• Aucun résultat trouvé

pressent des milliards, des centilliards, des … (le mot manque, forcément). Myriades d’alvéoles iden- tiques, promiscuité étouffante et claustrophilique d’une ruche universelle. Ce n’est pas tout : le vertige de cette vision est aggravé par un détail moteur. Il y a partout des escaliers. Car, malgré ses dimensions, la c a g e n’exclut pas l’idée du voyage et de la locomotion. Elle encourage au contraire la possibilité d’atteindre et de franchir ses bords : rappel d’un irrésistible et inconcevable toponyme — « Terra incognita » — apposé aux bornes des anciens planisphères. « Hic sunt dracones ». Fait curieux : l’architecture de la c a g e induit le passage d’un embrassement virtuel par le regard à la traversée physique de territoires. D’un « Je vois », « J’imagine », à un « J’irai », « J’éluciderai ». Combinant la verticalité à l’horizontalité, et la transversalité à la latéralité, l’interminable escalier, greffé aux parois latérales de chaque couloir, « s’abîme et s’élève à perte de vue ». La forme de ses échelons ? La plus économique, la plus élégante, la plus naturelle : le

colimaçon, l’hélice, la spirale d’or, la vis sans fin. L’excitation que procure d’abord l’escalier est déceptive : en gravir des centaines, patiemment, méthodiquement, voire sportivement, ou

avec frénésie et délire, ramène invariablement le visiteur spéléonaute à un couloir identique aux précédents, reliant deux alvéoles semblables, laissant encore

entrevoir les deux infinis équidistants de la perception. D’aucuns ont pu comparer les escaliers de la c a g e à des instruments raffinés de torture. Au

vertige métaphysique que provoque la contemplation de l’étendue alvéolaire, l’escalier en colimaçon ajoute un vertige bien

biologique. La géométrie hélicoïdale des escaliers, d’une perfection mathématique et esthétique, devient une

fonction retorse, perverse, vicieuse, cruellement improductive. La forme spiraloïde invite au déplacement et au franchissement, mais en annule la résultante réelle à mesure qu’on y progresse. La plupart des encagés ont tôt fait de ne plus l’employer du tout et se contentent de demeurer au même étage. Il semble que l’on trouve une poussière intacte sur les marches d’innombrables escaliers. Pour plusieurs, la notion même de verticalité disparaît progressivement : leurs rêves et leurs pensées passent de la tridimensionnalité à la bidimensionnalité, de l’espace au plan… et bientôt, c’est vrai, de la ligne au point. Au bout d’un certain temps, l’homme de la c a g e ne quitte plus l’alvéole quelconque — qu’il finit par identifier à son lieu de naissance. Les couloirs abritent une curiosité supplémentaire, qui, comme pour les escaliers tournoyant à travers le vide, paraît un baroquisme inutilement (ou sadiquement ?) ajouté au grand système alvéolaire. Adossé à une des parois de chaque corridor, un immense miroir « double fidèlement les apparences ». Pourquoi cette annexion encombrante et

provocante, sans doute démesurément coûteuse ? Il faut dire que ce n’est pas le miroir en lui- même que le spectateur remarque en premier, mais bien lui, la réflexion subite et subie de

son corps animé, et surtout de son regard se regardant (ce qui est le propre de tout miroir, de toute « confrontation spéculaire »). Il n’est aucun promeneur qui ne

contourne cette étape à la fois identificatrice et exploratrice de son parcours de la grande c a g e : la contemplation inquiète des détails de son visage, l’ana-

lyse minutieuse de son reflet dans le miroir. Il faut préciser que la taille exceptionnelle des miroirs permet, presque d’un même coup

d’œil, de s’y voir de la tête aux pieds et d’éprouver la profon- deur illimitée de l’univers derrière soi. Dans l’architecture

