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Deux encagements du texte : ortho-graphies du concept d’œuvre

1. UNE DISCIPLINE ET SON OBJET

Les grammaires ont toujours été conçues comme une activité réflexive sur le fonctionnement et sur l’usage des langues. Une activité

réflexive au double sens du terme : d’une part, le discours grammatical

ordinaire se caractérise par sa réflexivité, puisque le langage y est l’instrument de sa propre description ; d’autre part, les description grammaticales procèdent d’une réflexion méthodique sur l’architecture de la langue, son fonctionnement et l’usage que nous en faisons.

Chacun connaît intuitivement sa langue et la pratique spontanément sans pour autant être capable d’en produire une description raisonnée. Or c’est précisément cette familiarité qui, à la faveur de l’ambiguïté de l’expression connaître une langue, nous cache souvent des données problématiques et nous empêche de poser les vraies questions. C’est un fait connu qu’un même objet est susceptible de plus d’une description, surtout s’il est complexe. Tout dépend du point de vue auquel

1

Voir, sur la question immense du « style », le florilège commenté Le style, introduction, choix de textes,

commentaires, vade-mecum et bibliographie par Christine Noille-Clauzade, Paris, GF Flammarion, coll. « GF Corpus », série « Lettres », 2004.

2

commencer mon récit. […] » [J’ai un faible pour cette locu-

tion latine — more geome- trico — et c’est pourquoi j’ai fait débuter ma partition zéro par l’une de ses voisines : ordine geometrico, qui rappelle un peu Spinoza (l’Ethica Ordine Geometrico Demonstrata — l’« Éthique »). Retournons à la citation de la nouvelle de Borges, au mo-

ment où son narrateur dé- couvre la carac- téristique uni- que du livre qu’il tient entre les mains.] « Je l’ouvris au hasard. Les caractères m’étaient in- connus. Les pages, qui me parurent assez abîmées et d’une pauvre typographie, étaient impri- mées sur deux

colonnes à la façon d’une bible. Le texte était serré et disposé en ver- sets. À l’angle supérieur des pages figuraient on se place, car c’est lui qui détermine le choix des propriétés dites

pertinentes.

L’extrait provient lui aussi d’une « entrée en matière », comme c’était le cas pour la citation greimassienne précédente — et tout prolégomène textuel renseigne sur l’identité du développement qu’il annonce. Il s’agit des premières phrases de l’introduction de la Grammaire méthodique du français de Martin Riegel, Jean-Christophe Pellat et René Rioul (Presses Universitaires de France, coll. « Quadrige Manuels », 1994, 2009, p. 1). A- t-on pu les lire sans y lire, justement, leurs effets de sens : la vision de la grammaire qu’elles proposent, le titre qu’elles se donnent (« Une discipline et son objet », pompeusement graissés et majusculés), les relations qu’elles entretiennent ou pourraient entretenir avec le présent texte… ? A-t-on pu les lire, à proprement parler, sans n’y lire que ça ? En lisant ces deux paragraphes, on n’aura pas lu, on n’aura pas pu lire, par exemple : deux paragraphes et un titre, six phrases (passablement longues), une vingtaine de propositions logiques, une ponctuation riche de démonstrativité (les virgules, le deux-points, le point-virgule du premier paragraphe), une typographie emphatique, pédagogique, cherchant à remplacer l’insistance et l’accentuation d’une voix (le gras de l’adjectif final

pertinentes, les italiques sur réflexive, réflexivité, réflexion et, en manière de

guillemetage, sur connaître une langue), les quelques marqueurs de relation

(« d’une part » / « d’autre part », « or »), enfin une certaine aisance du style, non dénuée d’idéologie (« si la connaissance d’une langue est toujours intuitive, elle ne saurait faire l’économie d’une grammaire méthodique et sérieuse, doublement “réflexive”, entreprise qui est bien sûr le sujet de notre livre… »), etc. Le propre de la syntaxie, c’est de devenir l’outil du sens (cf. le marteau d’Heidegger), de l’acheminer sans que la compréhension n’y voit de signifiances parasitaires, marginales, satellitaires, insignifiantes — la propre signifiance de l’outil, par exemple. C’est lorsque la linéarité successive des éléments phrastiques, linguistiques et typographiques est la plus douce, régulière et non cahoteuse, lorsqu’elle est inaperçue en tant qu’elle-même, qu’elle est la plus efficace, que le discours peut dire (des

