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Un anthropos indifférencié

Dans le document Une théorie critique pour l'Anthropocène (Page 117-121)

Les ambivalences politiques de l’Anthropocène

1. Un anthropos indifférencié

Depuis les années 2010 environ, un ensemble de critiques du concept d’Anthropocène émergent de la part des Sciences humaines et sociales. Celles-ci commencent par questionner l’anthropos de l’Anthropocène. Même si dans son article de 2002 Crutzen précise que l’entrée dans l’Anthropocène est le fait de 25% de l’humanité et non pas de la totalité, dans la plupart des articles des chercheurs du système Terre, l’anthropos responsable de l’entrée dans cette nouvelle époque géologique apparaît comme indifférencié, loin des apports critiques de l’Histoire et des Sciences sociales. Le récit de l’Anthropocène produit par les Sciences du système Terre est construit sur un fond spéciste et naturaliste. Dès le Sommet de la Terre de Rio en 1992, la déclaration politique des différents gouvernements mentionne une « responsabilité commune mais différenciée ». Il s’agit d’une pondération qui n’est pas complètement absente du récit de l’Anthropocène mais qui ne laisse pas suffisamment de place à cette différenciation.

Dans la citation suivante des principaux concepteurs du concept d’Anthropocène, Zalasiewicz, Williams, Steffen et Crutzen (2010), il est possible de percevoir leur analyse de la cause profonde de l’entrée dans l’Anthropocène, à savoir l’articulation de l’augmentation de la population humaine à l’utilisation des combustibles fossiles de la révolution industrielle : « Comment les actions des êtres humains ont-elles modifié le cours de l’histoire profonde de la Terre ? Les réponses se résument à l’augmentation sans précédent du nombre d’êtres humains depuis le début du XIXème siècle, passant de moins d’un milliard à plus de six milliards aujourd’hui. La croissance de la population est intimement liée à l’expansion massive de l’utilisation des combustibles fossiles qui a alimenté la révolution industrielle et a permis la mécanisation de l’agriculture permettant de nourrir ces milliards d’êtres humains supplémentaires. ». Si cette analyse peut au premier abord paraître relativement évidente, elle mérite d’être critiquée quant aux raisons de l’hégémonie progressive des énergies fossiles au cœur de la révolution industrielle. Dans un article de 2013, l’historien suédois Andréas Malm montre la façon dont le choix de la machine à vapeur sur celui de l’énergie hydraulique, au

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cours du XIXème siècle en Grande Bretagne est dû au pouvoir du capital sur le travail. La

propriété de la machine à vapeur est de pouvoir être positionnée à proximité des villes et des travailleurs, ne dépendant pas de l’environnement et du positionnement des centrales hydrauliques. Alors que dans les premières décennies l’utilisation de l’énergie fossile de la machine à vapeur avait des rendements énergétiques nettement moins intéressants, les industriels capitalistes ont préféré le recours à la machine à vapeur en raison de la possibilité de rapprochement de l’énergie des travailleurs pour une meilleure utilisation de la force de travail. L’économie fossile a-t-elle été créée par un anthropos indifférencié ? Les suédois Andréas Malm et Alf Hornborg, Professeur d’écologie humaine, (2014) développent une critique du discours de l’Anthropocène en mettant en évidence des « inégalités intra-espèce » à étudier pour comprendre la situation contemporaine et en mettant en évidence l’importance des forces sociales et sociétales sur le système Terre.1 Dans son bref mais marquant article de 2002 dans

Science, Crutzen pointe directement du doigt l’invention de la machine à vapeur dont le brevet

a été déposé par James Watt dans la responsabilité de l’entrée dans l’Anthropocène. Comme le relèvent Malm et Hornborg, la machine à vapeur est très régulièrement identifiée dans la littérature des Sciences du système Terre comme ce qui aurait « déverrouillé les potentiels de l’énergie fossile et ainsi catapulté l’espèce humaine à une domination complète » (p. 63). Malm et Hornborg critiquent fermement le récit dominant de l’Anthropocène au sein duquel la maîtrise du feu puis l’invention de la machine à vapeur seraient responsables de l’entrée dans une nouvelle étape géologique. En effet, selon Malm et Hornborg, « La raison d’être de l’investissement dans la technologie de la vapeur au cours de la fin du XVIIIème et le début du