santes, elles aussi indénombrables, agissent comme autant de médiatrices contractuelles, confinant l’homme à son univers, le liant au plan restreint de ses projections mentales. S’apercevant sans cesse, à chaque détour d’alvéole, forcé de plonger son regard dans le sien, finalement désireux de le faire (sauf aveuglement volontaire — cela s’est vu), le spéléonaute de la c a g e apprend double- ment à se voir et à intégrer son habitat, à s’encager pacifiquement. Il comprend que l’écosystème réitératif du monde ne saurait repré- senter pour lui un espace de conquête intellectuelle ou de contem- plation territoriale, mais bien une sédentarité réflexive, un milieu, une alcôve, une cellule. D’exogène, tout visiteur devient indigène. Couloirs, escaliers et miroirs lui apprennent progressivement qu’il n’avait jamais connu d’autre espace que celui-ci, qu’il était pour ainsi dire « né en pays étranger », et que tout fantasme d’une terra incognita camouflait l’écriture géo- graphiquement æncrée d’un retour à soi. À partir du moment où l’encagé ne se conçoit plus comme simple aventurier momentanément captivé, mais comme cap- tif et résidant à part entière, son investigation de la c a g e change d’aspect. Il ne s’agit plus pour lui de dévoiler les étrangetés du monde, mais d’en intégrer les familiarités. L’alvéole devient natale, les couloirs qui la ceignent se dotent de particules possessives (mon chemin de prédilection, ma route préférée, ma voie d’accès), et le miroir devient psyché. La c a g e elle-même ne paraît plus du tout la même, s’il est entendu qu’on y habite. Comme pour tout lieu de naissance, on a tôt fait de lui constituer un réseau synonymique et analogique, voire allégorique, qui la désigne diversement : « l’univers », « la Bibliothèque », « le monde », « l’hypersphère », « les galeries », « les souterrains »… Évidemment, cela pose des pro- blèmes sémiologiques et sémantiques importants, que la grande c a g e, strictement matérielle et spa- tiotemporelle, architecturale et livresque, se garde bien de résoudre. Le silence de ses murs et de ses

couloirs cultive l’ambiguïté. Les cages-filles aussi portent d’autres noms, dont l’emploi argotique ou dialectal rend souvent floue la frontière (arbitraire forcément) entre sens propres et sens figurés.

Par catachrèses successives, étymologiquement justifiées mais historiquement obscures, les « cages-filles » en viennent à s’appeler « alvéoles », « galeries » (par synecdoque) et, récemment,

« hexagones » (par analogie avec la forme alvéolaire, bien que chaque cage-fille soit à pro- prement parler un « prisme à base hexagonale » : polyèdre semi-régulier, formé de deux types de polygones. Une des devises de l’univers connu semble en effet être : Mèdeis

ageômetrètos eisitô mou tèn stegèn.). La configuration spatiale de chacun des « hexa- gones » est bien connue. Fixité absurde et mystérieuse, elle résiste à l’analyse, mais accueille toutes les conjectures. Les mots ont tôt fait de la résumer, mais non de

l’expliquer. Forme invariablement hexagonale, reliée par des couloirs étroits sur deux côtés (une configuration triangulaire ou pentagonale est réputée

impossible, alors que la forme circulaire a été déclarée hérétique). Dépen- damment des étages, ce peut ne pas être les mêmes murs qui donnent accès aux couloirs : la droite ligne, mais aussi la ligne brisée, l’« S » et de

complexes arabesques réitératives sont toutes théoriquement pos- sibles. La version officielle stipule pourtant : « La distribution des galeries est invariable. » (Personnellement, j’aime imaginer que

c’est l’arabesque réitérative qui décrit le mieux la forme locale de l’univers. Une source de confiance me conforte dans cette

opinion.) On a vu que chaque couloir comprenait un grand miroir et un interminable escalier en colimaçon — deux

perditions d’égale gravité. L’improbable Architecte de la c a g e a également prévu l’installation de deux cubi-

cules, de part et d’autre de l’étroit corri- dor, deux annexions strictement utili- taires, à l’exiguïté insolente et au minimalisme forcené. L’un sert au sommeil, en position de- bout ou recroquevillée (fœtale), l’autre permet d’évacuer les déchets corporels. Mais ces installations sont inadaptées et j’en connais plusieurs qui n’emploient jamais ni une ni l’autre. Il est plus commun de dormir à l’inté- rieur des hexagones, où le sol est moins dur, où il est possible d’étendre ses jambes à la verticale, où le rêve non cauchemardesque est possible ; quant aux déjections, on les fait ordinairement tomber par le puits d’aération, situé au centre de chaque hexagone. Au centre des puits d’aération, il tombe toujours une fine poussière. Insistons sur le fait que les