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des chiffres ara- bes. Mon atten- tion fut attirée sur le fait qu’une page paire por- tait, par exemple, le numéro 40514 et l’impaire, qui suivait, le nu- méro 999. Je tournai cette page ; au verso la pagination com- portait huit chif- fres. Elle était

ornée d’une petite illustration, comme on en trouve dans les dictionnaires : une ancre dessi-

née à la plume, comme par la main malhabile d’un enfant. L’inconnu me dit alors : — Regardez-la bien. Vous ne la verrez jamais plus. […] » [Le livre de sable est l’équivalent infinitésimal de l’infinité de la Bibliothèque de Babel. Est-ce Pascal qui nous parle le premier de cette double articulation de l’infini : infini- ment grand et infiniment petit ? Ou alors Aris- tote, avec sa théorie anti-ato- miste de la divi- sibilité infinie de la matière ? La réplique de idées, des thèses, des hypothèses), et que le langage peut signifier. Bien

sûr, la syntaxie du bien-écrire apparaît comme un critère minimal de l’énonciation, voire du système de la langue : impossible d’écrire, dans une culture donnée, sans une certaine succession-association d’éléments linguistiques ayant valeur d’autre chose qu’eux-mêmes. Il n’en reste pas moins que, pour tout discours donné, l’« inaperçu » de la syntaxe, sa tache aveugle, peut être rendu visible, justement par procédure « réflexive », comme l’introduction de la Grammaire méthodique du français y insiste. En écrivant, orthosyntaxiquement :

[…] Une activité réflexive au double sens du terme : d’une part, le discours grammatical ordinaire se caractérise par sa réflexivité, puisque le langage y est l’instrument de sa propre description ; d’autre part, les descriptions grammaticales procèdent d’une réflexion méthodique sur l’architecture de la langue, son fonctionnement et l’usage que nous en faisons.

la Grammaire méthodique « méthodise » son approche, donne des balises à sa « discipline » et à son « objet » (c’est le titre appropriatif qu’elle en donne). Toute la stratégie de la phrase concourt à un enfermement de la « réflexion », ainsi nommée : « activité réflexive » devenant double (et seulement double, c’est-à-dire duelle, dualiste), deux-points introduisant à cette duplicité et en annonçant la preuve, marqueurs de relation « d’une part, » et « d’autre part, » opérationnalisant le partage entre « réflexivité » et « réflexion », italiques encadrant et soulignant la spécificité de ces deux termes, leur dissemblance, leur importance dans le champ lexical (issu de l’adjectif « réflexive », une « activité réflexive », en début de phrase)… Il n’y a clairement pas dans ce passage, comme dans combien d’autres, de « réflexion » et de « réflexivité » possibles sans la successivité étudiée, méticuleuse, méthodique et grammaticale (la Grammaire méthodique), disciplinaire et objective (« 1. UNE DISCIPLINE ET SON OBJET »), et splendidement inaperçue, d’une orthosyntaxie de la composition. Ne doutons pas non plus de l’importance rhétorique du gras appliqué au dernier mot dans la phrase « Tout dépend du point de vue auquel on se place, car c’est lui qui détermine le choix des propriétés dites pertinentes. » — car, le voit-on ?, tout ne dépend pas du point de vue auquel on se

l’inconnu a quelque chose de triste et de fascinant : « Regardez-la bien. Vous ne la verrez jamais plus. » Plus loin :] « Je ne montrai mon trésor à personne. Au bonheur de la posséder s’ajouta la crainte qu’on ne me le vola, puis le soupçon qu’il ne fut pas véritablement infini. Ces deux soucis vinrent accroître ma vieille misan- thropie. J’avais encore quelques amis ; je cessai de les voir. Pri- sonnier du livre,

je ne mettais pratiquement plus les pieds dehors. J’examinai à la loupe le dos et les plats figurés et je repoussai l’éventualité d’un quelconque arti- fice. Je constatai

que les petites illustrations se trouvaient à deux mille pages les unes des autres. Je les notai dans un répertoire alphabétique que place, du moment qu’une stratégie typographique, inaperçue en tant

qu’elle-même, vient grasseyer suffisamment la pertinence de certaines « propriétés » (plutôt que d’autres, impertinentes, sans gras, lisses), de manière à rendre le choix évident, sinon obligatoire. Toute syntaxe1

prise en compte, il y a pertinence et pertinence, point de vue et point de vue.

