• Aucun résultat trouvé

Chapitre I : Responsabilité, participation et violences collectives

4. La réflexion sur les meurtriers de masse : Avances et limites pour la compréhension de

4.1. Hannah Arendt et la banalité du mal

4.1.1. Responsabilité et morale

Hannah Arendt, une philosophe allemande juive, a survécu à l’holocauste; elle a habité en France et s’est réfugiée ensuite aux Etats-Unis. Arendt a ouvert un champ de réflexion sur les criminels de guerre. Elle a assisté aux audiences du procès fait par le tribunal de Jérusalem contre Adolf Eichmann en 1960. Eichmann était un Obersturmbannführer (lieutenant-colonel) spécialisé en « affaires juives » des SS nazi. Il est reconnu comme l’architecte de la solution finale en Pologne. Il était responsable d’organiser le transport des déportations de juifs vers les camps de concentration pendant la deuxième guerre mondiale. En assistant aux interrogatoires, Arendt s’est intéressée aux explications données par la défense et par l’accusé sur les raisons qui l’ont conduites à agir comme il l’a fait. À partir de la publication de son ouvrage, Eichmann à Jérusalem en 1963, Arendt a ouvert un champ de réflexion sur la responsabilité morale face aux génocides, qui est en lien avec la compréhension des actions des criminels de guerre.

Eichmann a été accusé par le tribunal d’avoir commis 15 délits, dont des crimes de guerre, contre l’humanité et contre le peuple juif. L’accusé s’est déclaré innocent « dans le sens donné par l’accusation » (traduction libre, Arendt, p. 39, 2009). Selon Robert Servatius, qui était l’avocat d’Eichmann, son client était innocent car on l’accusait de

commettre des actions qui n’étaient pas des délits dans le cadre de la législation nazie, mais qui dans ce contexte-là étaient commémorées. L’autre argument soutenu par Servatius est que l’accusé obéissait à des ordres. Eichmann a affirmé qu’il n’a jamais tué un juif directement, mais qu’il l’aurait fait s’il en avait reçu l’ordre.

Ces formulations soulèvent plusieurs questions importantes. L’une d'elles, est celle de la responsabilité. Arendt (2005) montre le lien existant entre le droit et la morale. Le système de justice établit des responsabilités individuelles à partir d’une jurisprudence qui se base sur une conception spécifique du comportement moral. Les jugements sont faits en rétrospective et à partir de préconceptions. Le problème est que les sociétés totalitaires sont monolithiques, tout est coordonné et l’acceptation des principes de ceux qui sont au pouvoir est obligée. Les individus seraient donc des pièces qui font marcher le système et dans ce sens-là, ils ne seraient ni des agents libres, ni responsables. De l’autre côté, le régime nazi a entraîné un renversement de l’univers normatif où toutes les actions qui auparavant étaient considérées comme des crimes sont devenues des lois et les actions morales sont devenues des crimes. Dans ce « nouvel ordre », « tu tueras » est devenu la loi.

La position d’Arendt (2005) est que le fait que les auteurs aient agi comme des rouages du système et dans le cadre de ce « nouvel ordre » constitue une circonstance atténuante mais n’est pas une excuse. Selon Arendt, il existe une responsabilité individuelle des auteurs qui, malgré les circonstances dans lesquelles ils ont agi, gardent quand même une liberté de conscience. Ils ont une responsabilité pour avoir violé les principes essentiels de l’intégrité de la communauté humaine. « L’horreur inexprimable » de ce qui est arrivé en Allemagne nazie allait contre toutes les catégories morales et contre les normes de la jurisprudence.

4.1.2. La banalité du mal

D’après Arendt (2005), une perte de la capacité de juger a été instaurée en Allemagne nazie. Ceux qui faisaient fonctionner le système n’étaient ni convaincus, ni en accord

avec les crimes, mais ils étaient prêts à les commettre. Le mal, défini comme « le fait d’être déterminé à s’avérer monstrueux » (2005, p. 186) était devenu banal dans le sens où les acteurs avaient perdu leur capacité de juger. Tuer était devenu une routine et les auteurs ne pouvaient plus réagir moralement, à cause de l’emploi conscient d’un ensemble d’arguments et de clichés qui conditionnaient les fonctionnaires et la population en général à accepter le « mal ». En plus, les crimes avaient été commis par les membres de la « société respectable ».

La démarche d’Arendt (2009) a été d’étudier le sens qu’Eichmann donnait aux crimes qu’il avait commis. Le premier élément qui est intéressant dans le discours d’Eichmann est la manière dont il se percevait lui-même en commettant ses actes : son identité. Lorsqu’il a témoigné devant le tribunal de Jérusalem, presque 20 ans avaient passé depuis la fin de la guerre, donc sa perception de la situation avait changé. Ce n’est que rétrospectivement et en apprenant les valeurs défendues par le tribunal qu’il a compris qu’il avait agi d’une manière délictuelle. Dans le contexte de l’Allemagne nazie, Eichmann était un citoyen respectable et respectueux des lois, donc il s’opposait à qu’on le définisse comme étant un monstre.

L’identité d’Eichmann est au centre de l’explication du pourquoi il a agi comme il l’a fait. Il existe un lien très fort entre l’identité et le travail. Eichmann ne pouvait pas se percevoir comme un monstre car ce n’était pas la haine envers les juifs qui l’avait conduit à se comporter comme il l’avait fait. Il avait même des amis juifs. Ce qui l’avait poussé c’était sa carrière personnelle, le sentiment de satisfaction que lui générait le fait d’appartenir à une organisation, même si au début il ne connaissait même pas le type d’organisation pour laquelle il allait travailler. Ce qui comptait pour Eichmann était de bien faire son travail pour pouvoir avancer dans sa carrière et obtenir ainsi une reconnaissance sociale. Le besoin de reconnaissance sociale est très marqué dans son discours. Il était même incapable de se rappeler des faits qui n’étaient pas en lien avec les moments où sa carrière avait été reconnue.

4.2. Les criminels de guerre : Les limites de l’approche de la normalité pour la