puits sont des ouvertures circulaires, et non hexagonales, une indication que la courbe est une forme permise par les lois de l’univers. Les puits

sont protégés par des balustrades en bois ouvragé (je crois que c’est du bois, je n’en suis pas sûr, il ne s’égratigne pas au contact de

mes ongles ou de mes dents). Mais les balustrades sont si basses qu’elles ne peuvent qu’inviter au danger. Invraisem-

blablement, la gravité existe bel et bien dans le grand système de la c a g e. Le troglodyte d’expérience

s’en méfie autant qu’il s’en rassure. Sur les murs de chaque hexagone, c’est-à-dire sur quatre

gues étagères, absolument indéplaçables, couvrent toute la hauteur du mur. Le contenu

de ces étagères rend l’édifice de la c a g e odieux et fascinant, parfaitement inexplicable. (Si j’emploie ces couplages incongrus de qualificatifs, ce n’est pas par simple « entraînement rhétorique », mais bien par excès de méthode et de rectitude.) C’est dans ce fascinant contenu que s’axiomatise le monde, que l’architecture hyperbolique de la c a g e devient postulat d’existence et principe essentiel. Comprend-on que la grande c a g e est une immense

b i b l i o t h è q u e ? que ses usagers captifs en sont les tristes et involontaires Bi- bliothécaires ? C’est à la fois une douleur et une jubilation pour moi que

de le dire : l’univers connu est entièrement constitué de livres, d’éta- gères de livres et de galeries d’étagères de livres. Des généra-

tions de Bibliothécaires indigènes ont été doucement contraintes de le reconnaître et de poser : l’encage-

ment des parties de l’univers ne décrit pas autre chose que le fonctionnement d’une vaste référence bibliographique. Vieille litanie numérologique en forme de poupée gigogne, apprise dès la petite enfance, avant le langage lui- même, avant toute interpersonnalité, parmi tous les habitants de la c a g e bibliothécale : « Chacun des murs de chaque hexagone porte cinq étagères ; chaque étagère contient trente-deux livres, tous de même format ; chaque livre a quatre cent dix pages ; chaque page, quarante lignes, et chaque ligne, environ quatre-vingts caractères noirs. » Amen. Lorsqu’il questionne ces valeurs sacrées, l’esprit de l’homme s’affole. Il demande (comme j’ai déjà fait moi-même, comme il m’arrive

de recommencer à le faire) : Pourquoi « trente-deux », « quatre cent dix », « quarante » et « quatre-vingts » ? Pourquoi la forme de l’hexagone (au-

quel pourtant la Bibliothèque retranche deux côtés, afin de per- mettre le passage des deux couloirs adjacents) ? Pourquoi

cette imprécise précision (environ quatre-vingts carac- tères par ligne), s’il est entendu qu’avec le temps et

les décilliards de répétitions cette approxima- tion doit pouvoir donner exactement

quatre-vingts ? Pourquoi enfin cet occultisme numérologique, selon toute apparence parfaite- ment arbitraire ? Et — question ontologique — pourquoi « le livre » ?... Je dis à regret : les inépuisables disciplines de la cryptographie cabalistique, de l’exégèse cryptanalytique et de la paléographie mystique ont toutes considéré ces questions comme sacrilèges. Ces « sciences » « humaines » prétendent soit que la question du sens de ces répartitions numérologiques est impossible à poser, la Bibliothèque

étant préoriginelle et sui generis, soit qu’il est impossible de ne pas traiter ces répartitions comme les initiales apodictiques et axiomatiques de tout pro-

jet d’interprétation, voire de toute « intentionnalité compréhensive ». Mais dans l’indécomposable Bibliothèque, un mot comme

