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Chapitre I : L’île

A. Gwendalavir

Cette étude sur les décors de La Quête d’Ewilan doit nécessairement débuter par l’examen de l’espace insulaire puisqu’il est le lieu-cadre de l’intrigue. En effet, le monde secondaire créé par Pierre Bottero est une île et c’est sur cette île que nous trouverons les autres espaces cités auparavant. Le fait que le pays soit un lieu insulaire est perceptible au tout début du roman grâce à l’illustration liminaire où figure une carte du monde fictif. Cet autre univers à huis clos possède un nom tout à fait original, « Gwendalavir ». Des consonances bretonnes sont lisibles et audibles notamment par l’emploi du « w » qui peut rappeler des prénoms d’origine bretonne comme « Gwenaël », dont la phonétique et la graphie sont proches du nom de ce monde fictif. Par cette onomastique particulière, nous pouvons formuler l’hypothèse selon laquelle le monde de Gwendalavir pourrait être en partie inspiré de la Bretagne, lieu des légendes arthuriennes. Ainsi, le nom attribué à cette île pourrait rap- peler la littérature médiévale. De plus, l’espace insulaire est aussi un motif fréquent dans la littérature du Moyen Âge. Nous pouvons penser à l’Isle Noire évoquée dans Érec et Énide, à l’île sur laquelle Lancelot est enfermé, ou encore à l’Île d’Or dans le Bel Inconnu. Pourquoi ce lieu apparaît à de mul- tiples reprises dans la littérature, plus particulièrement ici, dans la littérature médiévale ? Christine Ferlampin-Acher remarque que :

Tout autant que la vallée, l’île est un lieu clos, accueillant à la merveille : la mythologie celtique et ses réminiscences folkloriques tout autant que l’Antiquité gréco-latine associent insularité et merveille98.

Selon la critique, l’île serait donc le lieu privilégié de la merveille en ce qu’il est clos, mais peut-être également en ce qu’il est situé dans un « Ailleurs99 » où tout est possible. Rien d’étonnant alors à ce que le monde merveilleux de Gwendalavir, où se déroule une kyrielle de phénomènes magiques, soit une île. De surcroît, la critique mentionne également le fait que le topos insulaire est un motif que l’on retrouve aussi dans l’Antiquité gréco-latine. Il est en effet perceptible dans les récits épiques par exemple, dans L’Odyssée, d’Homère, où Ulysse rencontre Calypso et Circé sur des îles, ou dans

L’Énéide, de Virgile, qui a pour décor, entre autres, la Sicile. Chez Homère, l’île se présente donc

comme un lieu de captivité puisqu’Ulysse est retenu prisonnier sur l’île de Calypso. Cet espace est aussi celui de la merveille car il abrite Circé : une magicienne. Dans L’Énéide, la Sicile manque de peu de devenir elle aussi une île de la captivité. Junon souhaite qu’elle le devienne puisqu’elle incite

98 Christine FERLAMPIN-ACHER, Fées, bestes et luitons, op. cit, p. 98. 99 Nous reprenons ici les termes de Francis DUBOST, op. cit.

42 les femmes qui accompagnent Énée à brûler les navires afin qu’ils ne puissent plus partir de l’espace insulaire. En s’appuyant sur ces exemples, nous pouvons isoler deux des fonctions de l’île dans la littérature antique : cet espace est à la fois celui de la rétention et celui de la merveille. Dans la litté- rature de jeunesse, l’île peut également apparaître. Elle est parfois un lieu merveilleux, comme dans

Peter Pan de J. M. Barrie, lieu où se trouve la fée Clochette et où le personnage éponyme peut voler.

Or, cet espace insulaire merveilleux semble faire figure d’exception dans cette littérature. L’île paraît être plus généralement l’espace de l’aventure dans la littérature de jeunesse, aventure qui n’est pas nécessairement merveilleuse, comme dans L’Île au trésor de Stevenson ou dans Vendredi ou la vie

sauvage de M. Tournier. Si l’île comme lieu de la merveille ne semble pas typique de la littérature de

jeunesse, cela est peut-être dû au fait que ce genre est principalement adressé aux enfants et qu’il représente majoritairement des décors familiers de ceux-ci, notamment dans les contes. Le merveil- leux, tout particulièrement dans ce genre, est corrélé à la littérature de jeunesse. Nul besoin alors de le placer dans un espace autre, dans un « Ailleurs100 », puisqu’il trouve justement sa place dans des lieux quotidiens. Dans le conte « Cendrillon » des frères Grimm, le merveilleux se répand dans des endroits familiers : les oiseaux aident la jeune fille, en triant pour elle des graines, à l’intérieur de la maison, près de la cheminée, et ils interviennent également dans le jardin pour vêtir l’héroïne d’une riche robe de bal. De même, la sœur cadette du conte « Les Fées », de Perrault, est confrontée au merveilleux, à la vieille femme sorcière qui lui fait un don, dans un lieu tout à fait commun au XVIIe

siècle : près d’une fontaine où elle va puiser de l’eau. Le merveilleux investit donc le monde quoti- dien de l’enfant-héros, que ce monde soit une simple maisonnée à l’orée d’un bois ou un prestigieux château. Le lieu-cadre de l’intrigue est un espace familier du personnage principal, qui peut être fils ou fille de paysans, ou de rois et reines, les espaces quotidiens étant différents pour ces deux types de protagonistes. Comme nous l’avons vu, Cendrillon et la sœur cadette dans « Les Fées » sont confron- tées au merveilleux dans des espaces qui sont familiers pour elles, en tant que jeunes filles peu fortu- nées, dans le jardin ou à la fontaine. De même, dans « La Belle au Bois dormant », le merveilleux est présent dans le monde commun de la princesse, cette fois-ci, dans un château. Dans les contes, les phénomènes surnaturels sont acceptés d’emblée par le lecteur. Il n’est alors pas nécessaire d’ancrer le merveilleux dans un lieu à part, comme l’île, pour maintenir une illusion de réalité puisque celle-ci est brisée dès les premières lignes. En outre, le merveilleux s’enracine dans un « Autrefois101 » dans les contes, sorte de hors-temps où tout est permis puisque ceux-ci débutent très souvent par la for- mule typique « Il était une fois... ». C’est justement cette formule, ce déplacement de l’histoire dans un temps ancien, qui semble permettre aux jeunes lecteurs d’accepter le merveilleux, de l’accepter,

100 Idem. 101 Idem.

43 parfois, dans des décors qui leurs sont familiers, sans le confondre avec la réalité. Le déplacement de l’histoire dans un temps reculé permet peut-être à l’enfant de ne pas mélanger son monde et celui du conte, celui du « Il était une fois... ». Au sein de notre roman de fantasy jeunesse, nul véritable besoin de placer la merveille dans un « Ailleurs102 » ou dans un « Autrefois103 » puisque les phénomènes irrationnels sont acceptés par un lecteur en pleine conscience : celui-ci sait par le genre de l’œuvre que des manifestations surnaturelles vont apparaître et qu’elles ne pourront être expliquées par les lois de son monde. La présence de l’île dans notre trilogie ne serait donc pas explicable par sa néces- sité puisqu’elle ne paraît pas indispensable à l’acceptation du merveilleux. Elle serait alors peut-être davantage un lieu de mémoire qui aurait pour fonction de rappeler des souvenirs d’autres textes, en l’occurrence, des souvenirs des littératures antiques et médiévales.