Cliché : Davasse B., avril 2014
Pour les Sherpas, le développement de cette activité tombe à point nommé. A cette époque, le
commerce caravanier est en train de péricliter. L’ouverture du pays a en effet entrainé l’irruption du
sel indien sur le marché népalais. Or celui-ci s’avère plus compétitif et de meilleure qualité que le sel
tibétain. En outre, la fermeture de la frontière sino-népalaise, suite à l’annexion du Tibet, en 1959,
suspend désormais les échanges commerciaux entre Sherpas et Tibétains. Enfin, la monétarisation de
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l’économie et la progression des routes à l’intérieur des vallées participent à une plus large diffusion
de produits manufacturés qui ruinent l’artisanat local. Rodés à la marche à pied et au portage depuis
leur enfance, les Sherpas du Khumbu ont développé des capacités à s’orienter, à se mouvoir ou à
s’acclimater à l’altitude que n’ont pas nécessairement les habitants des bazars en contrebas dans les
vallées. A ce capital mobilitaire, s’ajoute le capital social et culturel de ceux qui se sont déjà rendus
en Inde, ou ont déjà participé aux expéditions, ces expériences leur ayant permis de se familiariser
avec la langue anglaise, ainsi que de développer leur savoir-être et leur savoir-faire pour comprendre
et répondre aux besoins des étrangers : autant de compétences précieuses pour devenir guide
(Sacareau, 2013). A partir de la fin des années 1960, à Katmandou, avec l’aide d’anciens clients et de
leurs réseaux, certains d’entre eux ont même lancé leur propre agence de trekking, recrutant
massivement porteurs et cuisiniers au sein de leurs familles ou villages d’origine. Convertissant leur
lopins en site de camping, d’autres, ou les mêmes, ont également réinvesti leurs revenus pour ouvrir
puis transformer, sur place, leurs propres habitations en lieux d’hébergement touristique vers
lesquels leurs clients ou ceux de leurs proches sont envoyés. Ainsi, les Sherpas du Khumbu ont-ils
relativement peu de difficultés à structurer cette nouvelle activité touristique sur leur territoire.
Au-delà du fait que le trekking offrait pendant deux saisons de l’année (printemps et automne) une
activité complémentaire à la paysannerie locale, l’un des autres avantages de cette pratique
touristique était qu’elle ne nécessitait, à l’échelle des familles et de la région, que des
investissements faibles et progressifs. Les itinéraires de trekking ne faisaient que réemprunter les
réseaux de sentiers locaux et les infrastructures des anciennes pistes caravanières : escaliers en
pierres, ponts ou lieux de haltes. Contrairement à d’autres destinations touristiques, les régions de
trekking
67se sont justement trouvées valorisées pour leur isolement et leur absence d’infrastructures
d’accueil importantes, gage d’une plus grande authenticité. Toutefois, le développement des
infrastructures et moyens de transport à l’échelle locale, nationale et internationale constitua un
élément déterminant pour l’implantation de cette pratique dans les montagnes du Népal et plus
particulièrement dans le Khumbu. D’une part, les années 1970, correspondirent à l’apparition des
gros porteurs et du transport aérien de masse (Gay & Mondou, 2017), dont l’aéroport Tribhuwan de
Katmandou profita à partir de 1972 avec l’ouverture de lignes commerciales vers l’Europe (Bernier,
1996). D’autre part, en 1964, pour acheminer le matériel nécessaire à la réalisation de ces différents
projets de construction (écoles, dispensaires, réseaux d’adduction), Edmund Hillary avait fait
aménager un petit altiport au niveau du hameau de Lukla. Plaçant le Khumbu à quarante minutes de
vol de Katmandou, au lieu des nombreuses journées de marche requises depuis les bazars de Jiri ou
Salleri, celui-ci devint rapidement la porte d’entrée privilégiée pour les touristes désireux de se
rendre dans la région dans le cadre de vacances n’excédant pas plus de deux ou trois semaines
(Jacquemet & Sacareau, 2015).
67 Pratique qui, rappelons-le, consiste en la découverte de régions lointaines et exotiques au moyen de la marche à pied.
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3. Une région de montagnes propice à l’héroïsme et profondément hétérotopique
Au-delà des conditions historiques, géographiques, économiques ou politiques, l’émergence d’une
région touristique doit également beaucoup à un ensemble de représentations collectives,
c’est-à-dire « de modes de pensées communs, de normes et de mythes » (Giust-Desprairies, 2009 : 43) qui
lui apportent une notoriété positive. Ces « structures cognitives partagées » (Moliner & Guimelli,
2015) sont importantes car se sont elles qui règlent et légitiment le comportement des groupes
sociaux et notamment la décision des touristes dans l’élection de leur destination. De nombreux
travaux se sont ainsi penchés sur les représentations collectives attachées à la montagne et aux
peuples montagnards (Broc, 1969 ; Bozonnet, 1992 ; Debarbieux, 1995 ; Sacareau, 2002 ; Bernier &
Gauchon, 2013). D’autres ont évoqué ces représentations en s’intéressant aux pratiques
aventureuses et néo-aventureuses du trekking et de l’himalayisme (Sacareau, 1997, 2010 ; Raspaud,
2003 ; Ladwein, 2005 ; Boutroy, 2004, 2006). Dans tous les cas, l’ensemble de ces auteurs insiste sur
la prééminence de la nature, de l’authenticité et de l’exotisme dans l’esprit des alpinistes et touristes
qui fréquentent la montagne. L’effort et l’ascension procurent en outre un sentiment d’exclusivité et
concourent à la régénération physique, morale et sociale des individus. La montagne offre ainsi un
substrat idéalisant et idéalisé dont on peut émettre l’hypothèse qu’il est pour les touristes, par sa
taille et son exotisme, particulièrement fécond dans le Khumbu.
3.1. L’attrait pour une terre de héros
« L’histoire de mon échec n’est pas seulement celle
d’un alpiniste solitaire qui oppose ses minces
ressources à la plus haute montagne du globe. C’est
aussi l’histoire d’un vagabond du XXe siècle – ou de
beaucoup de vagabonds, tous perdus dans un monde
en évolution –, où le grain de blé est devenu une pièce
d’argent. Un monde qui est aussi faux que son
système d’économie, dépourvu d’équilibre et de
sagesse ».
Earl Denman, 1955, Seul vers l’Everest in Modica,
2013 : 267
Si le Khumbu attire autant les touristes, c’est peut-être avant tout parce qu’il participe à la
production de nombreux héros. Le grand public a bien évidemment en tête l’image de Tenzing
Norgay, brandissant son piolet dans les airs après avoir atteint le sommet de l’Everest avec son
compagnon Edmund Hillary, lui-même personnalité parmi les plus populaires de Nouvelle-Zélande,
même plus de dix années après sa mort. Pour leur part, Japonais et Népalais n’ont aucun mal à citer
leurs pendants féminins Junko Tabeï et Pasang Lhamu Sherpa, cette dernière ayant été élevée au
rang d’héroïne nationale au Népal. De leur côté, les habitants du Khumbu aiment citer Ang Rita
68ou
Apa Sherpa
69, tandis que les Français, par exemple, se souviendront de Christine Janin
70ou de
68
Dix ascensions de l’Everest sans oxygène (voir « Annexe 4.8 »).
69 Jusqu’en 2016, recordman du nombre d’ascensions – vingt et une – sur l’Everest.
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