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UNE « HABITABILITÉ » DES LIEUX ?

Dans le document Critique de l'habitabilité (Page 89-97)

Emmanuel Constant, Océan Mer, linogravure.

« “Habiter” est un verbe qui impressionne, qui dit plus qu’il ne contient, qui se prend pour une corne d’abondance, s’ouvre telle la boîte de Pandore, se charge de tous les désirs clandestins que le vaste monde adopte comme possibles. » Thierry Paquot, Demeure terrestre

Notion polysémique complexe, omniprésente du point de vue de l’usage et pourtant objet de peu de réfl exions poussées, l’habitation nous dépasse de tous côtés et demande de nombreuses précautions. Si j’ai tenu à préciser ici les nombreuses acceptions du terme, c’est pour faire valoir justement à quel point doit être pru-dent celui qui prétend manier l’idée. Ce e prudence est-elle présente dans les écoles d’architecture où de nombreux studios de projet, domaines d’études et enseignements magistraux sont conduits, aujourd’hui, autour de ce thème ? Force est de constater qu’au contraire tout y reste (volontairement ?) fl ou. Le mot y apparaît bien souvent comme un simple faire-valoir,

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facilement employé parce qu’il a plus d’a rait que celui, usé, de « logement ». Et la « saveur fascinante » de l’idée d’habiter, alors ? Elle y a perdu ses bulles, son goût iodé et frais pour devenir matière molle et collante, nauséabonde colle sans âme. C’est bien triste, mais peu surprenant : l’injonction mystique de l’idée dans les discours et les écrits des acteurs de la fabri-cation urbaine n’a pas suffi à produire des espaces qui soient eff ectivement appropriés à une habitation saine, sensée, cohérente, respectueuse de l’être. C’est que pour penser l’habitabilité du réel, il faut au préalable s’entendre sur les axiomes, méthodes, objectifs, dis-ciplines et références historiques au moyen desquels sont élaborés les critères d’évaluation du réel et son

« habitabilité ». Or, c’est là que le bât blesse, la pensée de l’habitabilité n’ayant pas su jusqu’à aujourd’hui démontrer l’inhabitabilité de quoi que ce soit, n’ayant pas réussi à trouver le moindre objet en lequel il serait impossible d’habiter. Zygmunt Bauman rappelait récemment avec malice qu’on a tendance à « remar-quer certains phénomènes et à s’y intéresser seule-ment après qu’ils ont disparu, qu’ils se sont eff ondrés, qu’ils ont pris une tournure étrange ou qu’ils nous ont fait défaut1 ». S’intéresse-t-on tant à l’habitabilité des environnements parce qu’en dernière instance ce e idée nous reste incertaine, voire incompréhensible ?

1.  Bauman, Zygmunt, Identité, Paris, L’Herne, 2010, p. 27.

Que serait une « habitabilité » des lieux ?

Parle-t-on tant d’habitation parce que précisément elle n’est plus si évidente ? Latent1, distrait ou inconscient, le trait habitationnel n’en trace pas moins au quotidien des lignes d’horizon, de fuite et de force existentielles pour l’être. Même en tant que symbole hyperréel, norme néo-libérale, simulacre libéral ou tautologie spectaculaire, l’habitation du monde forme et déforme nos vies et nos visions du monde, nos relations avec autrui et avec nous-mêmes. Même lorsqu’il est utilisé pour servir les intérêts de la machine hétéronomique à l’œuvre, le mot « habiter » dessine malgré nous la trame de nos vies. Que penser des usages et détour-nements dont il fait l’objet, sont-ils justifi és ? Pourquoi dit-on vouloir lu er pour nous contre l’inhabitable ? Qui a intérêt à parler de lu e contre l’inhabitable ? On ne retracera pas ici l’histoire des sciences et politiques de l’habitabilité. Quelques éléments seront cependant çà et là convoqués, et perme ront je l’espère de faire apparaître quelques-unes des résonances culturelles et sociales des termes philosophiques ici manipulés : par exemple l’utilisation intéressée du terme « habi-ter » par la modernité architecturale du début du

e siècle, ou encore la récupération contemporaine du terme par toute une école engagée dans la dénon-ciation des formes d’inhabitabilité du monde actuel.