« compréhension » n’a pas de sens, ni étymologique ni sé- mantique, rien n’y étant « préhensible » ou « commu-

déterminé ; ce mot de « compréhension » ne peut avoir qu’une forme. La systéma- tique duelle qui décompose le mot en « sens » et en « forme » peut sembler usée. Cependant, comme on ne va pas tarder à le voir, cette distinction, au sein d’un système de signes aussi total et exhaustif que celui de la Biblio- thèque, entraîne des implications herméneutiques et

philologiques surprenantes. Au fil des générations, les Bibliothécaires (dont je fais partie, il m’est

maintenant permis de le confier) ont fait la découverte de deux phénomènes es-

sentiels, qu’ils se sont hâtés de qua- lifier d’« axiomes » (en contreve- nant quelque peu aux règles

de successivité de la logique). Le premier de ces axiomes, quels que soient le phrasé et le lexique avec lesquels on l’énonce, ne parvient pas à faire l’économie d’une origine divine ou dé- miurgique de la Bibliothèque. Dans sa forme tra- ditionnelle, figée et laconique, il prescrit : « La Biblio- thèque existe ab aeterno. » Cette éternité passée et

future du monde a bien sûr des conséquences contemporaines sur les dispositions psychiques

et le moral des habitants des galeries. Si le monde est éternel, si la matière qui le

constitue n’implique ni la mortalité ni l’activité des hommes, alors

tout investissement du monde concourt soit au déses- poir soit à la béatitude. L’éternité de la Bibliothèque entache pour tou- jours la volonté des hommes à être et à devenir à leur tour. Passons sur ce triste pre- mier axiome, dont, on l’a dit, la conséquence est nécessairement théologique — ou nihiliste. Le second axiome, peut-être plus remarquable encore, relève le

fait suivant : « Le nombre de symboles orthogra- phiques est de vingt-cinq. » Tous les Bibliothé-

caires en ont fait la vérification, ou en ont accepté la réalité. Bien que l’esprit ait

pu inventer de nombreux caractères calligraphiques, voire des sons

pour leur insuffler la vie, la Bibliothèque, probablement « motivée » par un souci d’écono- mie typographique et de rationalité phonétique, emploie un alphabet exclusif de vingt-deux lettres (a b d e f g h i j k l m n o p r s t u v w z) et trois signes de ponctuation, la virgule, le point, l’espace1. Dans tout l’univers connu,

il n’y est pas un livre qui ne combine, le plus souvent en un galimatias sémantiquement incompréhen-

sible de traits orthogonaux, la série écono- mique, et peut-être suffisante, de ces vingt-

cinq caractères naturels. Ici et là, des Bibliothécaires hardis, ou simple-

des passages surprenants dans un des volumes d’un hexagone quelconque. Certains de ces exemples exceptionnels de signifiance sont deve- nus célèbres à travers toute l’hypersphère (sans qu’on puisse pour autant en retrouver le sens définitif). Le tro- glodyte moyen est familier avec ce livre fortuit du circuit quinze quatre-vingt-quatorze — ce numérotage des galeries n’obéit à aucune logique particulière — qui n’est constitué que de la répétition obstinée des lettres M, C et V, du début à la fin et sans inter- ruption ; avec cet autre livre dans lequel, soudainement, après trois cent trente-trois pages d’un lettrisme impénétrable, surgissent les quatre « mots » (peut-on les appeler ainsi ? je le suppose) « Ô temps tes pyramides », d’une poésie sublime, d’une sonorité exquise ; avec cet autre ouvrage crucial à l’intérieur duquel a été retrouvé, il y a cinq cents ans, après force spéculation philologique, un passage de trois pages et demie à l’œcuménisme linguistique et thématique sans précédent : le livre

propose une exposition, brève mais substantielle, des principales notions d’analyse com- binatoire, les illustre pédagogiquement par des exemples de « variables avec répéti-

tion illimitée » (sic, je m’explique encore mal l’agencement oxymoronique de l’expression, mais je me renseigne régulièrement sur cet aspect du problème),

et fait tout cela en usant de ce qu’il faut bien reconnaître comme un dialecte samoyèdo-lituanien du guarani, affecté d’incontestables inflexions

d’arabe classique ; enfin avec les « classiques » La crampe de plâtre,

Tonnerre coiffé et Axaxaxas mlö (ce dernier prétendument rédi- gé en « tlönien », dont la grammaire exacte nous échappe tou-

jours), et dont les contenus ne semblent entretenir aucun rapport, même distant, avec les titres… De toute évi-

dence, la césure sémiologique entre le « sens » et la « forme » des mots est maximale à travers toute la