Dans le cadre d’une textualité-objet approchant le phénomène textuel comme production d’œuvres (intelligibles et signifiantes, porteuses de discours et de contenus), « syntaxie » et « grammaticalité », variantes puissamment linguistiques d’un principe ortho-graphique, constituent l’explication souterraine du « bien-écrire ». Leur contournement par l’agrammaticalité (voir M. Riffaterre) et l’asyntaxie, indices d’une dys- ou malorthographie, cantonnent le texte au ludisme, au poétique ou (et) à l’insignifiant, à l’inthéorisable, au divers. C’est pourtant là l’initiative d’une bonne part de la production littéraire de Cage, à la fois théorique et poétique — et, disons, plus « signifiante » que « significative » ( / →).

1 prime. Texte « de Cage » : processus de démilitarisation du langage La poétique cagienne s’efforce, à travers de nombreux écrits, d’invalider l’exigence orthographique d’une syntaxie et d’une grammaticalité de la composition littéraire. Le message est clair :

I have become interested in language without syntax. […] I think we need to have more nonsense in the field of language, and that’s what I am now busy in doing2

. […]

Do you make your experiments with nonsyntactical language because you feel somehow bound by syntactical language?

I think we need to attack that question of syntax. My friend Norman O. Brown1

pointed out to me that syntax is the arrangement of the army2

.

1

Rappelons : « syntaxe », du latin syntaxis, du grec suntaxis, de sun, « avec », et taxis, « ordre, arrangement,

disposition ». « Syntaxer » (suntassein), transitivement, serait de « ranger ensemble », d’« arranger », de « mettre

en ordre ».

2

Alcides Lanza (intervieweur), « . . . We need a Good Deal of Silence . . . », in Revista de Letras, vol.3, no

11,

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je ne tardai pas à remplir. Elles ne réapparurent jamais. La nuit, pendant les rares intervalles que m’accordait l’insomnie, je rêvais du livre. L’été déclinait quand je compris que ce livre était monstrueux. […] » [On trouve une sorte de contrat faustien dans ce passage. Qui d’entre nous ne le signerait pas, même en pleine connaissance de cause ? Mais c’est oublier que la littérature et l’espace biblio- thécal sont déjà des livres de sable, en puis- sance du moins. Pour vivre la même expé- rience que celle

du narrateur borgésien, il suffit d’aller dans une bibliothèque suffisamment grande, et de L’entrevue se poursuit avec la détection, prévisible, d’une affinité entre

grammaire, syntaxe (ordre, militarisation) et religion, transcendance (« Dieu »3

) :

Yes, that reminds me of Nietzsche’s saying that our need to have grammar is proof that we cannot live without God. If you are opposed to syntax, do you think that we do not need to have God[?]

Yes, and Duchamp too, when he was asked what he thought about God, said, “Let’s not talk about that. That’s man’s stupidest idea.”4

Dès les premiers textes de Cage, ceux du recueil Silence par exemple qui concerne la période 1937-1961, les efforts de réinvention et de dispersion des syntaxes (phrastiques, linguistiques, typographiques…) sont partout visibles. Ils représentent un souci de composition autonome, au-delà d’une éventuelle visée thématique (le « dire ») du texte. C’est qu’orthosyntaxie et orthogrammaticalité, entièrement occupées par la transmission du discours, sont insuffisantes à rendre le vouloir-dire du texte : sa prise de parole ardue, bégayante, hésitante. La pratique, parfois méticuleuse et méthodique (est-ce un paradoxe ?), de la dispersion syntaxique, de ce qu’on pourrait appeler, chez Cage et en général, la « dyssyntaxie » (avec la friction inconfortable des deux s, des deux y…), oriente l’attention sur la mise en scène de la textualité : construction hasardeuse, prise de parole subjective, intertextualité, citationnisme, typographisme, idéogrammatisme, lettrisme, taches et vides… Ce qui surgit dans un texte « dyssyntaxique », c’est-à-dire dans un texte où, contre toute attente, le récit « s’aperçoit » comme syntaxe, c’est l’ambiguïté signifiante d’un fonctionnement :

1

Universitaire américain (1913-2002), proche du marxisme, de la psychanalyse et d’une réflexion philosophique sur le littéraire. Sa rencontre avec Cage fut mutuellement bénéfique. Cage lui consacre « Sixty-One Mesostics

Re and Not Re Norman O. Brown » en 1977 (Empty Words, op. cit., p. 123-132).

2

Nikša Gligo (intervieweur), « Ich traf John Cage in Bremen » (1972), traduction par l’auteur, in Melos:

Zeitschrift für neue Musik, janvier-février 1973, cité in Richard Kostelanetz, Conversing with Cage, op. cit., p. 155.