XIXème était liée aux possibilités offertes par la constellation d’un nouvel esclavage afro- américain largement dépeuplé, l’exploitation de la main-d’œuvre britannique dans les usines et les mines et, enfin, la demande mondiale de tissus de coton bon marché. ». Ils poursuivent de la façon suivante : « Les machines à vapeur n’ont pas été adoptées par des “députés naturels“ de l’espèce humaine (…) ; elles ne pouvaient être installées que par les propriétaires des moyens de production. Une minorité minuscule même en Grande-Bretagne, cette classe de personnes comprenait une fraction infinitésimale de la population d'Homo sapiens au début du XIXème siècle. ». Enfin : « En effet, une clique d’hommes britanniques blancs a littéralement désigné la vapeur comme une arme – sur la mer et la terre, les bateaux et les rails – contre le meilleur de

1 Dans son essai traduit en français en 2017, L’anthropocène contre l’histoire – Le réchauffement climatique à l’ère du capital, Andréas Malm identifie les fractures entre les humains (riches capitalistes et petits paysans travailleurs) comme une des causes profondes de l’entrée dans l’Anthropocène.

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l’humanité, du delta du Niger au delta du Yangzi, du Levant à l’Amérique latine (cf. Headrick, 1981, 2010). Les capitalistes d’un petit coin du monde occidental ont investi dans la vapeur, jetant la première pierre de l'économie fossile : à aucun moment les espèces n’ont voté, avec les pieds ou des bulletins, ni marché à l’unisson de façon mécanique, ni exercé aucune sorte d’autorité partagée sur son propre destin et celui du système Terre. » (Malm et Hornborg, 2014, pp. 63-64).

Malm et Hornborg rappellent que de 1850 à 2000, les pays « capitalistes » (ou « du Nord ») représentaient 18,8% de la population mondiale et étaient responsables de 72,7% des émissions de CO2. Dans les années 2000, les 45% des personnes les plus pauvres de la planète ont été

responsables de 7% des émissions de CO2 ; au même moment, les 7% des personnes les plus

riches en ont émis 50%. L’environnementaliste britannique David Satterthwaite (qui a été membre du GIEC) montre par ailleurs dans une étude précise (2009) qu’en fonction du lieu d’habitation des personnes à travers le monde et en fonction de leurs choix de vie, leur responsabilité dans l’émission de gaz à effet de serre varie d’un rapport de 1 à 1000. Ainsi le taux d’émission par personne en tonnes de carbone est de 10,94 au Quatar ; 4,71 pour les Etats- Unis ; 1,57 pour la France ; 0,01 pour le Tchad et le Mali. C’est ce qui fait dire à Malm et Hornborg que « Tant qu’il y aura des sociétés humaines sur Terre, il y aura des embarcations de sauvetage pour les riches et les privilégiés. » (Malm et Hornborg, 2014, p. 66). Ils posent ainsi la question simple suivante : « Ces faits de base sont-ils conciliables avec l’idée que l’humanité est le nouvel agent géologique ? ».

La Grande Bretagne est historiquement le premier grand émetteur de carbone. En 1850 elle était responsable de 77% des émissions de CO2 (pour être responsable de 5% à ce jour). En ne

comptabilisant que l’Europe occidentale et les Etats-Unis, c’est-à-dire 10% de la population mondiale, nous apercevons qu’ils sont responsables de 41% des émissions de CO2 cumulées

depuis la révolution industrielle. La Grande Bretagne et les Etats-Unis, en 1960, étaient responsables de 65% des émissions de CO2 (Bonneuil et Fressoz, 2013, p. 134). Comme le

relève Federau (2017, p. 217), ce seul chiffre entrave la possibilité d’attribuer une responsabilité à toute l’humanité dans l’entrée dans l’Anthropocène mais nécessite d’aller voir de plus près. L’anthropos initial des premiers récits de l’Anthropocène revient aux quelques anglais du XVIIIème siècle qui ont développé la machine à vapeur qui sont ensuite universalisés dans le récit de l’Anthropocène. Or, « la révolution industrielle est bien plus la marque d’une fracture profonde au sein même de l’humanité » (Federau, 2017, p. 215). Par ailleurs, l’augmentation de la population entre la révolution industrielle et la période actuelle est fréquemment relevée

