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La guerre de siège et le développement des armes à feu (XV e XVII e siècles)

Chapitre 1 : De l’attaque des places en Europe au Siècle des Lumières

1) La guerre de siège et le développement des armes à feu (XV e XVII e siècles)

Qu’on tienne de ceux qui appuient la théorie de la « révolution militaire » chère à Geoffrey Parker ou de ses détracteurs83, un constat s’impose : l’apparition de l’artillerie à poudre à la fin du Moyen-Âge et son utilisation de plus en plus fréquente à partir du XVe siècle ont bouleversé l’art de prendre les places. Les guerres d’Italie menées par les rois de France, initiées par Charles VIII dans la dernière décennie du XVe siècle et poursuivies par ses

successeurs, mettent au jour l’obsolescence des hautes murailles médiévales, qui se révèlent de plus en plus vulnérables face à la puissance des nouvelles « bouches à feu ». C’est en Italie justement que des ingénieurs commencent, dès l’aube du XVIe siècle, à repenser la

fortification des villes, et par contrecoup la façon de les attaquer. Jusqu’au milieu du siècle, plusieurs écoles de fortification s’opposent, chacune s’appuyant sur les progrès de l’artillerie pour utiliser celle-ci dans un but défensif. Apparaît alors ce qu’on nomme la « trace italienne », qui consacre la fortification au rang de science. Celle-ci s’appuie sur quelques

81 Janis Langins, Conserving the Enlightenment. French Military Engineering from Vauban to the Revolution,

Cambridge et Londres, The MIT Press, 2004, p. 130.

82 La présente section s’appuie principalement sur les ouvrages suivants : Bruno Colson, L’art de la guerre de

Machiavel à Clausewitz, Namur, Presses Universitaires de Namur, 1999; Christopher Duffy, Siege Warfare,

volume I : The Fortress in the Early Modern World 1494-1660; Ian V. Hogg, Forteresses. Histoire illustrée

des ouvrages défensifs, Lausanne et Paris, Edita et Vilo, 1976; Nicolas Faucherre, Places fortes, bastion du pouvoir, Paris, Rempart, 2011; Hélène Vérin, La gloire des ingénieurs. L’intelligence technique du XVIe au

XVIIIe siècle, Paris, Éditions Albin Michel, 1993.

83 Geoffrey Parker, La révolution militaire. La guerre et l’essor de l’Occident, 1500-1800. Concernant les

débats entourant cette notion de « révolution militaire », voir entre autres Joël Cornette, « La révolution militaire et l’État moderne », Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 41, 1994-4, p. 697; Clifford J. Rogers (dir.), The Military Revolution Debate. Readings on the Military Transformation on Early Modern

principes clés : abaissement et enterrement des fortifications, et épaississement de leurs structures, afin de résister à l’artillerie offensive toujours plus élaborée.

Comme l’explique Robert Gils, « les principes en vigueur dans cet art (la fortification) pourraient se résumer de la façon suivante : une fortification est une partie de terrain qu’on organise de telle façon que sa possession donne un avantage considérable sur l’ennemi84 ».

Tout au long du XVIe siècle, les ingénieurs rivalisent de talent et d’inventivité pour proposer des systèmes de fortification répondant à cet objectif, et exigeant chaque fois des efforts de plus en plus conséquents de l’assiégeant pour s’en emparer. Un pas supplémentaire est franchi dans la seconde moitié du XVIe siècle avec l’apparition de la fortification bastionnée, qui fait appel à des calculs géométriques complexes quant à l’angle des différentes pièces de fortification et au flanquement mutuel de celles-ci. Après un « blocage » de plus d’un demi- siècle, consécutif à la démonstration de la supériorité écrasante de l’artillerie à poudre sur les anciennes fortifications médiévales, la fortification bastionnée vient rétablir un équilibre en faveur de la défense85. Le principe de la fortification bastionnée, sous ses diverses variantes et degrés de perfectionnement, reste le modèle par excellence dans l’ensemble des États européens jusqu’au milieu du XIXe siècle. Plusieurs écoles de fortification, italienne,

française, hollandaise notamment, se font compétition pendant près d’un siècle pour en perfectionner les principes.

