• Aucun résultat trouvé

Avant de se lancer dans une enquête portant sur la présence du français à l’Université de Paris, il importe de faire le point sur quelques a priori méthodologiques et théoriques. En premier lieu, considérant l’objet de la présente recherche, il conviendrait de préciser la nature même du concept de langue, ou du moins de mettre en relief ses diverses composantes. C’est en toute conscience que je préfère à la définition technique d’un linguiste celle plus large d’un historien, en l’occurrence Serge Lusignan, un de ceux qui a le mieux su militer pour l’étude de la langue en tant qu’objet historique :

En définitive, la singularité d’une langue tient a la fois a des critères linguistiques, aux représentations que ses locuteurs se font de celle-ci, à la perception que les gens de l’extérieur peuvent en avoir et, en dernier ressort, à la volonté des autorités politiques de conférer un statut officiel a cette langue192.

Comme il s’agit ici d’un travail d’histoire et que je ne suis pas linguiste, il est évident que ma recherche se concentrera plutôt sur la portée de représentation de l’usage linguistique que sur des critères linguistiques ou philologiques. On verra plus loin d’autres raisons qui justifient ce choix. D’ailleurs, il convient aussi de préciser que ce travail se préoccupera peu ou pas des niveaux de variation linguistique. Je ne chercherai pas à établir une distinction explicite entre les variations régionales du français ou entre les variantes fonctionnelles du latin, d’une part parce que je n’ai pas la formation adéquate pour les distinguer par mon propre examen et d’autre part parce que je crois que l’étude des représentations divergentes (ou convergentes) du latin et du français en milieu universitaire se passent bien de cette contrainte. Si l’usage d’un topolecte ou autre variante régionale du français, confirmée par un spécialiste, m’apparaît pertinente, j’en ferai la mention.

192 Serge Lusignan, Essai d’histoire sociolinguistique : Le français picard au Moyen Âge, Paris,

61

Il importe aussi de rappeler l’évolution récente du modèle théorique encadrant l’étude des rapports linguistiques médiévaux. L’historiographie traditionnelle proposait un modèle fortement influencé par certains facteurs idéologiques hérités du XVIIIe et XIXe siècle, soit une haute estime de l’héritage gréco-romain qui se traduisait par une vision réductrice de la littérature latine médiévale, et une interprétation nationaliste et identitaire de l’usage de la langue vulgaire. Cette approche ne considérait donc le paysage linguistique médiéval qu’en fonction de ses antécédents classiques et de sa postérité nationale193. Bien qu’encore dominante chez certains linguistes, cette approche allait s’estomper au cours des années 1970 avec l’émergence de la sociolinguistique et du relativisme sociolinguistique. On appliqua au monde linguistique médiéval le modèle de diglossie proposé par le linguiste Charles Fergusson dans son article phare de 1959. Ce modèle proposait une relation conflictuelle entre deux langues au sein d’un même groupe de locuteurs : une langue « haute », réservée à un usage prestigieux à l’écrit et aux communications orales solennelles, et une langue « basse », réservée à la communication orale de registre familier. Son modèle postulait une relation génétique entre les deux langues ainsi qu’une dépréciation de la part des locuteurs de la langue « basse » à l’endroit de leur propre langue194. On reconnaît aujourd’hui que le lien génétique entre les deux langues n’est plus un prérequis au rapport diglossique195, ce qui permet de l’appliquer à l’Europe tardo-médiévale avec le latin comme langue haute et les vernaculaires comme langues basses. L’application du modèle était toutefois vivement critiquée, notamment par M. Banniard196, pour son schématisme excessif et sa vision négative de la diglossie, considérée comme une crise temporaire.

193 Benoît Grévin, «L’historien face aux problème des contacts entre latin et langues vulgaires au

bas Moyen Âge (XII-XVe siècles) », Mélanges de l’École française de Rome, Moyen Âge, 117, 2005, p. 447-448.

194 Charles Fergusson, « Diglossia », Word, 15, 1959, p. 325-340.

195 On doit cette révision du concept à Joseph A. Fishman, « Geleitwort », dans P. H. Nelde (dir)

Sprachkontakt und Sprachkonflikt, Wiesbaden, Steiner, 1980, p. xi.

