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INTRODUCTION GENERALE

3/ Hypothèses et plan du texte

Nous avons vu précédemment que le premier enjeu traversant nos questions de recherche, est de nature épistémologique. Il s’agit de l’acception tacite, traversant non seulement la littérature grise mais aussi la littérature scientifique, d’une définition de la santé considérée comme immuable. Le rôle actif de cet implicite en apparence non problématique, n’est habituellement pas pris en compte dans le cadre de la description, de l’analyse et de l’étude théorique du processus de fabrique de la réforme en santé. C’est précisément ce rôle que nous voulons prendre en compte dans le cadre de notre travail.

Nous faisons l’hypothèse que le paradigme de la santé/non maladie est constitutif des paradoxes caractérisant la politique de santé, étatisation et pérennité d’un modèle non soutenable. Or, le modèle paradoxal français de système de santé, ainsi que son train de réforme, procèdent de l’historicité du système de santé.

Le deuxième enjeu de notre recherche découle du premier. Il s’agit de renouveler l’analyse de la politique de santé et de la réforme, en optant pour une approche politique hybride, sociologique et philosophique pour l’étude d’un objet propre à la discipline politiste, la politique de santé et ses réformes. Nous comprenons ici la démarche philosophique pragmatiste en référence à la théorie de la connaissance élaborée par Dewey. Selon cet auteur, il n’existe pas deux mondes étanches, celui des idées non entravé par les vicissitudes marquant l’autre, la pratique, soumise aux aléas et incertitudes, impropres à la certitude et à la connaissance donc, et que le premier surplombe.

Nous avons souligné l’importance des éléments cognitifs et normatifs inhérents à une telle politique ainsi que le statut problématique de la santé en tant qu’objet de politique publique, alors même que celle-ci est un objet de pouvoir. Ainsi, tandis que les travaux en analyse des politiques publiques privilégient habituellement, dans ce champ marqué par l’expertise, l’étude technique des problèmes ou des solutions, et ce dans une perspective apolitique, nous allons cibler la fabrique discursive de la réforme au sens où l’a développée P. Zittoun considérant les enjeux de pouvoir qui s’y jouent.

Nous empruntons la notion de champ à Pierre Bourdieu, nous avons montré que celle-ci est plus pertinente que la notion de secteur pour un objet tel que la santé. L’analogie que l’on peut établir entre champ scientifique et champ de santé nous permet de transposer la théorie des révolutions scientifiques pensée par Kuhn en important la notion de paradigme dans le cadre d’une politique publique particulière, la politique de santé.

Dans le cadre de notre première partie nous présenterons une revue des faits et réformes ainsi que des éléments constituant ce qui est qualifié de crise financière (les années 70/90), ensuite dans une deuxième période, doublée d’une crise sanitaire (les années 90/2000), lesquelles sont encore actuelles. A travers cette courte généalogie des réformes mettant à l’épreuve un système à la française, prennent sens les prénotions embarquées dans la rhétorique politique qui se retrouvent dans une histoire commune dont la trace est l’amalgame entre systèmes de santé et système de protection sociale. La mise en perspective des finalités et des enjeux tels que nommés hier est une étape importante dans le processus d’élucidation des paradoxes de la politique de santé et d’interprétation des discours de la réforme actuelle.

Nous analyserons ensuite les arguments de la réforme présents dans les discours des acteurs institutionnels concernant cet objet finalement imaginaire qu’est le système de santé, justifiant « les solutions » et configurant la répartition des rôles et du pouvoir.

La deuxième partie a pour méthode une analyse de contenu systématique des discours concernant la loi de santé publique adoptée en 2004 et la loi de modernisation du système de santé dont le chantier a été lancé en 2014. Il s’agit de confirmer ou invalider, tester, la solidité du paradigme de la santé/non maladie, ainsi que d’explorer ce que traduit l’appel à un renouveau de la santé publique et ce paradoxe des réformes de 2004 et de 2014 : territorialiser sans décentraliser dans la perspective de la refondation du système de santé.

A travers les discours de ces réformes nous étudierons les éléments de légitimation de la réforme et des acteurs qui la promeuvent ainsi que les éléments significatifs d’une transition vers un nouveau paradigme. Nous

analyserons ces discours politiques, national, local, élus et haute administration, sphère médicale à partir d’un recueil systématique que nous détaillerons en introduction de cette deuxième partie.

