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HISTOIRE, PHILOLOGIE, ET LINGUISTIQUE : LA VISION DE L'ÉVOLUTION DE LA LANGUE DANS LA PERSPECTIVE DE

LÉGITIMATION DES OBJECTIFS POLITIQUES ET LINGUISTIQUES

III. « DÉGÉNÉRESCENCE » ET « RÉGÉNÉRATION » D’UNE LANGUE : LA RÉHABILITATION, ET LE REGARD SUR L'HISTOIRE DU GREC

Mais la langue de Platon, de Lucien, de Chrysostôme, a-t-elle jamais cessé de l'être? L'étude de son histoire en montrerait la perpétuité, et c'est bien de cette langue qu'on peut dire comme du phénix: “Una est quae reparet seque ipsa reseminet”

F. D. Dehèque

Dans la conclusion de la première partie de ce mémoire, nous avons pu établir que la langue devient, dans la conjoncture socio-politique que nous avions analysée, un élément capital dans le processus de construction des nouvelles identités collectives, et qu'en même temps, elle constitue un argument stratégique pour les aspirations du nationalisme grec. Une configuration d'événements, d'ordre politique et social, ainsi qu'un cadre scientifique et idéologique particulier ont contribué à ce que la katharevousa renforce sa légitimité idéologique et que le retour progressif au grec ancien acquière une place capitale dans le processus de la réforme de la langue.1 D'autre part, les vernaculaires, ainsi que leurs locuteurs rejoignent le passé hellénique. Nous avons aussi observé qu'au même moment la langue est perçue comme un témoin identitaire, et comme un moyen pour faire avancer une politique culturelle en Orient. Ces faits constituent des axes sur lesquels se développent les schémas interprétatifs de l'évolution du grec. Les conclusions de la dialectologie et les spéculations sur l'évolution du grec ancien font progressivement émerger une image concernant la « nature » et l’histoire du grec moderne : d'un côté, il y a un ensemble de variétés à tradition orale, qui sont perçues comme inaltérées dans l'essentiel qui est considéré être leur génie, et elles manifestent ainsi un caractère incontestablement hellénique ;2 de l'autre, il existe une variété cultivée, commune, en plein mutation, qui constitue, pour les Grecs comme pour les autres peuples balkaniques, le véhicule les conduisant au progrès et à la civilisation.

Cette partie sera, dans une large mesure, consacrée à l’examen des fondements scientifiques et de l’apport des théories linguistiques et historiques dans l’édifice idéologique de la katharevousa. Notre souci sera de suivre

1Nous avons aussi noté qu'à partir des années 1850 se consolide la croyance que le grec ancien est une langue vivante qui pourra dans l'avenir proche s'épanouir et revivre pleinement.

2Nous verrons que les opinions et les interprétations proposées se nuancent et varient parfois les unes des autres. Néanmoins, malgré les nuances ou la variation, on admet généralement le sauvegarde essentiel du grec (le maintien du génie de la langue), même si l'on interprète différemment l'évolution.

l’adaptation des méthodes et des préceptes de la linguistique comparée, ainsi que des modèles interprétatifs de l’historiographie grecque, dans les travaux des philologues grecs. D'autre part, nous nous pencherons sur le double usage de l'histoire du grec ancien : nous verrons que cette histoire se construit non seulement dans le but de fournir les arguments nécessaires à la réhabilitation du grec dialectal mais aussi dans la perspective de consolider la place de la langue littéraire comme langue nationale, dans le pays. Nous observerons également comment les conclusions des travaux dialectologiques servent à corroborer le modèle interprétatif de l'histoire du grec qui en train d'émerger, ainsi que l'adaptation des schémas et des concepts de la linguistique comparée dans ce modèle. En outre, nous exposerons la façon dont les interprétations proposées répondent au contexte socio-historique de la seconde moitié du siècle, et comment elles se rattachent à certains enjeux politiques et idéologiques de cette conjoncture, ou aux stratégies des élites lettrées concernant la réforme linguistique pendant cette même période.

Nous considérons que les fondements scientifiques qui sont établis et les interprétations qui se cristallisent pendant ces années, servent à consolider la légitimité et la prédominance d'une variété du grec moderne et à fournir un appui scientifique à un ensemble de thèses d'ordre politique et idéologique, qui répondent à la conjoncture de la seconde moitié du siècle. Le contexte socio-historique forme un cadre au sein duquel on fixe les objectifs de la réforme tandis qu'on voit émerger une nouvelle représentation du grec moderne. C’est dans ce cadre que les postulats concernant l’histoire du grec se cristallisent, en formant une frontière idéologique que la philologie grecque ne dépassera pas, au moins jusqu’à la fin des années 1880. Durant cette période, l’histoire de la langue grecque sera effectivement bâtie sur le principe de la continuité de l'ensemble du grec, continuité qui implique son caractère inaltérable, l’évolution lente, et la sauvegarde du grec ancien, de l’Antiquité à nos jours.

