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1.2 Théorie renouvelée sur la genèse de l’écoulement de crue

1.2.2 L‟hypothèse des états préférentiels

L‟hypothèse des états préférentiels est étroitement liée au concept de connectivité hydrologique. En effet, cette hypothèse avancée par Grayson et al. (1997) suppose que dans les milieux tempérés humides, les patrons formés par l‟eau du sol fluctuent entre deux états diamétralement opposés car contrôlés par des mécanismes radicalement différents.

Bien que cette hypothèse repose sur l‟existence d‟un continuum d‟états préférentiels, seuls les deux extrêmes sont décrits ici. D‟une part, l‟état humide est associé aux périodes pendant lesquelles le volume de précipitations est continuellement supérieur à l‟évapotranspiration. Dans ce contexte, les patrons d‟humidité du sol résultent, essentiellement, des mouvements latéraux de l‟eau du sol qui emprunte des chemins tant de surface que de subsurface. Le principal facteur qui influence ces mouvements de l‟eau du sol est la topographie, et on la qualifie alors de contrôle non local. En effet, c‟est l‟aire contributive en amont de chaque point qui détermine la quantité d‟eau drainée, de sorte que les zones de grande convergence topographique sont les plus humides. Les patrons d‟humidité du sol apparaissent alors comme connectés, ou à tout le moins organisés à l‟échelle du bassin versant (Figures 1.5 A et C). À l‟inverse, l‟état sec est associé aux périodes pendant lesquelles l‟évapotranspiration excède le volume de précipitations. Les mécanismes hydrologiques dominants sont alors ceux des flux verticaux d‟eau dans le sol, au détriment des mouvements latéraux. Puisqu‟il n‟y a pas de flux latéraux d‟eau, la connectivité latérale entre les points du bassin et leur aire contributive est quasi-inexistante. L‟apparence patchy, voire même aléatoire, des patrons d‟humidité du sol (Figures 1.5 B et D) reflète alors les différences de facteurs très locaux tels que les caractéristiques du sol ou de la végétation.

Figure 1.6 – Illustration de l‟hypothèse des états préférentiels. (A) Patron d‟humidité du sol « organisé » ; (B) Patron d‟humidité du sol « aléatoire » ; (C) Ruissellement de surface simulé par le modèle THALES pour les deux patrons spatiaux pour un apport de 30 mm de pluie en une heure ; (D) Idem pour un apport de 5 mm de pluie en une heure (Grayson & Blöschl, 2001).

La transition d‟un état préférentiel à l‟autre, qui se fait sur une période relativement courte, consiste en un changement dans la prédominance des flux latéraux ou verticaux d‟eau, et donc dans le contrôle prédominant de facteurs non locaux ou locaux. Cette transition peut généralement s‟expliquer comme suit. Pendant les périodes sèches, les couches superficielles du sol sont relativement dépourvues d‟eau de sorte que leur conductivité hydraulique est faible. Les éventuelles précipitations tombant sur ce sol ont

donc tendance à être évapotranspirées avant qu‟elles ne puissent être redistribuées latéralement. Même dans le cas où un front de saturation réussirait à se former dans les couches superficielles du sol, il ne persisterait pas longtemps, compte tenu du fort potentiel évaporatif du sol. Ainsi, seuls les contrôles locaux ont une influence notable sur la distribution de l‟eau du sol (Grayson et al., 1997). La situation est cependant tout autre lorsque les précipitations sont supérieures à l‟évapotranspiration. Au fur et à mesure que le bassin versant devient humide, les zones de haute convergence, notamment les lignes de drainage, approchent de l‟état de saturation maximale et un apport en eau minime est suffisant pour déclencher le ruissellement. La forte conductivité hydraulique du sol y favorise les mouvements latéraux de l‟eau, et c‟est ainsi que les patrons organisés ou connectés sont établis. La fin de cette période humide intervient lorsque le sol n‟est plus saturé et que sa conductivité hydraulique diminue, empêchant ainsi l‟écoulement latéral de dominer les flux verticaux (Grayson et al., 1997).