Les différents items définis à partir des thèmes de la réforme de la politique de santé dans ce contexte de double crise financière et sanitaire constitueront les catégories de codage : inégalités de santé, performance du système de soins, déficit financier de l’assurance maladie, accès aux soins et solidarité nationale, sécurité sanitaire, organisation territoriale de la santé, gouvernance, démocratie. Nous pourrons ainsi étudier plus finement l’étiquetage des problèmes et des solutions à l’œuvre dans la fabrique de ces deux réformes dont notamment l’idée de ce service public territorial de santé, intention doublement percutante (public et territorial). La troisième partie de notre travail consiste en une analyse de texte des discours, ainsi qu’une discussion critique nourrie d’une revue de la littérature scientifique ainsi que d’un éclairage théorique concernant les trois problématiques émergentes des années 2000 : gouvernance, démocratie sanitaire et organisation territoriale de la santé. Cette partie vise à analyser les équilibres en évolution des trois acteurs classiques du système mis en jeu dans les deux réformes étudiées, État, médecins et malades, potentiellement légitimes en termes de pouvoir au prisme de quelle transition paradigmatique et dans le cadre de quelles alliances.

Enfin, à partir de là, nous tenterons d’identifier les conditions théoriques et les éléments normatifs permettant de concevoir une refondation du système de santé français. Nous reviendrons dans une dernière étape sur les motifs invoqués dans le discours de la réforme à travers une analyse conceptuelle et théorique de la crise. En effet la crise comme motif de la réforme est interprétée dans le cadre de la fabrique de cette dernière en termes de problèmes et de solutions, celles-ci visent principalement le système de santé. Cependant, la crise peut aussi s’analyser en tant qu’expression de paradoxes structurels sous tension, de crise de modèle non seulement de système de santé mais aussi, in fine, du rôle de l’Etat dans une société moderne en transition telle que décrite par Beck à travers la notion de « société du risque ».

CHAPITRE METHODOLOGIQUE

1/ Un mode d’inférence adapté à l’enquête, l’abduction

L’abduction, ni induction, ni déduction, ni cumul de ces deux dernières, est un mode de raisonnement logique ancien, connu depuis Aristote, propre à certaines démarches exploratoires mobilisées en médecine mais aussi dans l’investigation policière, dans le domaine des sciences mais aussi celui de la littérature. Ce mode d’inférence connaît actuellement un regain d’intérêt pour sa pertinence en termes d’innovation dans la résolution de problèmes surprenants. Mieux que l’induction utilisée actuellement, l’abduction constituerait l’évolution garante de l’innovation que prétend constituer la « Grounded Theory » ou « théorie ancrée »190.

Rappelons que contrairement à l’induction, l’abduction ne vise pas l’établissement d’une loi générale à travers la mise en évidence de régularités au sein de faits observés. L’abduction favorise l’émergence d’hypothèses explicatives, grâce à la détection, la sélection, le classement et la mise en relation d’ « indices », éléments significatifs permettant la révélation et la formulation d’une explication probable d’un fait surprenant :

« L’abduction se laisse donc reconstruire a posteriori comme un raisonnement déductif faillible. Mais à la différence de la déduction, l’abduction est par nature incertaine (…). Mais seule l’abduction est créative et apporte de nouvelles connaissances... » 191

L’abduction ne consiste pas seulement en un raisonnement logique, elle comporte aussi une dimension « esthétique » au sens scientifique et non littéraire, où « débarrassé du beau, le jugement esthétique n’est plus un

190 Timmermans S., Tavory I. « Theory construction in qualitative research: From grounded theory to abductive analysis » Sociological Theory, 30(3), 2012, pp.167–186.

191 Catellin S. « L’abduction: une pratique de la découverte scientifique et littéraire » Hermès,

jugement contemplatif ». L’abduction est en capacité de « faire coopérer des processus tels que l’imagination, la perception, la mémoire, avec la structure du raisonnement »192.

Aussi, nous l’emploierons de manière privilégiée et non exclusive puisque ce raisonnement peut se combiner utilement avec les deux autres modes, déduction et induction :

« L’abduction fournit à la déduction sa prémisse ou son hypothèse, la déduction en tire les conséquences certaines, l’induction vérifie empiriquement la validité d’une règle possible. »193

Cette option qui nous est familière en tant que de formation initiale médicale, pourra être fructueuse du point de vue de notre ambition de renouveau de l’analyse de la politique de santé, étant adaptée au but qui est le nôtre, explorer les paradoxes et contradictions caractérisant les questions que nous avons énoncées.

Ce choix se justifie aussi in fine du fait de la complexité du domaine étudié, tant multidimensionnel et qu’incertain, ce qui limite de fait la portée des seuls raisonnements inductifs et déductifs. :

« La logique formelle réduit l’interprétation des propositions aux seules relations établies entre elles, indépendamment de tout autre connaissance sur le monde et la situation, mais il est nécessaire de tenir compte du contexte empirique dans lequel les faits se produisent et sont interprétés ». 194

En disant cela nous nous référons à une conception de la santé qui ne se réduit pas à l’absence de maladie et suivant donc à la consommation de biens et de produits de soin, conception de notre point de vue réduite dont l’avantage est de fournir un terrain d’étude exempte de complexité et d’incertitude.