3

Rappelons l’« émajusculation » chère à Derrida (Marges, Glas), et qui apparaît ici bien nécessaire : « Ôter la

majuscule (par exemple au mot “Dieu”, ou au mot “Être”), c’est d’une certaine façon émasculer, châtrer,

couper les attributs de la puissance paternelle ou royale. La différance, dans la mesure où elle porte atteinte à

toute origine conçue comme unique et divine, est en elle-même un processus d’émajusculation. » (Charles

Ramond, Vocabulaire de Derrida, op. cit., p. 30). Asyntaxie et agrammaticalité sont aussi des éma(ju)sculations

symboliques du principe orthographique de la textualité-objet.

4Op. cit.

« fatiguer les rayons », une journée entière, de l’ouverture à la fermeture. Et de revenir le lendemain matin à la première heure. Et ainsi de suite. J’avais eu ce projet lorsque j’étais plus jeune : tout lire les livres de ma bibliothèque de quartier. Cela semblait vague- ment réalisable, étant donné la taille de la biblio- thèque et la du- rée d’une exis- tence humaine.

J’ai abandonné production de « je » énonciatifs et intertextuels (résolument

« anauctoriaux »), distribution des syntagmes et bouts de phrases (perplexité de la linéarité, éparpillement phrastique), entrechoquements des traits et des courbes (typographisme1

, lettrisme2

, idéogrammes3 , croquis4

, photographies retravaillées5

, etc.), malaise des « silences », des blancs, si fondamentaux chez Cage… On pourrait argumenter que dans les textes cagiens ce sont surtout les blancs qui « structurent » et « orientent » le sens (de la lecture), même si au fond cela est aussi applicable au texte conventionnel. Symétriquement : que serait une cruche d’eau sans le vide qu’elle contient ? (zen) — que serait un paragraphe de roman ou de théorie littéraire sans le blanc qui le ceint de partout, et même de l’intérieur ? Il n’est pas un texte de Cage qui ne fasse une place importante au silence typographique, au blanc — fut-ce même dans son élision, comme c’est presque le cas de la deuxième partie de « Composition as Process » [1958], titrée « II. Indeterminacy », dans laquelle la taille des caractères est

1

Tout celui du recueil-phare Silence, du « Manifesto » des pages liminaires à l’« Indeterminacy » de la fin, en

passant par les partitions textuelles « Lecture on Nothing », « Lecture on Something », les trois parties très dissemblables de « Composition as Process » (« I. Changes » en mesures longitudinales de quatre temps, « II. Indeterminacy » en pattes et pieds-de-mouche, « III. Communication » toute en questions, diversement alignées, majusculées, minusculées), la poésie sonore précisément minutée « 45’ for a Speaker »…

2

Celui des « 62 Mesostics re Merce Cunningham », publiés passim, entre les pages 4 et 214, dans M: Writings

’67-’72. Ces mésostiches d’un type spécial, à la limite du pur graphisme, peuvent aussi être aperçus passim dans

les volumes John Cage (sous la direction de Daniel Charles, Revue d’esthétique, nos

13-14-15, Privat, 1987-1988) et En el mar de John Cage de Carmen Pardo Salgado (Barcelona, Ediciones de la Central, 2009, en format

affiche, jointe). [Note dans la note, sur l’adverbe « passim » et son emploi ici : « Passim (adv.) est l’emprunt non

modifié (1868) de l’adverbe latin passim “çà et là, partout”, formé sur passum, supin de pandere “étendre,

déployer” (→ épandre). ◊ Le mot accompagne la référence d’un texte sans mentionner la localisation précise

des passages portant sur un sujet donné. » (Dictionnaire historique de la langue française, op. cit., p. 2598).]

3

Figures chiffrées, vaguement géométriques et mathématiques, du texte « Erik Satie » (Silence: Lectures and

Writings, op. cit., p. 81), très difficilement citables ici. (En matière d’inclusion idéogrammatique — fascination

orientaliste, parfois légitime — le livre d’Ezra Pound Guide to Kulchur [La Kulture en abrégé dans sa traduction

française : La Différence, coll. « Latitudes », 1992] est particulièrement riche. Cage y portait un grand intérêt.)

4

Ceux d’« Empty Words » (Empty Words: Writings ’73-’78, voir mon analyse plus loin), extraits et disposés

aléatoirement à partir du Journal d’Henry David Thoreau. Cage s’en explique dans un « introductory text » qui

fait partie intégrante de l’œuvre : « Journal is filled with illustrations (“rough sketches” Thoreau called them).