L’école française de la première moitié du XVIIe siècle se distingue par l’élaboration

d’une nouvelle doctrine basée sur l’échelonnement des défenses. En 1645, le comte Blaise de Pagan, ingénieur militaire et théoricien de la fortification ayant servi dans de nombreux sièges sous le règne de Louis XIII, publie un traité militaire, Les fortifications du comte de

Pagan86, dans lequel il expose cette doctrine. Celle-ci est basée sur l’édification d’ouvrages défensifs extérieurs, indépendants du corps de la place, destinés à ralentir l’avancée de l’assiégeant et dont la prise ne nuit pas directement à la défense de la place. La doctrine de l’étalement des fortifications sur plusieurs paliers de défense est immédiatement adoptée

84 Robert Gils, « L’architecture et la guerre de siège à la fin du XVIIe siècle », dans Philippe Jacquet et Françoise

Jacquet-Ladrier (dir.), Assiégeants et assiégés au cœur de l’Europe : Namur 1688-1697, Namur, publié par le Crédit Communal de Namur, 1992, p. 40.

85 Les différentes étapes de ce blocage de la fortification et de la guerre de siège sont brillamment exposées par

Nicolas Faucherre dans son Places fortes, bastion du pouvoir.

partout en Europe, et sera constamment perfectionnée par les ingénieurs militaires pendant près de deux siècles. Elle donne lieu à une complexité de plus en plus accrue dans le plan des places fortes, constituées de réseaux toujours plus sophistiqués d’ouvrages défensifs aux noms plus élaborés les uns que les autres (redans, tenailles, demi-lunes, réduits, ouvrages à cornes ou à couronnes, gardes et contre-gardes…)87.

Paradoxalement, alors que ce développement considérable de la science de la fortification aux XVIe et XVIIe siècles obéissait au désir de répondre à l’essor de l’artillerie, l’attaque des places a pour sa part relativement peu évolué pendant cette période. La guerre de siège reste dans l’ensemble assez brouillonne; comme à l’époque médiévale, l’assiégeant amène ses engins de siège, ici devenus artillerie à poudre, au plus près des murs de l’assiégé, afin de pratiquer une brèche. Cette étape est précédée d’un isolement de la place pour en interdire l’accès, principe intemporel que celui de veiller autant que faire se peut à l’absence de possibilités pour les assiégés de recevoir des secours, dans un but de gain de temps et d’économie de moyens matériels. Une fois qu’une brèche a été pratiquée dans les fortifications, l’assiégeant procède à un sanglant assaut général de l’infanterie, qui mène souvent à un pillage, voire un massacre. Cependant, l’usage se répandant d’armes à feu individuelles gagnant en efficacité entraîne une hausse considérable du danger que constituent de telles attaques. Les théoriciens militaires imaginent alors dès la première moitié du XVIe siècle un recours pour l’assiégeant à des tranchées d’approche vers un point faible de la fortification, destinées à faire progresser l’infanterie au plus près de la place assiégée avec le moins de risques possibles. Pour minimiser davantage les pertes, ces tranchées sont creusées selon une trajectoire non rectiligne, mais entrecoupée de courts crochets, afin d’éviter les tirs en enfilade de l’artillerie assiégée88. Mais le manque de liaison

entre ces différentes tranchées exposait l’assiégeant aux sorties de la garnison assiégée. Les sièges étaient ainsi des opérations extrêmement coûteuses en vies humaines, tant chez l’assiégeant que chez l’assiégé. Il faut attendre la deuxième moitié du XVIIe siècle pour voir

la guerre de siège connaître des changements considérables, qui donnent à l’assaillant une supériorité quasi imparable.

87 Les annexes 1 et 2 permettront au lecteur de sa familiariser visuellement avec le vocabulaire de la fortification. 88 Ian V. Hogg, Forteresses. Histoire illustrée des ouvrages défensifs, p. 50-51.