1.  Sur les rapports de l’habitation et de la latence, voir D’Arienzo, Roberto, Younès, Chris, Lapenna, Annarita et Rollot, Mathias (dir.), Ressources urbaines latentes, op. cit.

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Plus profondément, on pourra retrouver grâce au tra-vail sobrement intitulé Habitabilité1 d’Isabelle Daëron, quelques-uns des liens étroits à envisager entre his-toire des utopies sociales et sciences de l’habilitabilité.

Avec elle, il conviendrait de s’a acher, des origines du terme habitabilité dans le Vocabulaire des mots nouveaux de Mercier (1801) jusqu’à aujourd’hui, à retracer son usage dans l’astronomie, la physiologie, la philoso-phie naturelle, la géographiloso-phie, la fi ction li éraire ou encore la médecine. Puis prendre, de la même façon, le temps d’envisager les relations entre habitat et habitacle (scaphandre, sous-marin, automobile, mais aussi serres et bulles géodésiques) et les questions de déconnections au territoire visité, avant d’aborder la question hygiéniste des e et e siècles. Il faudrait signaler l’apparition historique de la notion d’habita-bilité dans le journal La Technique sanitaire et municipale (il ne s’agit alors que d’un critère témoignant pour un bâtiment du « nombre des pièces, leurs dimensions, leurs dispositions, l’éclairage, l’aération des locaux, les commodités qu’ils présentent pour leur aménage-ment »). De même encore, on pourrait voir en quoi, au milieu du e siècle, l’hygiénisme s’étant tout à fait établi et le confort moderne entrant dans sa phase de développement illimité, les critères de l’habitabi-lité des espaces sont devenus progressivement plus

1.  Daëron, Isabelle, Habitabilité, Paris, ENSCI, 2009.

Que serait une « habitabilité » des lieux ?

ambiantiels (températures intérieures, hygrométrie, niveaux sonores, luminosité, etc.). Avant d’envisager enfi n comment tout cela pourrait aujourd’hui être relu à la lumière des diff érentes normes écologiques en vigueur – dernières versions, peut-être, d’une forme d’application législative des résultats des sciences de l’habitabilité. À chaque fois, il conviendrait de vérifi er la capacité de diff érenciation de l’idée « d’habitabilité » : sa faculté à dire ce qui serait plus habitable, ce qui le serait moins. Comment sans cela, prétendre analy-ser les détournements à l’œuvre, et la manière dont ils génèrent des paradigmes et discours politiques ? Polyphonie monotonale, les récents travaux de l’Ate-lier international du Grand Paris sont éloquents à ce sujet. Tout y semble prétexte à « habiter ». La juxtapo-sition de logements et de rails donne lieu à de gros titres Habiter les voies ferrées, la simple présence d’une autoroute débouche sur un Habiter le périphérique, des travaux classiques sur des typologies architecturales sont renommés Nouvelles manières d’habiter, les études sur les fl ux à l’ère de l’écologie sont appelées Habita-bilité des territoires ou Habiter durablement, une pensée du territoire et des réseaux fera naître un Habiter le Grand Paris du lointain… Toute occasion est bonne pour affi cher le label nouveau, comme s’il suffi sait d’annoncer pour qu’advienne. À quelle dramatique de l’oikos répond ce e injonction permanente à « habi-ter » ? D’importantes fi nances publiques destinées

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à développer la recherche en architecture à l’échelle nationale ont certes pu favoriser le développement de ce e idée au début des années 19901 – et l’on n’aurait pas tort de penser qu’une bonne part du succès de l’idée vient peut-être, très simplement, de la grande part de recherches menées sous fi nancement par ce e politique. Malgré toutefois la qualité de ces enquêtes anthropologiques et sociologiques, il convient de s’interroger sur le sens même de l’idée d’habitabilité.

Au risque sinon de se retrouver dans l’impossibilité d’adopter le recul et l’objectivité nécessaires à toute enquête. Ou de cautionner, parfois sans s’en rendre compte, les politiques du logement que l’on prétend analyser « objectivement ».

1.  Beger, Martine, « Préface », in Morel-Brochet, Annabelle et Ortar, Nathalie, La Fabrique des modes d’habiter, op. cit., p. 16.

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