[…] Amazed (1) by their beauty, (2) by fact I had not (67-73) been seeing’em as beautiful, (3) by running across

Thoreau’s remark: “No page in my Journal is more suggestive than one which includes a sketch.” Illustrations

out of context. Suggestivity. Through a museum on roller skates. Cloud of Unknowing. Ideograms. Modern art. Thoreau. » (« Empty Words », in Empty Words: Writings ’73-’78, op. cit., p. 11 ; notons dans l’extrait la variation, aléatoirement déterminée semble-t-il, entre romains et italiques).

5

Celles du recueil X: Writings ’79-’82, sans pagination ni légende, comme autant de taches d’encre

insignifiantes, « weathered » (mûries, érodées, soumises aux intempéries… et survivantes !), où ne reste souvent

que le grain. Cage : « [X] is illustrated fortuitously by twelve photographs made at my request by Paul Barton of

twelve weathered images on the Siegel Cooper Building, […] New York City. I call them Weather-ed I-XII. I

did nothing to make them the way they are. I merely noticed them. They are changing, as are the sounds of the

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mon projet après une vingtaine de livres, tous par des auteurs dont le nom com- mençait par les lettres Ab, Ac ou Ad… J’avais pro-

cédé alphabéti- quement, comme pour un des personnages du roman La nausée de Sartre. Internet consti-

tue sans doute un livre de sable moderne. Ran- gerons-nous un jour, dépités par tant d’abon-

dance, ces milliards de pé-

taoctets sur les tablettes d’une bibliothèque numérique aussi poussiéreuse que les rayons de la compressée jusqu’à la difficulté de lecture, et Cage s’en justifie ainsi :

« The excessively small type in the following pages is an attempt to emphasize the intentionally pontifical character of this lecture1

». Instrument privilégié de l’effort dyssyntaxique, sorte de technique typographique « par la négative », le blanc effectue partout une aération- aléation du texte qui force à la lecture néologique. Un autre chemin est requis pour traverser le texte de Cage2

; la langue y est en « destinerrance »3 , en « dichemination »4 , en « dissemence »5 ; le fil textuel y est « adestination »6 , « erreur »7 , « allée et venue »8 nomadologique, « cartepostalisation »9

; la lecture y est forcément géographique, géologique, géomorphique. Il y a bien un relief typographique et une topographie de la textualité cagienne10

, que de nombreux blancs désyntaxiques (désordonnateurs, dérégulateurs, hétérogénéisateurs…) favorisent, « mettent en forme ». D’évidentes correspondances sont à tracer entre blanc typographique, silence phonique, monochrome pictural, vide et absence au théâtre, immobilité en danse, etc., sur lequel nous espérons

1Silence: Lectures and Writings

, op. cit., p. 35.

2

« Chemins qui ne mènent nulle part » — indestination, non-provenance, ontologie atéléologique, pas vocation

mais vacation — « More and more I have the feeling that we are getting nowhere. Slowly ,

as the talk goes on , we are getting nowhere and that is a pleasure . »

— « … Dans la forêt, il y a des chemins qui, le plus souvent encombrés de broussailles, s’arrêtent soudain dans le

non-frayé. / On les appelle Holzwege. / Chacun suit son propre chemin, mais dans la même forêt. Souvent, il

semble que l’un ressemble à l’autre. Mais ce n’est qu’une apparence. / Bûcherons et forestiers s’y connaissent

en chemins. Ils savent ce que veut dire : être sur un Holzweg, sur un chemin qui ne mène nulle part. » (note

pré-préliminaire des Chemins qui ne mènent nulle part de Heidegger, nouvelle édition, traduit de l’allemand

par Wolfgang Brokmeier, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1962, p. 7).

3

Carte postale : « Comme les lettres, les livres n’ont pas de destinataire précis : c’est même la condition de possibilité de leur lisibilité (être compris par quiconque hors contexte) : tout écrit, comme une bouteille à la

mer, entame aussi sec sa destinerrance. » (Charles Ramond, Vocabulaire de Derrida, op. cit., p. 24).

4La Carte postale de Socrate à Freud et au-delà

, op. cit., p. 154. Terme composé de « dissémination » et de « chemin[ation] », mais qui sous-entend aussi « sémites » (écrit « chemites ») : « (YHWH déclarant la guerre en décrétant la dichemination, en déconstruisant la tour, en disant à ceux qui voulaient se faire un nom, les chemites, et imposer leur langue particulière comme langue universelle, en leur disant “Babel”, je m’appelle et

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