A. L'aspect des études historiques du grec

Si nous voulons esquisser le cadre dans lequel sont inscrites les tentatives de décrire et d'expliquer l'évolution du grec, il faut tout d’abord examiner certains éléments concernant la nature des travaux qui portent sur l'histoire de la langue.

Ainsi, lorsque nous parlons des « travaux portant sur l’histoire de la langue », il faut noter qu’il s’agit d’une sorte d’euphémisme pour une longue période. En effet, en ce qui concerne l'histoire de la langue grecque, nous avons recensé à peine quelques études traitant globalement du sujet, pour la période allant du début du siècle aux années 1880. Il en est de même pour les monographies de nature linguistique, portant sur des questions précises : très peu de travaux spécialisés voient le jour au XIXe. En revanche, pour cette période, la plupart des publications concernant l'histoire du grec proviennent d'Europe occidentale.3 À partir des années 1880, nous assistons à la multiplication des publications, qui n'aura tout de même pas l’ampleur des travaux de la lexicographie dialectale. Cette période est inaugurée, en 1885, avec le travail de J. Psychari sur la formation de l’aspect morpho-syntaxique du grec moderne. Dans ses Essais de grammaire historique néo-grecque, l’auteur offre une esquisse de l’émergence et de l'évolution du grec moderne.4 Deux ans auparavant, G. Chatzidakis l’a précédé avec deux études consacrées à l'évolution historique de certains aspects du grec moderne.5 Parallèlement, le recueil et la publication des corpus historiques du grec moderne deviennent systématiques : C. Sathas entreprend la publication de textes médiévaux et post-médiévaux, écrits en « grec populaire ».6

3 Voir entre autres J. M. Heilmaier, Ueber die Entstehung der romanischen Sprache unter dem Einflüsse fremder Zungen, Aschaffenburg, 1834, F. W. Mullach, Grammatik der griechischen Vulgärsprache in historischer Entwicklung, Berlin, 1856, L. Meyer, Griechische Aoriste, ein Beitrag zur Geschichte des Tempus- und Modusgebrauchs im Griechischen, Berlin, 1879, K.

Dieterich, Untersuchungen zur Geschichte der Griechischen Sprache, Leipzig 1898.

4 L’ouvrage voit le jour, en deux volumes, entre 1886 et 1888. Les études, qui constituent le premier volume sont publiées à partir de 1885, dans des revues grecques ou françaises. Nous trouvons, entre autres, une étude portant sur l’émergence de la morphologie et la phonologie grecques modernes dans la langue byzantine, dans le Bulletin de la Société des Études Grecques (E!"#$%&' #$' E#()%&(' #*+ ,--$+)./+ 0!123/+) en 1885.

5 G. N. Chatzidakis, 4"%& 561771-17)./+ +8µ*+ [À propos des lois phonétiques] et 4"%& #*+ ")' -12' 92+$%$µ:+*+ #$' ;' .-&9"*' .() #*+ ")' -1' 123"#:%*+ 1+1µ<#*+ #$' 7' "+ #$ +:( "--$+).= [À propos des substantifs neutres du grec moderne : les contractés en -12' de la deuxième déclinaison et les neutres en -1' de la troisième], Athènes, 1883.

6 Ses publications commencent dans les années 1860 avec le >%1+).8+ (+:.31#1+ ?(-(@")3&12 [Chronique inédit de Galaxidi], Athènes 1865 et ,--$+).< (+:.31#( [Textes grecs inédits], Athènes 1867. La Bibliothèque de Moyen Âge (A"9()*+).= B);-)16=.$) constitue l'oeuvre majeure de Sathas. Il s'agit d'un recueil de textes byzantins inédits dont la publication commence en 1872 à Venise et s'achève en 1894. Les exploits de Digenis Akritas (1875) et la Chronique de Chypre (1882) sont le fruit de sa collaboration avec E. Legrand et E. Miller.

Jusqu'en 1880, les interprétations globales, fondées sur des recherches linguistiques originales portant sur des périodes de plusieurs siècles, sont donc rares. Les monographies concernant l’histoire du grec ne sont guère plus fréquentes. L’œuvre de référence pour cette période est l’Essai d’histoire de la langue grecque de D. Mavrofrydis7 qui constitue néanmoins une publication exceptionnelle. Sa recherche est menée dans le cadre d’un concours universitaire, tandis que des publications semblables émanent d'initiatives privées, durant tout le XIXe siècle. Par ailleurs, son travail se distingue par la rigueur méthodologique et dépasse la frontière de la philologie pour s’inscrire nettement dans la nouvelle discipline de la linguistique.