196 Pour le haut Moyen Âge Michel Banniard, Viva Voce : Communication écrite et

communication orale du IVe au IXe siècle en Occident latin, Paris, Institut des Études augustiniennes,

1992, p. 508-511; pour le bas Moyen Âge Idem, « Du latin des illettrés au roman des lettrés : La question des niveaux de langue en France (VIIIe-XIIe siècle) », dans P. von Moos (dir.) Zwischen Babel und

Pfingsten : Sprachdifferenzen und Gesprächsverständigung in der Vormoderne (8-16. Jahrhundert),

62

Ces critiques étaient après tout justifiées : un observateur des pratiques linguistiques réelles dans le domaine de l’écrit médiéval serait bien en mal d’y voir une diglossie claire. Mais pourtant ce rapport diglossique est partout observable dans les discours théoriques médiévaux portant sur la langue197. Ce que la critique a plutôt récemment réalisé, c’est que « l’illusion » de la diglossie médiévale est avant tout une représentation idéologique des clercs par rapport à leur usage linguistique198. Les clercs continuaient à diffuser un discours où latin et langue vernaculaire étaient impossibles à réconcilier, la stabilité du premier étant garanti par le prestige de la tradition et le second étant caractérisé par sa faiblesse lexicale. Mais dans les faits, la réalité observable est tout autre. Bien que ce ne fût jamais explicitement énoncé par personne, la langue française accéda dès les XIIe et XIIIe siècles à des sphères de l’écrit qui lui étaient étrangères auparavant, probablement aidée en cela par l’émergence d’une bourgoisie urbaine toujours croissante. Dès la fin du XIe siècle, on retrouvait certaines formes d’expressions écrites, surtout littéraire, en langue vulgaire, telles que la poésie des troubadours occitans ou la chanson de geste de langue d’oïl. Mais la graduelle croissance d’une classe de lecteurs ne maîtrisant pas le latin donna accès à la langue vernaculaire à d’autres domaines d’expression, notamment l’administration, la loi, la morale, les sciences et la philosohpie. C’est surtout à partir du XIIIe siècle qu’on assista à une « nouvelle répartition des tâches » entre latin et langue vernaculaire dans l’espace roman199. Toutes ces « conquêtes » de la langue vulgaire n’auraient jamais eu lieu si ce n’était d’une certaine stabilité grammaticale et de certaines normes lettrées qui rendaient possibles des entreprises complexes écrites en français. Même dans la réalité de la pratique, personne ne peut nier que le latin conservât toujours un certain prestige que le français n’eût jamais, mais toujours est-il que c’est par échanges, imitations et pollinisation croisée que ces changements s’opérèrent. C’est pourquoi la critique considère maintenant le rapport entre français et latin au bas Moyen Âge dans une optique de langues en contact.

197 Ce point a bien été démontré par Serge Lusignan, Parler vulgairement : les intellectuels et la

langue française aux XIIIe et XIVe siècles, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1987.

198 Pour ce qui suit, soit l’écart entre la représentation théorique et la pratique linguistique réelle,

voir Lusignan, Essai d’histoire sociolinguistique…, op. cit., p. 35-39.

199 Marc Van Uytfanghe, « Le latin et les langues vernaculaires au Moyen Âge : Un aperçu

panoramique », dans M. Goyens et W. Verbeke (dir.) The Dawn of the Written Vernacular in Western

63

C’est dans cette mesure que la diglossie médiévale peut être considérée comme une fiction, en ce sens qu’elle existe essentiellement dans l’imagination des clercs, scripteurs et locuteurs du latin. Mais il faut faire attention à ne pas tomber dans le piège de la schématisation excessive. Car même si on constate bien un écart entre la représentation du rapport entre les langues et leur rapport réel, ces deux aspects sont en fait co-dépendants et sont difficilement dissociables. Comme dans bien d’autres domaines de l’expérience humaine, il n’est pas rare que la théorie et la représentation idéologique se transposent dans la réalité. C’est pourquoi Serge Lusignan précise bien que « la réalité d’une langue tient à la fois à ce que les linguistes en disent et à ce que ses locuteurs en pensent »200. C’est donc dans cette optique que j’aborde la question des traces du français à l’université, toujours en tentant de confronter l’idée transmise par les clercs et la réalité des contacts entre latin et français.