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comme un des éléments ayant favorisé l’entrée dans l’Anthropocène : « comment les actions des humains ont-elles modifié le cours de l’histoire profonde de la Terre ? Les réponses se résument à l’augmentation sans précédent du nombre d’êtres humains depuis le début du XIXème siècle, passant de moins d’un milliard à plus de six milliards aujourd’hui, et qui devrait atteindre neuf milliards ou plus d’ici le milieu du siècle. » (Zalasiewicz et al., 2010, pp. 2228- 2229). Or, le taux d’augmentation de l’émission de CO2 entre 1800 et 2010 est de 654,8, tandis

que le taux d’augmentation de la population humaine est de 6,6 (Malm et Hornborg, 2014, p. 65). Dans leur article (2014) Malm et Hornborg mettent en évidence les causes sociogéniques et non anthropogéniques de l’entrée dans l’Anthropocène. L’Anthropocène doit être interrogé à partir des inégalités de la période contemporaine : « Comment penser l’humanité comme un tout à une époque qui se caractérise par des écarts de richesses mondiales, une époque où 1% des plus riches accapare 43% des richesses mondiales, une époque où un membre du club des 500 personnes les plus riches du monde accumule chaque année un revenu supérieur à celui de plus d’un million de ses semblables ? » (Dubois, 2016, p. 230). Après les toutes premières critiques émises sur les conceptions d’un anthropos indifférencié à l’origine de l’entrée dans l’Anthropocène, Steffen et al. ont progressivement intégré des éléments de différenciation dans leurs analyses, mais cela reste relativement sommaire et ne va pas jusqu’à une autre proposition notionnelle que l’Anthropocène. Nous pouvons relever cette prise en compte dans la figure 4 (2011b). Mais il est possible de constater que, si une différenciation d’anthropos apparaît progressivement dans les courbes, le récit d’accompagnement reste marqué par cette indifférenciation. Le célèbre article de Lewis et Maslin « Définir l’Anthropocène » (« Defining

the Anthropocene ») paru dans Nature en 2015 continue par exemple d’appréhender anthropos

de façon indifférenciée.

Ainsi il n’est pas possible de considérer les modifications actuelles et à venir du système Terre simplement comme le produit de la nature humaine ou de l’activité d’une humanité indifférenciée. Il n’y a pas ici d’inéluctabilité naturelle, mais des causes sociales, politiques, économiques et historiques qu’il est possible d’identifier. Les seules Sciences du système Terre ne sont pas compétentes pour comprendre les causes profondes de l’entrée dans l’Anthropocène. Anthropos n’est pas nécessairement au centre du fonctionnement du système Terre – ou en tout cas cela requière des analyses plus approfondies.

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Figure 4. Comparaison entre l’évolution de la population et l’évolution du PIB entre les pays de l’OCDE et les autres pays (Steffen et al., 2011b)

Le graphique (a) de la figure 17 permet d’identifier l’évolution de la population de 1960 à 2009 dans les pays de l’OCDE et les autres pays ; le graphique (b) montre la hausse du PIB réel sur cette même période pour ces deux catégories de pays. Nous percevons de façon très nette l’inégalité de répartition du PIB réel puis la hausse du PIB réel1 entre 1960 et 2009 pour les

pays de l’OCDE (qui concernent une population à peu près constante), tandis que pour les autres pays dont le PIB réel augmente très peu, la population a considérablement augmenté.

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