Par conséquent, si nous voulons examiner comment nos auteurs construisent l’histoire de la langue, nous avons à notre disposition très peu références bibliographiques portant sur l'évolution historique du grec. En revanche, les passages, les extraits, les annotations concernant l'histoire du grec sont nombreux, au sein de travaux à caractère multiple. Il ne s'agit pas de recherches linguistiques en soi, mais d'une série d’interprétations fragmentaires, parfois stéréotypées, ainsi que des reprises d'analyses de savants occidentaux au sujet de l’histoire de la langue. Un ensemble de travaux de la philologie européenne (ou plus rarement grecque) qui examinent de façon systématique soit l'histoire du grec,8 soit l'évolution des langues indo-européennes,9 offriront aux lettrés grecs des modèles interprétatifs et serviront de base théorique à une série d'appréciations globales quant à l'évolution du grec. Ce sujet est toutefois traité de façon partielle, voire aléatoire, dans de nombreuses publications ayant d’autre objet que l’histoire du grec. Par ailleurs, les auteurs qui traitent de l'histoire de la langue, pour la plupart formés en philologie classique, rattachent pendant longtemps leur sujet à l'histoire de la littérature, en sorte que l'histoire de la langue constitue un domaine de la philologie.

Ainsi, l'évolution de la langue est un sujet omniprésent dans plusieurs travaux de diverse nature : monographies portant sur l'évolution d'un aspect de la langue, études de lexicographie dialectale, ouvrages traitant un sujet philologique

7 D. Mavrofrydis, !o"#µ$%& $'(%)#*+ (,+ -..,&$"/+ 0.1'',+ [Essai d’histoire de la langue grecque], Smyrne, 1871. L’Essai de Mavrofrydis voit le jour à Smyrne en 1871, mais sa préface a déjà été publiée dans la revue Filistor, dix ans auparavant (voir D. Mavrofrydis, « !"#$%&' ()'

*+,(*-&./' &0($-12' ()' 344)#&./' 54600)' » [« Concis de l'histoire extérieure de la langue grecque »], in Filistor, 3, 1861, p. 116-131, 166-182 et 289-295). L'ouvrage en question constitue le travail que Mavrofrydis a remis au concours de l'Université, en 1860 (Tsokaneios Diagonismos). Le sujet du concours a été publié en 1856 et nous pouvons supposer que l'essentiel de son travail a été réalisé entre ces deux dates.

8 Notamment les travaux de F. W. Mullach (op.cit.), de Deffner et ses recherches sur le tzakonien, ou encore l’étude de Mavrofrydis sur l’histoire du grec moderne.

9 Voir les travaux de Bopp sur la grammaire comparative des langues indo-européennes, d’Émile et d’Eugène Burnouf sur la langue et la littérature sanskrites ou ceux de Pictet que nous verrons par la suite.

plus large. Dans la première catégorie, nous avons inventorié un ensemble de travaux qui traitent de l'évolution de la prononciation depuis l'Antiquité jusqu'au XIXe siècle ; dans la deuxième, la recherche des origines lexicales d’un dialecte fait surgir un discours portant sur la question de l’évolution du grec, d’une manière globale. L’histoire du grec peut aussi apparaître sous l’aspect de la comparaison (morpho-syntaxique et lexicale) entre grec ancien et grec moderne. Dans ce cas, l'auteur examine le rapport entre la langue populaire ou la langue écrite des savants10 et le grec ancien.11 Il ne s'agit pas à proprement parler de traités d'histoire de la langue grecque, dans la mesure où toute la période intermédiaire (à savoir l’ère byzantine et ottomane) est très souvent omise. Enfin d'autres auteurs examinent l’histoire du grec moderne en parallèle avec celle de la littérature. Dans ce cas aussi, il n’y est pas vraiment question de l’histoire du grec, mais il s’agit d’une démarche courante dans la mesure où la linguistique n'est pas encore détachée de la philologie traditionnelle.

