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Gouvernance du système Terre et gouvernance du long terme

Dans le document Une théorie critique pour l'Anthropocène (Page 161-168)

Conceptions de l’action politique en Anthropocène : entre prométhéisme et postprométhéisme

MODES DE VIE

4. Gouvernance du système Terre et gouvernance du long terme

La gouvernance du système Terre (« Earth system governance ») se différencie de l’intendance planétaire dans la mesure où le répertoire d’action pour envisager la poursuite de la vie humaine en Anthropocène n’est pas celui de la géoingénierie. Au sein de la Science politique, la notion de « gouvernance du système Terre » émerge, tant dans une acception analytique que normative en réaction à la notion d’Anthropocène. Elle a été proposée en 2007 par Frank Biermann et est une réaction résolument politique à l’entrée dans l’Anthropocène, sans fantasme technophile. Il s’agit de travailler politiquement à cinq défis relatifs à la transformation de nature anthropique du système Terre : les « incertitudes persistantes » du système Terre, les nouvelles dépendances intergénérationnelles ; les interdépendances de l’ensemble des sous-systèmes du système ; les interdépendances spatiales ayant des conséquences environnementales et sociales (une dégradation à un endroit du globe peut avoir des conséquences sociales globales) et la possibilité d’un préjudice très élevé vis-à-vis de l’humanité dans son ensemble. La notion de « gouvernance du système Terre » ne signifie ni la gouvernance de la Terre, ni la gouvernance des processus biogéochimiques du système Terre. Cette notion renvoie à l’impact humain sur le système Terre et à la gouvernance de sociétés humaines en accordant une importance centrale aux effets à long terme sur le système Terre (Biermann, 2014, p. 59). Un « Projet de gouvernance du système Terre » a été créé en 2009 et intègre une dimension analytique à travers l’étude des dispositifs actuels (organisations internationales, groupes d’activistes, réseaux d’experts, agences nationales, etc.) travaillant dans le champ de ce qu’il est possible d’appeler une gouvernance du système Terre. Mais ce projet intègre également une dimension normative en considérant la gouvernance du système Terre comme un programme politique réformateur. L’intégration des enjeux du long terme dans la vie démocratique est un enjeu de taille pour les années à venir. Une des grandes questions posées par le concept d’Anthropocène à la politique est de savoir s’il peut être source d’un renouvellement démocratique plutôt qu’un obscurcissement démocratique (Eckersley, 2017, p. 4). Un ensemble d’auteurs cherchent des voies renouvelées pour penser et mettre en œuvre la démocratie au XXIème siècle, compte tenu

de ce lien étroit entre l’histoire humaine et l’histoire naturelle : « Comment, nous Terriens, devons-nous cohabiter et coévoluer avec les autres Terriens ? » (Eckersley, 2017, p. 15). Le concept de « Gouvernance du long terme » (2017) proposé par Bourg, dans le prolongement de celui de gouvernance du système Terre, est intéressant et constitue une alternative à celui d’intendance du système Terre par la géoingénierie. En effet, il propose de prendre acte des données scientifiques à notre disposition concernant les évolutions du système Terre et ses

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implications sur la vie humaine et nos sociétés pour nous préparer à faire face à ce qui vient. Son approche est politique et exempte d’une technophilie encourageant la géoingénierie. Elle présuppose au contraire une capacité d’évolution anthropologique. Le concept de gouvernance du long terme restaure la politique au lieu de la remplacer par la technoscience du management du système Terre. L’entrée dans l’Anthropocène, de par la nouveauté à prendre en considération dans l’organisation de la vie politique renvoyant aux conséquences dommageables à long terme de nos modes de vie, peut permettre de penser autrement la démocratie et la dynamiser. Un ensemble d’auteurs préconisent la création d’une troisième chambre qui serait marquée par une méthode délibérative et aurait pour mission la protection des générations futures.1 Après avoir esquissé en 1991, dans Nous n’avons jamais été modernes, une idée d’une réorganisation démocratique autour d’une chambre haute et une chambre basse, Latour a développé cette idée en 1999, dans Politiques de la nature. Le politiste américain John Drysek et le politiste australien Simon Niemeyer proposent quant à eux la mise en place d’une « Chambre de discours » permettant aux citoyens d’être davantage représentés et de se consacrer aux enjeux environnementaux (2008). Dans le même ordre d’idée, l’historien français Pierre Rosanvallon développe une réflexion autour d’une académie du futur (2010). Le philosophe britannique Rupert Read, propose lui aussi l’idée d’une chambre consacrée aux enjeux du long terme et à la protection des futurs citoyens du Royaume Uni (2008). Bourg et Whiteside développent et approfondissent l’idée d’une « chambre du futur » à plusieurs reprises (2011, 2017 ; ainsi que Bourg et al. 2017).