2/ Pertinence d’une approche interprétative et discursive de la réforme

La lecture historique, l’analyse épistémologique, normative et philosophique que nous avons menée dans notre introduction permet un autre regard sur le

192 Ibid. 193 Ibid. 194 Ibid.

système de santé français en tant que catégorie d'action publique. Elle permet d’identifier et d’appréhender les savoirs, les concepts, les normes et les conflits d’acteurs à l’œuvre d’une construction empirique historiquement et économiquement située, dans le droit fil de ce qu’énonce Patrick Savidan à propos de la notion d’ « égalité des chances » :

« Parce que le combat sémantique est à la fois l’expression et l’instrument de luttes politiques et sociales, gardons à l’esprit que l’histoire des mots, des concepts, des représentations, des discours fait bien partie intégrante de l’histoire sociale (…) La photographie d’une société inégale ne nous renseigne pas sur les éléments d’analyse et de discours qui ont contribué à constituer les inégalités en « problème » ».195

La politique de santé porte, à travers son objet principal le dit système de santé, des éléments fondateurs paradigmatiques dont le caractère performatif se dégrade tandis que les tensions s'accentuent dans un contexte de la crise de l’État républicain et social.

L’approche de l’action publique telle qu’elle est proposée et argumentée par Philippe Zittoun dans son ouvrage, La fabrique politique des politiques publiques, est donc adaptée à l’objet de notre analyse196. Ce dernier souligne notamment que l’apparente déraisonnable ténacité du politique à persévérer dans l’erreur en rééditant des politiques publiques tout autant inefficaces les unes que les autres, repose sur des motifs qui lui sont propres dans l’exercice du pouvoir et de sa légitimité de gouvernant. Or la politique de santé n’est-elle pas, si l’on s’en réfère à Foucault, un instrument de pouvoir sur les « corps » ?

En termes de méthodes, l’approche discursive promue et explicitée par Anna Durnova et Philippe Zittoun notamment se présente comme le moyen de renouveler l’étude de la politique de santé : « se démarquant de la théorie du choix rationnel et critique quant à la normativité cachée des analyses « technico – scientifiques » et s’attachant aux multiples interprétations de sens » 197. Précisons ici que cette approche discursive n’entre pas dans le cadre d’une recherche linguistique au sens « saussurien », abordant le discours du point de

195 Savidan Patrick, Repenser l’égalité des chances, op.cit., p.31.

196Zittoun Philippe, La fabrique politique des politiques publiques : une approche

pragmatique de l’action publique, op.cit.

197Durnova A., Zittoun P. « Les approches discursives des politiques publiques » Revue

vue de son efficacité sociale et de sa fonction politique. Cette approche emprunte tant à Dewey qu’à Foucault, auteurs de référence dont nous avons mis en évidence la pertinence au regard de cet objet particulier, la santé. L’approche interprétative dans laquelle s’inscrit l’approche discursive présente de surcroît un intérêt certain pour l’étude de la fabrique des politiques.

Pour Mark Bevir, celle-ci, dans les études de gouvernance, « révèle les limites des rationalités et des expertises, voire même des écrits pris comme des vérités qui influencent les politiques publiques … ».198 Elle est parfois caractérisée par ses objets « la construction de sens » ou bien par ses méthodes « ethnographie ou l’analyse de texte », et que Mark Bevir qualifie de « décalée », emprunte à des philosophies « post-positiviste et herméneutique ». Nous avons précédemment souligné la position anti-positiviste de Dewey.

Les philosophes interprétativistes défendent l’idée que les sciences sociales ne peuvent s’étudier comme les sciences de la nature, considérant le sens comme inhérent à l’action humaine. Les faits sociaux sont donc contextuels mais aussi historiquement situés, ce qui exclut toute analyse anhistorique. Nous faisons nôtre ce point fondamental de cette doctrine, lequel justifie dans le plan de notre recherche une première partie dédiée à la généalogie des réformes puis au contexte discursif dans lequel se sont déroulées celles que nous étudierons dans notre deuxième partie :

« Les sciences sociales ont besoin de récits explicatifs qui font émerger les conditions contingentes et particulières d’action et d’évènements plutôt que de chercher des modèles, typologies ou corrélations transhistoriques ».199

Enfin, la formule reprise par Madeleine Grawitz dans son manuel, empruntée à Wilhelm Dilthey, précurseur de l’herméneutique contemporaine, en résume le projet : « nous connaissons le monde physique, mais nous comprenons le monde social »200. L’herméneutique a en effet évolué depuis la position originale de Dilthey, et ce débat interne à l’herméneutique, « l’alternative ruineuse » entre « expliquer » et « comprendre ».201