Il est important de noter que certains environnements sont exclusivement dominés par l‟un ou l‟autre des états et qu‟il n‟y a jamais de transition de l‟un à l‟autre. C‟est notamment le cas des régions arides pour lesquelles l‟évapotranspiration excède toujours les précipitations, ou des régions très humides dont le potentiel évaporatif est toujours très faible. Ainsi, l‟équilibre entre les précipitations et l‟évapotranspiration détermine l‟établissement de l‟un ou l‟autre des états préférentiels, tandis que la capacité du réservoir « sol » influence la rapidité avec laquelle la transition entre les deux états peut s‟effectuer (Grayson et al., 1997). Par ailleurs, l‟hypothèse telle qu‟initialement formulée suppose que les deux transitions, soit celle de l‟écoulement latéral à l‟écoulement vertical et celle de l‟état humide à l‟état sec, se font de façon synchrone. McNamara et al. (2005) affirment cependant qu‟il est plus correct de considérer ces deux phénomènes comme asynchrones, en particulier lorsque l‟on étudie des bassins versants affectés par la fonte nivale.

Figure 1.7 – Relation seuillée, établie sur une base événementielle, entre le volume total de précipitations et (A) le ruissellement total, (B) l‟écoulement dans la matrice de sol, et (C) l‟écoulement macroporeux recueillis au niveau d‟un versant excavé dans le bassin de Panola (Géorgie, États-Unis). Les relations sont représentées selon une échelle semi-log et selon une échelle linéaire. La ligne pointillée illustre le seuil de 55 mm pour le volume total de précipitations (original de Tromp-Van Meerveld & McDonnell, 2006a).

L‟hypothèse des états préférentiels est intéressante car elle permet aussi d‟introduire le concept de seuil en hydrologie des bassins versants. En effet, selon Grayson et al. (1997), il existe une valeur critique d‟humidité du sol au-delà de laquelle une proportion substantielle du bassin versant se comporte à l‟unisson et génère du ruissellement de crue. Lorsque cette valeur critique est atteinte dans l‟état humide, la distribution spatiale des aires saturées n‟a plus vraiment d‟importance puisqu‟elles ont toutes une valeur de saturation

supérieure à la valeur critique. La question des seuils hydrologiques est étroitement liée à celle de la relation non linéaire entre la production de ruissellement de crue et les apports en eau de pluie ou de fonte. Dans une étude exhaustive de 147 événements de pluie dans le bassin versant de Panola (Géorgie, États-Unis), une valeur seuil de 55 mm a été identifiée comme nécessaire pour qu‟il y ait production d‟un écoulement de crue de proche subsurface significatif (Figure 1.7). De plus, Tromp-Van Meerveld & McDonnell (2006a) ont effectué une recension de la littérature et ainsi découvert que ce type de relation seuillée n‟était pas nouveau, bien qu‟il n‟ait pas toujours été explicité dans les publications (Tableau 1.2). Il s‟agirait donc d‟un phénomène plutôt répandu (Weiler et al., 2005 ; Lehmann et al., 2007), bien que l‟on doive faire attention aux différences dans les valeurs seuil obtenues pour les divers bassins versants. Selon Lehmann et al. (2007), il est même possible d‟affirmer qu‟à l‟échelle d‟un versant, l‟existence d‟une valeur critique de pluie pour l‟activation du ruissellement est une propriété émergente que l‟on doit relier à l‟établissement d‟une connectivité spatiale entre les sources hypodermiques. C‟est d‟ailleurs l‟idée qui est véhiculée par l‟hypothèse du fill and spill.

Tableau 1.2 – Relations seuillées entre les précipitations et les principaux mécanismes d‟écoulement de crue.

