patio de monipodio que se vanagloria de exhibir sus miserias, invitándonos machaconamente a convivir con el hedor; y apocalípticos, visionarios y apologetas del catastrofismo la tachan de sirvienta desleal, droga adictiva de consecuencias tan impredicibles como

inquietantes y utensilio aniquilador de conciencias que atenta continuamente contra la salud moral y cultural de los usuarios.

En definitiva, que, a todas luces, la gran matriarca del consumo es un arma de destrucción masiva mil veces mas demoledora que el gas sarín, y Telépolis, una pocilga infame que habría que cerrar por insalubre201.

Les professionnels du medium audiovisuel se disent mal compris, limités dans leur liberté d'expression, contraints de soumettre leur créativité aux dictats du marché. Les spectateurs critiquent la médiocrité et même la vulgarité des émissions alors qu'ils sont nombreux à les regarder et que le nombre d'heures passées quotidiennement devant la télévision ne finit pas d'augmenter202. Nous n'allons pas

201 SALAS, I., «El ciberchivo expiatorio» (préface) in VEIGA Y., et IBÁÑEZ I., 50 años de televisión en España, Rama Lama Music, 2006, Madrid, p. 15 et 16.

Nous ne résistons pas à la tentation de citer les mots que Pierre Desproges dédiait à la télévision (française, en l'occurrence, mais quelle importance?), et qui, usant d'une acidité comparable, semblent répondre à ceux que nous citions plus haut: «la télévision, d'Etat ou pas, c'est déjà et ce fut toujours, la victoire de la merde sur la beauté des choses. La télévision, d'Etat ou pas, c'est déjà, ce fut toujours, pour ceux qui n'aiment pas ça, l'obligation de subir a longueur d'antenne les embrassades poilues des cromagnons footballistiques […]. La télé, d'Etat ou pas, c'est la loi scélérate des hit-parades et des top 50, c'est à dire la loi des requins froids et des débiles anglomaniaques et fossoyeurs de la chanson qui pense. C'est le droit à l'apothéose pour les Ricaca Zaraï emperlousée et gloussante, reconvertie en dindon paramédicale et trempeuse de culs dans des bidets de verveine. La télévision, d'Etat ou pas, c'est quand Lubitsch, Mozart, René Char ou Reiser, ou n'importe quoi d'autre qu'on puisse soupçonner d'intelligence sont programmés à la minuit pour que la majorité béate des assujettis sociaux puissent s'émerveiller des 20h30 en rotant son fromage du soir sur le spectacle irréel d'un hébété trentenaire figé dans un sourire définitif de hernie ventral et offrant des automobiles clé en main à des pauvresses arthritiques sans défense et dépourvu de permis de conduire. D'EtatEtat ou pas, la télé c'est comme la démocratie, c'est la dictature exercée par le plus grand nombre sur la minorité. Dommage qu'on est jamais rien trouvé de mieux que les drapeaux rouges ou les chemises noires pour en venir à bout.

202 Un nouveau record fut battu en 2012: les Espagnols regardèrent la télévision 246 minutes en moyenne par personne et par jour.

tenter de prouver la place très importante de la télévision dans la vie des individus (dans leur vie personnelle, dans celle de la famille, dans l'espace que d'autres activités culturelles ou de loisir devront lui disputer, etc.), car de nombreuses études l'ont déjà fait. Nous partons du constat que la télévision en Espagne, née à une époque de répression et de manipulation de la pensée, se revèle dès le début peu propice à l'épanouissement de la diversité et à la diffusion des idées humanistes.

L'Espagne a changé et le pouvoir n'a plus de censeurs à sa solde pour contrôler les contenus des émissions télévisées. Mais la tyrannie de l'audimat impose sa loi et les marchés décident de bien de choses. Le divertissement reste le maître mot et le medium impose sa vitesse, sa vision fragmentaire, un ton léger devenu sa marque de fabrique à tous les programmes, à tous les sujets traités. Qu'en est-il, dans ce cas, des sujets qui ne se prêtent pas à l'amusement? Les débats d'une certaine complexité disparaissent ou doivent renoncer à la rigueur, sous le règne de la caricature et au manichéisme.

II.1.1. La vie est une fiction

L'Homme serait, d'après les scientifiques, le seul animal conscient de sa mort.

Ceci dote notre existence d'un sens tragique dont nous laisserons à la psychologie le soin d'analyser des conséquences. Pour ce qui a trait à notre sujet d'étude, l'Homme serait le seul être capable de se représenter ce qu'est une vie entière, et cela, en d'autres termes, lui permet de concevoir le récit. L'être humain, en cela semblable à la nature, a horreur du vide; ne supportant pas l'absence de sens, il en fabrique. Il traduit et il métaphorise, toujours tiraillé entre sa condition animale, qui lui rappelle son inéluctable finitude, et cette capacité qui le rend unique. Si l'Homme a inventé la narrativité c'est peut-être pour éviter de plonger dans la folie ou le désespoir. C'est pour cela qu'il entreprend de raconter des histoires, aux autres et à soi-même. Et, dans nos sociétés désenchantées, un récit évolué nous permet de transformer la réalité objective en réalité symbolique, pour tenter de la comprendre, de la maîtriser, de nous en protéger. Nancy Huston résume cela comme suit:

La différence entre les singes et nous est exactement la différence entre l'intelligence et la conscience. Entre le fait d'exister et le sentiment d'exister. Entre «je veux faire ça» et «pourquoi suis-je là?» La conscience, c'est l'intelligence plus le temps, c'est-à-dire: la narrativité203.

La fonction première des histoires humaines est de créer un sentiment d'appartenance. Par conséquent, ces récits génèrent aussi de l'exclusion. La fierté, le lien social et la conscience d'un passé commun ont leur revers de la médaille que sont la xénophobie et la hiérarchisation des peuples selon leur appartenance ethnique et culturelle. Se liguer est, pour l'animal grégaire que nous sommes, un bon moyen d'assurer sa propre survie et cette du groupe. Les fictions partagées servent à cela. Mais le désarroi s'empare de celui qui ne se sent pas appartenir à l'histoire du groupe qui l'entoure, soit que sa présence n'y était pas prévue, soit qu'il renie les discours ambiants. Une trop forte identification au récit collectif peut conduire à la violence; un total détachement aussi.

Le cerveau est le réceptacle où se rencontrent toutes les histoires qui entourent l'être humain dès sa venue au monde, et même bien avant. Notre goût inné pour les histoires a été savamment exploité par tous ceux qui trouvaient un intérêt quelconque à l'adhésion du plus grand nombre à une pensée, à une doctrine.

Les marchands du temple ont vite compris que les histoires faisaient vendre. Les publicitaires et les créateurs de spectacles en ont usé sans modération. Et, pour ce qui est de notre réflexion ici, les responsables des télévisions n'ont pas été en reste.

Nous en voulons pour preuve les mots, on ne peut plus éloquents, de Patrick Lelay lorsqu'il était PDG de la chaîne publique française TF1: «[…] ce que nous vendons à Cola-Cola, c'est du temps de cerveau humain disponible»204. Lorsque la télévision s'empare de la création et de la diffusion de fictions, elle se doit d'attirer l'attention

203 HUSTON, N., L'espèce fabulatrice, Actes Sud, Paris, 2008, p. 22.

204 Francis Lelay interrogé en 2004, aux côtés d'autres importants PDG et hommes d'affaires, pour le livre Les dirigeants face au changement, Editions du Huitième Jour, Paris, 2004.

Documents relatifs