Par conséquent, comme l’histoire de la langue ne constitue pas un objet de recherche en soi,12 nous nous trouvons devant des exposés qui ne sont que rarement linéaires et complets. L'ensemble de ces éléments compose une image de l'histoire du grec, même si elle ne se cristallise pas à un moment précis ou dans une œuvre particulière. En règle générale, nous pouvons dire que les références à l’histoire du grec et les interprétations respectives sont abondantes malgré le nombre limité des travaux spécialisés.13 Les ouvrages que nous citons dans le cadre de ce chapitre constituent des textes de référence, dans la mesure où ce que nous avons relevé dans plusieurs autres publications apparaît de façon relativement intégrale et condensée dans ceux-ci. Toutefois, nous n'excluons pas d’examiner un ensemble d'autres extraits qui pourraient éventuellement compléter ou enrichir notre exposé.

10Les termes langue populaire et langue écrite des savants correspondent, respectivement, aux termes !"µ#!"$ %&#''( et )*&+&+%*,-/%.(/0- %&#''( qui étaient en usage à l'époque.

11 Il s’agit notamment des livres traitant de la question de la langue d’un point de vue historique.

C. Sathas (I'0+.1( 0+2 3"0-µ(0+$ 0"$ 45+5&&"4*,-$ %&#''"$ [Histoire de la question de la langue grecque moderne], Athènes, 1870) ou !. Konemenos (T+ 3-0"µ( 0"$ %&#''($ [La question de la langue], Corfou, 1873), à tire d'exemple, avancent leurs interprétations sur l’évolution du grec à travers un schéma qui met face-à-face la langue littéraire et la langue populaire. Nous n’y insisterons pas davantage, car nous traiterons cette question notre prochain chapitre.

12 Par ailleurs, même pour la dialectologie, son objet n’est pas, comme nous l’avons vu, bien distincte de celui de l’ethnographie.

13Ces références sont constatées tout au long de la période en question. Étant donné leur degré de diffusion, nous pouvons dire que certaines de ces interprétations, ou parfois stéréotypes, tendent à dominer, tandis que d’autres restent en retrait.

B. La question de l'évolution du grec au carrefour des différentes disciplines

La question nationale stimule la recherche dans les différents domaines cognitifs, tandis que la rigueur scientifique n’est pas toujours à l’ordre du jour. À l'origine du développement des études dialectologiques se trouvent, comme nous l'avons noté, des questions plus larges, à savoir celles de l'unité et de la continuité de la nation grecque. Il s'agit de questions portant sur la synchronie et la diachronie à la fois, qui génèrent, en effet, « le questionnaire » des « disciplines nationales demandant à légitimer l'héritage national ».14 Une série d'articles récents ont mis l'accent, de manière très pertinente, sur le fait que les interprétations concernant l'histoire du grec, qui se développent pendant le XIXe siècle, s'intègrent dans le cadre des efforts des élites lettrées grecques pour déterminer l'espace et le temps nationaux, avec le souci de cristalliser une nouvelle identité collective.15 De cette démarche, il ressort que la langue, l’histoire ou la culture ne sont pas toujours des objets d’étude en soi, alors que l’un des principaux objectifs des recherches sur le grec, après 1850, est d'apporter des réponses à des questions d’ordre idéologique.

C’est dans ce cadre intellectuel que se forment les disciplines académiques de l'histoire, d'abord, et ensuite de la laographie et de la linguistique. Ainsi émerge dans ce décor l'interprétation de l'évolution de la langue grecque, qui, dans une large mesure, tire ses postulats des enseignements de la recherche dialectale, des conclusions de l’historiographie grecque, ainsi que des préceptes de la linguistique comparée.

1. L'entrée de la linguistique comparée dans l'étude de la langue grecque : un bref aperçu historique

Jusqu'au début, voire le milieu du XIXe siècle, l'approche des phénomènes du grec est fondée sur l'acquis théorique des traités du grec ancien remontant à l'époque gréco-romaine et byzantine. Il est significatif de constater que la T!"#$

%&'µµ'()*+ de Denys de Thrace ou les traités de syntaxe d'Apollonius le Dyscole,

14 « ...“national disciplines” seeking to legitimize the national héritage », E. Gazi, Scientific National History : The Greek Case in Comparative Perspective (1850-1920), Frankfort, 2000, p.

113.

15 Au sujet de la conscience linguistique en Grèce au XVIIIe et au XIXe siècle, dans son rapport avec les représentations de l'histoire nationale, voir à titre indicatif l'article de A. Liakos,

« “E!'E""#$%&'( )%( *#$ Hµ+$ K,%$'$ -"+../$” » [« “De l'hellénique à notre langue commune” »] in A. F. Christidis (éd.), I,(-&.' ($/ 011$#)*+/ 213,,'/ '45 ()/ '&"!/ 6/ ($#

7,(0&$ '&"')5($(' [Histoire de la langue grecque des origines à la basse Antiquité], Thessalonique, 2001, p. 963-971. Sur le développement des postulats de l'historiographie linguistique grecque dans le cadre de l'idéologie nationaliste du XIXe siècle, voir A. F. Christidis,