Qu’il n’y ait pas de méprise, cette troisième chambre ne permet pas de résoudre les questions posées par la crise ou la transformation de la représentation qui est une des grandes caractéristiques politiques du temps présent et constitue un des objets les plus importants de la Science politique.2 En effet, le défi principal posé par la représentation aujourd’hui est celui d’une unité politique intégrant la pluralité (Lambert et Lefranc, 2012, pp. 46-53). En revanche un des intérêts que nous trouvons à cette idée de troisième chambre est la façon dont elle propose d’organiser une partie du débat politique autour d’autres que nous-mêmes : les humains qui ne sont pas encore là, mais aussi le reste du vivant. Nous percevons dans ce décentrement

1 Cette difficulté d’intégration des préoccupations du temps long à venir dans le fonctionnement démocratique n’a

rien d’inédit comme le relève Rosanvallon où Condorcet remarquait dès 1789 les dangers d’une « démocratie immédiate » (2010, p. 151). En 1910 Alfred Fouillée faisait remarquer que « l’intérêt actuel peut se retrouver en contraction avec l’intérêt futur » et qu’il était pour cela nécessaire de mettre en place un sénat constitué « d’entre plus d’hommes à naître que d’hommes déjà nés » (Rosanvallon, 2010, p. 155).

2 De la même façon, passer d’une cinquième à une sixième République, ne réconciliera pas les citoyens avec la

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une des conditions de la poursuite d’une aventure d’humanisation. Elle permet notamment de contourner une petite partie des effets pervers du système électif où le candidat (ou l’élu) cherche à contenter ses électeur, quitte à sacrifier la préparation de l’avenir.

Récemment, cette troisième chambre est pensée par Bourg et al. dans Inventer la démocratie

du XXIème siècle (2017, p. 43) comme une « Assemblée citoyenne du futur », consistant dans

« un lieu de réflexion sur toutes les initiatives citoyennes, de valorisation de la contribution citoyenne à la transition écologique, et d’expérimentation démocratique des voies vers un futur désirable. ». Cette troisième chambre permet de renforcer l’organisation de la représentation citoyenne et de la prise de parole des citoyens dans l’espace public. Il ne s’agit pas d’une assemblée législative en capacité de voter la loi. Son pouvoir est autre, il est de remettre du débat dans la vie publique et de veiller au respect de principes constitutionnels relatifs au long terme. Mais elle peut également saisir officiellement le gouvernement, l’Assemblée nationale ou le Sénat et possède un pouvoir de saisine du Conseil constitutionnel si la loi s’apprêtant à être promulguée n’est pas conforme aux principes constitutionnels de l’environnement. Cette troisième chambre aura pour responsabilité l’organisation de débat portant sur les enjeux du long terme. Sa première fonction est l’association des citoyens dans le travail législatif intégrant les données et enjeux du long terme. Elle est pensée comme une forme de porte-voix institutionnalisé des citoyens et « une interface entre l’intelligence citoyenne et la décision » (Bourg et al., 2017, p. 36). L’avis de l’assemblée citoyenne du futur est consultatif, mais si l’organisation du débat est intense avec une forte participation des citoyens, cela aura nécessairement une incidence dans la façon d’appréhender les sujets politiques en question. Le principe de représentation de cette troisième chambre n’est pas d’abord un principe d’élection ouvert comme ceux en place pour les autres chambres. Il s’agit d’abord de stimuler l’intelligence collective et la mobilisation des citoyens pour entrer progressivement dans un autre regard sur le monde, appréhender la possibilité de mettre en œuvre de nouveaux modes de vie et prendre davantage en considération les enjeux de l’avenir dans le temps présent. Cette Assemblée citoyenne du futur est constituée de trois collèges : un premier collège de 50 citoyens désignés par tirage au sort dans la population ; un deuxième constitué de 50 spécialistes de l’environnement tirés au sort à partir de leur appartenance à une liste créée par les organisations non gouvernementales environnementales entérinée par le Parlement ; et un troisième de représentants de la société civile organisée (dans le prolongement de ce qui est actuellement le cas dans le fonctionnement du Conseil Economique, Social et Environnemental). L’idée politique est que ce ne soient pas les jeux d’alliances politiques qui

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structurent les décisions mais bien la qualité d’un débat démocratique sur fond de données scientifiques.