Région d'étude dépendante(s) Variable(s) Conditions d'humidité Valeur seuil de précipitation Références de l'étude

Plastic Lake, Canada

Écoulement de

versant Inconnues 8 mm Peters et al., 1995

Débit du cours d'eau Inconnues 17 mm Pennsylvanie, États-

Unis macroporeux Écoulement Inconnues 10 à 20 mm Gardner, 2001 Guebert & Japon hypodermique Écoulement Inconnues 20 mm Tani, 1997 Maimai, Nouvelle-

Zélande hypodermique Écoulement Inconnues 23 mm Mosley, 1979

L‟hypothèse du fill and spill (Tromp-Van Meerveld & McDonnell, 2006b) se base sur un double mécanisme de saturation, dans les horizons de proche surface et à l‟interface entre le sol et la roche-mère ou tout autre horizon imperméable, pour expliquer l‟établissement de la connectivité hypodermique à l‟échelle d‟un versant. Cette double dynamique est attribuable à la présence de sols peu épais et de dépressions à l‟interface entre le sol et le matériel parental. Ainsi, avant d‟observer des patrons de saturation temporaires hypodermiques, il faut que les dépressions de l‟interface sol-roche-mère soient remplies d‟eau (Figure 1.8 A). Après cette étape (fill), le surplus d‟eau se déverse (spill) le long de la topographie de subsurface, et c‟est ainsi que la connectivité des sources hypodermiques est établie (Figure 1.8 B). Pour le bassin versant de Panola (Géorgie, États- Unis), cette connectivité n‟est établie que suite à des apports pluvieux de plus de 55 mm, et l‟écoulement hypodermique alors produit est 75 fois supérieur à celui que l‟on aurait obtenu sans « remplissage et déversement » (Tromp-Van Meerveld & McDonnell, 2006b). L‟hypothèse du fill and spill a également été évaluée dans un bassin versant du bouclier canadien (Spence & Woo, 2003) mais dans la perspective plus large des écoulements tant de surface qu‟hypodermiques. L‟étape de remplissage avant le déversement et l‟établissement de patrons de saturation et de connectivité à grande échelle peut ainsi expliquer le délai de réponse de certains bassins versants par rapport au pic de précipitations.

Figure 1.8 – (A) Illustration de l‟hypothèse de „fill and spill‟. Les zones en noir correspondent aux régions saturées (original de Tromp-Van Meerveld & McDonnell, 2006b) ; (B) Patrons de saturation temporaire hypodermique associés à des volumes de précipitations différents pour le bassin versant de Panola (Géorgie, États-Unis). Les sites de mesure représentés par des disques blancs sont secs, tandis que ceux représentés par des disques noirs sont humides ou saturés. Les lignes noires symbolisent la libre circulation de l‟eau hypodermique entre les sites et constituent donc un patron de connectivité.

Autrement, en plus de la relation non linéaire entre la production de ruissellement de crue et les apports en eau, il est possible d‟étudier celle entre la production de ruissellement de crue et les conditions d‟humidité antécédentes. Pour un bassin versant de prairies en région tempérée (Tarrawarra, Australie), par exemple, une très petite augmentation du degré de saturation moyen du bassin provoque une très grande augmentation du coefficient de ruissellement (volume de ruissellement/volume de précipitations) (Figure 1.9 A) (Western & Grayson, 1998). Un comportement similaire a été observé dans un bassin forestier (James, 2005) (Figure 1.9 B). Ainsi, les effets de seuils et les comportements non linéaires des bassins versants constituent la base de la théorie hydrologique renouvelée. Ces nouvelles connaissances doivent maintenant être prises en compte à des fins de prédiction de la réponse hydrologique, que ce soit via l‟utilisation de modèles ou via la réalisation de transferts d‟échelles spatiales et temporelles.

Figure 1.9 – Relation seuillée entre le coefficient de ruissellement et le contenu moyen en eau du sol pour (A) un bassin versant de prairies en climat tempéré sec (Tarrawarra, Australie) (original de Western & Grayson, 1998) ; et (B) un bassin versant forestier en climat tempéré humide (Mont-St- Hilaire, Québec, Canada) (original de James, 2005).

“How far can we go in distributed hydrological modelling?” (Beven, 2001, p. 1)

1.3 Postulats pour la prédiction de la réponse hydrologique

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