1 Le manuscrit original du présent texte ne contient ni chiffres ni majuscules. Les quatre lettres c, q, x et y ont complètement disparu et sont remplacées par des lettres équivalentes. L’inconnu trace toute- fois en marge de son texte des idéogrammes pour nous indéchiffrables (bien que plusieurs présentent une ana- logie avec les caractères de l’alphabet de vingt-deux lettres utilisé par les Hébreux), ainsi que de nombreuses figures géométriques : dodécaèdres, icosaèdres, parallélipipèdes, mosaïques de zelliges, 3- et n-sphères… De toute évidence,

le scripteur inconnu s’essaie (par hétérodoxie délibé- rée ?) à des accroissements lettristiques et typogram-

matiques de l’alphabet bibliothécal classique. Il a été malheureusement impossible de repro-

duire ces marges calligraphiées ici. (Note de l’éditeur.)

bibliographie alvéolaire. La Bibliothèque exalte en même temps qu’elle abolit la possibilité de la glose et de l’exégèse. Écrite en toutes les langues, et en toutes les varia- tions historiques, régionales, dialectales et même glossolaliques des langues humaines et in- humaines, la Bibliothèque fait exception du sens litté- ral. Je veux dire par là qu’elle transforme en pure

contingence, ou alors en insondable et inintelli- gible secret, toute interprétation par une

conscience, lectrice de sa sublime ou épou- vantable littérature. Il va sans dire que

des générations entières de Biblio- thécaires se livreraient extati-

quement aux pires supplices, encore et encore, en échange de la lecture compréhensive d’un seul livre, d’une seule page, s’il était assuré que l’interprétation correcte en soit trouvée et fixée. Mais la permutation constante, frénétique, littéralement insensée, des vingt-cinq caractères à travers les myriades de livres de la Biblio- thèque rend le monde producteur et commentateur

de sa propre opacité. Pour ma part, je n’en doute plus : l’univers est un système fermé de vases

communicants (avec la complexe aberra- tion que suppose la formulation de cet

axiome personnel). Mais, étrange attracteur, inlassable antholo-

giste, infatigable computeur, la Bibliothèque-univers n’en continue pas moins d’opérer une fascination légitime auprès des jeunes générations de bibliothécaires, d’archi- vistes et de spéléonautes. Récemment, suite aux travaux de quelques-uns d’entre eux, un troi- sième axiome formel (plutôt une hypothèse empi- rique) a été reçu par la communauté solitaire des Bi- bliothécaires. Le voici, dans sa brièveté simple et

élégante : « Il n’y a pas, dans la vaste Biblio- thèque, deux livres identiques. » L’idée, on

le voit, est colossale. Si cette intuition s’avère fondée (et je suis convaincu

que c’est déjà ce qu’implique l’existence du monde), les

conséquences théoriques et pratiques sur l’élucidation du fonc- tionnement bibliothécal, voire même sur une pensée globale de son architecture matérielle et spatiotemporelle, sont sans pré- cédent. La preuve de la singularité absolue de chaque livre doit être à l’origine d’un nouvel âge onto- métaphysique pour les Bibliothécaires. Si aucun livre

n’est rigoureusement identique à un autre, s’il n’existe pas dans tout l’univers connu un seul

livre hérétique qui ne fasse l’emploi, débile et morbide, d’un vingt-sixième carac-

tère, alors les dimensions absolues ou relatives de l’immense Bi-

bliothèque, par la science mathématique, sont enfin mesurables. Qu’il me soit permis de confier ici le résultat de ce précieux calcul (bien qu’il ne puisse encore être considéré comme vérité et explication définitives du monde). Vingt-cinq caractères pos- sibles, et quatre-vingts emplacements par ligne où les placer, à raison de quarante lignes par pages et de quatre cent dix pages par livre, donne un nombre incommensurable, mais réel, entier et non infini. Ce nombre est vingt-cinq élevé à la un million trois cent douze millième puissance.

Voilà le nombre (parfait et transcendantal, cela ne fait pas de doute) de livres distincts dans la pharaonique Bibliothèque des hommes. (Usant de la

même méthode, le nombre exact d’hexagones, de murs, d’étagères, de miroirs, de balustrades, de pages, de lignes, de caractères a aussi

pu être calculé. Le nombre de Bibliothécaires, lui, demeure inconnu. Mais son infériorité à la fois quantitative et

Documents relatifs