Les institutions démocratiques n’ont pas beaucoup évolué depuis un ou deux siècles et restent organisées autour de représentations séparant la vie économique et politique de la nature. La proposition de troisième chambre réarticule la vie politique avec la nature en redonnant de la place aux connaissances scientifiques, non pas directement dans des prises de décisions déléguées aux scientifiques, mais les auteurs d’Inventer la démocratie du XXIème siècle

proposent que ces connaissances soient au cœur des débats pour qu’elles soient progressivement appropriées par les citoyens. Un élément important dans l’organisation de cette troisième chambre est la composante cognitive et scientifique. Cette chambre du futur est adossée à un Haut Conseil du long terme produisant des études sur le long terme et les éléments à prendre en considération dès à présent. Il s’agit là d’un point central de ce dispositif institutionnel. Le Haut Conseil du long terme travaille à la diffusion de données scientifiques permettant d’éclairer les enjeux des débats, il s’agit d’une science que les auteurs définissent comme « éclairante » par différenciation d’« agissante ». Les auteurs sont prudents à l’égard d’une « science agissante » pouvant avoir une composante totalisante comme il a été possible de le constater dans une partie de ce travail. Ce Haut Conseil au long terme est pensé sur le mode du GIEC qui propose une synthèse des connaissances scientifiques mais n’est pas directement centré sur la production de nouvelles données scientifiques. Sa mission est précise et il n’a pas à prescrire des politiques publiques, ce qui relève directement de l’Assemblée citoyenne du futur. Les scientifiques de ce Haut Conseil du long terme seront détachés de leur organisme de recherche pour un mandat de 3 ans renouvelable une fois et en provenance d’une pluralité de disciplines scientifiques, y compris de la Philosophie et des Sciences humaines et sociales (Bourg et al., 2017, p. 62).

La proposition de troisième chambre développée par Bourg et al. (2017b) est pensée d’abord pour que ceux qui ne votent pas, parce que pas encore existants, puissent déjà être représentés dans notre système démocratique. En effet à ce jour, dans les démocraties modernes, l’avenir des jeunes générations ou les générations futures, n’est pas politiquement défendu. Cette proposition de troisième chambre constitue un exemple de renouvellement de la démocratie suscité suite à la prise de conscience de l’ampleur des problématiques environnementales. En plus de prendre en considération les enjeux du long terme, cette troisième chambre, en organisant la participation citoyenne propose une forme démocratique inexistante actuellement.

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La question du long terme concerne bien évidemment les questions environnementales mais aussi celles portant sur le génie biologique. Il s’agit en effet de permettre que les décisions portant sur le devenir génétique de l’humanité relèvent bien du domaine public et non du domaine privé : « Il n’est pas plus admissible d’autoriser quelques individus à émettre de façon massive des gaz à effet de serre que d’autoriser des individus à produire, via des anthropotechniques, une nouvelle espèce au sein du genre humain. » (Bourg et al., 2017, p. 77). Cette Assemblée citoyenne du futur redonne au politique ses lettres de noblesse et permet à l’espace public de reprendre du terrain sur cet immense espace privé étendu à l’échelle planétaire rendue possible par l’hégémonie économique contemporaine. Par ailleurs, la reconnaissance du crime d’écocide lorsque sont franchies les limites planétaires est un des éléments législatifs important pour ce collectif d’auteurs pour travailler davantage à la préparation de l’avenir.

Nous percevons avec ce petit ouvrage collectif que le passage de la notion de développement durable à celle d’Anthropocène génère des ruptures paradigmatiques dans l’appréhension des organisations politiques possibles. Il semble directement écrit à l’adresse du pouvoir politique, et en premier lieu au Président de la République, comme un encouragement à aller jusqu’au bout de la logique de refonte du CESE sous la forme d’une troisième chambre.1

Vers une entrée progressive de l’Anthropocène dans le débat citoyen

L’étude de la littérature des Sciences du système Terre sur l’Anthropocène met en exergue combien cet anthropos au cœur de l’anthropocène est marqué par la puissance des logiques capitalistes qui se sont mises en place avec la diffusion de la révolution industrielle et qui ont été renforcées par la technoscience du XXème siècle. Face à l’hégémonie de cette figure de l’homo oeconomicus, apparaît la nécessité de l’émergence d’un citoyen responsable et tourné vers l’avenir, comme nous venons de l’identifier à travers les réflexions relatives à la gouvernance du long terme. Les conceptions de l’action politique en Anthropocène sont très

1 Ce collectif d’auteurs a écrit cet ouvrage autour de Dominique Bourg, président du conseil scientifique de la

Fondation pour la Nature et pour l’Homme (FNH), présidée par Nicolas Hulot, actuel Ministre de la transition écologique et solidaire. Nicolas Hulot a ensuite proposé cette idée de troisième chambre au Président de la République au début de son mandat de ministre. Pour les auteurs, cette troisième chambre est « susceptible de placer la France à la pointe de l’innovation démocratique dans le monde. (…) Elle constitue, d’une part, le chaînon institutionnel manquant entre le savoir scientifique sur l’environnement et l’action politique pour mieux intégrer les connaissances scientifiques dans le processus de décision publique et garantir juridiquement l’intérêt et le bien- être des générations futures. » (Bourg et al., 2017, pp. 79-80).

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diverses et nous constatons une entrée progressive de l’Anthropocène dans le débat citoyen, actuellement perceptible au sein de différents manifestes écrits ces dernières années.

165 Chapitre 5

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