« I.*,01)( *#( E""#$%&'( -"+../( » [« Histoires de la langue grecque »], in A. F. Christidis (éd.), I,(-&.' ($/ 011$#)*+/ 213,,'/, '45 ()/ '&"!/ !6/ ($# 7,(0&$ '&"')5($(' [Histoire de la langue grecque des origines à l'Antiquité tardive], Thessalonique, 2001, p. 3-17.

sont des œuvres incontournables parfois même dans la seconde moitié du XIXe siècle.16 L'organisation du savoir concernant le grec moderne est fondée sur les modèles théoriques forgés depuis le début de notre ère, et nous dirions même que toute la pensée philologique est construite sur les catégories formées depuis la basse Antiquité. Au contraire, à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, ces modèles vont basculer avec l'introduction des méthodes et des préceptes de la linguistique comparée. Dans ce contexte historique, « l'infiltration » de la linguistique moderne va modifier la vision du grec moderne, de son évolution, de son rapport avec le grec ancien, ainsi que la perception de son rôle dans l'instauration d'une langue nationale. Le nouveau savoir va nourrir les traités, les thèses scientifiques et les positions idéologiques, aussi bien des savants puristes que des intellectuels démoticistes de la fin du siècle.

L'apparition de la littérature sanskrite, à Athènes, vers le milieu du siècle, est un des premiers témoignages qui nous renseigne sur le contact des lettrés grecs avec la linguistique comparée. Entre 1845 et 1853, la Bibliothèque Nationale grecque entreprend la publication de plusieurs textes sanskrits que le savant D.

Galanos a traduits et commentés. La question que nous allons nous poser ici est de savoir dans quelle mesure le public grec prend connaissance de ces publications, qui contiennent également une esquisse de la théorie des langues indo-européennes.

Selon le témoignage d'A. Paspatis,17 les livres de Galanos ont rendu accessibles

« les trésors du Sanscrit », or jusqu'en 1857, les lettrés ne les ont pas particulièrement appréciés.18 Nous pouvons donc supposer que jusqu'à cette date, l'oeuvre de Galanos n'a pas été lue et connue de façon approfondie. Ses travaux seront lus et discutés au début des années 1860, au sein du SLHC, ainsi que dans les colonnes de la revue Filistor.

Quant aux principaux postulats de la théorie indo-européenne, les témoignages de savants du Royaume laissent penser qu’ils commencent à être connus à partir des années 1840. En 1845, le directeur de la Bibliothèque Nationale grecque, G. K. Typaldos, qui dirige l'édition des manuscrits de Galanos, écrit dans la préface du premier tome que « la parenté entre le sanskrit et le perse, le grec, le latin, l'allemand et le vieux slave est de nos jours considérée comme établie »19.

16 Trois autres œuvres de référence, qui reprennent largement les principes des deux auteurs antiques, font autorité non pas seulement parmi les Grecs, mais dans toute l’Europe, depuis la Renaissance : E!"#$µ%#% [Erotemata] de Chrysoloras, E&'#(µ$ #") (*#+ #(, -./(, µ0!+) [Compendium octo orationis partium] de C. Lascaris, ainsi que la Grammaire de Th. de Gaza. Il s’agit de travaux qui ont été publiés pour la première fois à la fin du XVe siècle et qui font l'objet de dizaines de rééditions les siècles suivants.

17 En ce qui concerne A. Paspatis, voir première partie : L'émergence de la lexicographie dialectale et son impact.

18 A. G. Paspatis, « !"#$ %&' (%)*++,'&' -.* %/0 +12))/0 .3%2' » [« À propos des Gitans et de leur langue »], in Pandora, 8 (179), 1857, p. 244.

19 D. Galanos, I)1'*+) µ0#%2!340") &!.1!(µ(5 [Avant propos à des traductions indiennes], p. /’, Athènes, 1845.

Quatre ans auparavant, un article relatif à la philosophie de la langue, de N.

Livadefs, philologue et lexicographe confirmé, nous indique que les postulats de la théorie indo-européenne, bien qu'établis, sont loin d'être assimilés par les savants grecs. Son discours est encore dominé par la ancienne conception de la généalogie des langues en Europe, et certains passages semblent montrer qu’il a une

Livadefs, philologue et lexicographe confirmé, nous indique que les postulats de la théorie indo-européenne, bien qu'établis, sont loin d'être assimilés par les savants grecs. Son discours est encore dominé par la ancienne conception de la généalogie des langues en Europe, et certains passages semblent montrer qu’il a une

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