198 Bevir M. « Une approche interprétative de la gouvernance », op.cit. . 199 Ibid.

200 Grawitz M., Méthodes des sciences sociales, op.cit., p.98.

201 Voir sur ce point l’article de Betty Rojtman « Paul Ricœur et les signes », Cités, (1), 2008, pp.63–82.

Plus globalement, remarquons ici que, si il n’est pas contestable qu’ «expliquer » et « comprendre » sont distincts, se pose la question de leur articulation. L’abduction offre l’avantage de combiner des processus considérés comme opposés tout en générant ainsi des hypothèses explicatives. Nous retiendrons donc que « « comprendre » reste la pierre de touche de la vérité herméneutique comme participation » « l’importance prise en herméneutique moderne par la dimension explicative », distanciation qui serait propre aux sciences sociales.

3/ Controverse autour des approches discursives

Nos hypothèses fondent notre intérêt pour l’approche discursive selon la thèse défendue par Philippe Zittoun ainsi formulée : « Le caractère politique de l’action publique réside moins dans les effets produits directement par la mise en œuvre […] que dans ceux produits par l’activité même de fabrique, activité essentiellement discursive qui consiste à la fois à définir, formuler, propager et imposer une solution »202.

Est en jeu pour nous à travers cette activité de « fabrique », la pérennité d’un paradigme tout autant menacé que vital, en termes de légitimité politique des acteurs étatiques. L’intérêt pour le langage dans l’étude des politiques publiques renvoie certes à une évolution reconnue au sein des sciences sociales comme de la philosophie et qualifiée de linguistic turn , souligne Philippe Zittoun, cependant :

« sa mise en pratique dans les recherches en sciences sociales en général, et en science politique en particulier, continue d’être délicate et problématique (Dosse, 1995). Il faut dire que ce tournant est souvent assimilé, à tort, à l’analyse de discours »203.

Rappelons tout d’abord que des deux époques qu’ont connues les techniques documentaires, l’analyse de discours, apparentée à la classique et qualitative analyse de texte, serait schématiquement à classer au rayon de méthodes anciennes plus littéraires que scientifiques. Et ce bien que celles-ci fondent la méthode des historiens dont l’approche critique en forge la validité, méthode que nous avons d’ailleurs empruntée dans notre chapitre précédent.

202 Zittoun P., La fabrique des politiques publiques Une approche pragmatique de l’action

publique, op.cit.

Contrairement à l’analyse de discours émargeant au domaine de la sociolinguistique, le propos de l’analyse de contenu, ne serait plus d’étudier comment mais ce qui est dit. Cette distinction fait l’objet d’un point de méthode formulé par Madeleine Grawitz dans son ouvrage de référence en méthodologie des sciences sociales :

« La nouveauté de l’analyse de contenu a consisté à substituer à l’impressionnisme, dépendant des qualités personnelles de l’observateur des procédés plus standardisés, tendant parfois à quantifier, en tout cas à convertir les matériaux bruts pouvant être traités scientifiquement »204. Cette supériorité apparente de la méthode serait cependant à relativiser puisque selon Madeleine Grawitz205, le maniement de l’analyse de contenu est délicat et exigeant en temps de travail sans pour autant que les résultats ne récompensent nécessairement les efforts. L’analyse de contenu n’est cependant pas sans présenter d’intérêt, elle s’est forgée une légitimité aux États Unis à travers les travaux aujourd’hui reconnus menés par Harold Lasswell dans le domaine de la propagande. Madeleine Grawitz reconnaît un intérêt à cette méthode en tant qu’approche quantitative, elle permet « la mesure exacte de ce l’on percevait globalement et intuitivement (…) les comparaisons, les évolutions font le domaine de prédilection de l’analyse de contenu »206.

En tout état de cause, pour lever toute ambiguïté, rappelons la définition désormais classique de l’analyse de contenu telle que formulée par Bernard Berenson, comme « une technique de recherche pour la description objective, systématique et quantitative du contenu manifeste des communications, ayant pour but de les interpréter »207.

C’est donc une analyse de contenu dans la perspective d’une approche discursive ainsi définie et précisée que nous voulons mobiliser dans ce présent chapitre au service de nos hypothèses. Il s’agit d’une part d’objectiver et d’évaluer l’évolution (ou non) du paradigme de la santé/non-maladie comme cadre de référence et, d’autre part, d’identifier et de vérifier les motifs de la réforme, d’en saisir le sens et sa production.

204 Grawitz M., Méthodes des sciences sociales, op.cit. 205 Ibid.

206 Ibid. 207 Ibid.

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