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Chapitre 6. Conclusion générale

6.2. La gestion des eaux souterraines et le développement rural : quels (dés)accords ?

Comme dans d’autres pays au Maghreb, les agences de bassins hydrauliques donnent beaucoup d’importance à l’acquisition de données et au fonctionnement de modèles permettant de simuler les dynamiques des aquifères, mais n’ont que peu d’informations sur les usagers et les usages des aquifères (Faysse et al., 2011). Dans le Saïss, ce regard orienté vers la ressource (« resource perspective ») entraîne une méconnaissance des utilisateurs et des arrangements permettant l’accès et l’utilisation des eaux souterraines. Plusieurs instruments ont été mis en œuvre pour réguler l’utilisation de l’eau souterraine. D’abord par l’imposition des systèmes d’autorisation de creusement (l’autorisation de pompage ne fonctionne pas encore). De la même manière, la régulation de la demande a été pensée par la reconversion de l’irrigation gravitaire en irrigation au goutte-à-goutte. La critique que notre thèse formule est la confiance aveugle dans la technologie comme solution au problème de surexploitation. Le cas des locataires, nomades continuellement à la recherche de nouvelles ressources laisse paraître l’ambiguïté de ce lien entre durabilité et techniques économes en eau. En effet, la mise en place du goutte-à-goutte s’accompagne dans le Saïss par une intensification des systèmes de production, une mobilité des agriculteurs et une extension de la superficie irriguée (Kuper et al., 2017). Le premier verrou de cette idéalisation de la technique est donc la compréhension trop globale de l’utilisation des eaux souterraines, souvent biaisée par des connaissances de la ressource sans ses utilisateurs.

Comme les nappes continuent de baisser à des rythmes importants, l’accent a été mis récemment sur l’augmentation de l’offre en eau par un nouveau transfert des eaux de surface depuis le barrage M’dez en cours de construction. Ce retour vers une gestion de l’offre est peut-être un signe de repli de l’implémentation du contrat de nappe mis en œuvre par l’agence par une recherche de l’intégration eau de surface/souterraine pour pérenniser

l’agriculture irriguée. Le contexte actuel de surexploitation des eaux souterraines met à risque les investissements et les attentes du Plan Maroc vert dans le secteur agricole. C’est donc essentiellement l’ambition économique qui anime ce projet de transfert pour conforter ces investissements déjà opérés dans l’agriculture irriguée. Dans cette plaine du Saïss, même les grands domaines agricoles commencent à avoir des difficultés d’accès à l’eau souterraine pour des objectifs d’extension, surtout dans le cercle d’El Hajeb où la pression exercée sur les ressources est très conséquente. A contrario, pour beaucoup de petits agriculteurs, ce projet n’est qu’une rumeur comme celle sur la tarification des pompages. Cela remet en cause le slogan « Pour une gestion participative et concertée de l'eau » de l’ABHS. Si les gestionnaires de l’eau souterraine continuent d’être confrontés à l’incompréhension socioéconomique des dynamiques agricoles, l’avènement d’un tel projet de transfert risque d’aggraver les inégalités existantes, qui profiterait probablement aux protagonistes de l’agriculture à forte valeur ajoutée au détriment des exploitations portées sur la diversification (Dugué et al., 2014). Et donc in fine au détriment de la nappe, qui va sans doute continuer à être fortement sollicitée.

La modernisation de l’agriculture génère souvent des perdants qui n’ont pas les moyens d’intégrer ce nouveau monde fait d’agriculture intensive. De plus, les paysans non- utilisateurs du goutte-à-goutte, par exemple, sont usuellement décriés comme gaspilleurs. Mais les usagers de l’irrigation au goutte-à-goutte sont-ils dans une perspective de durabilité ? Au-delà du stéréotype de l’opposition agriculture moderne/traditionnelle, notre étude a conduit plutôt à catégoriser les différentes catégories sociales d’agriculteurs sans exclure les interactions entre elles. Ces catégories partagent disproportionnellement les ressources en eau souterraine, et la responsabilisation doit se déconstruire ainsi pour mieux cibler les implications des uns et des autres dans le problème de surexploitation. Ces contributions respectives à la surexploitation sont souvent formulées dans le discours des agriculteurs à travers des accusations de type « c’est à cause de l’autre ». D’un côté, les attributaires accusent les nouveaux arrivants (locataires et investisseurs) à cause de leurs superficies irriguées importantes. De l’autre côté, les investisseurs mettent en avant les pratiques d’irrigation « archaïques » des petits producteurs. Les locataires justifient leur sur-irrigation, dont ils ont conscience, par le fait que cela leur semble la seule option pour un meilleur accès aux marchés. La gestion des ressources en eau souterraine sans information sur la diversité des agriculteurs, leurs pratiques, leurs logiques, et leurs constructions d’horizons, a de faibles chances d’appréhender la construction des problèmes de surexploitation et d’inégalités. L’accès à l’eau souterraine est souvent pensé comme un moyen de lutte contre la pauvreté et pour le développement rural (Bardhan, 1993; Hussain et Hanjra, 2004; Shah, 1993). De ce fait, depuis une trentaine d’années, le développement rural dans plusieurs régions semi-arides se basait sur le surdéveloppement de l’irrigation par les eaux souterraines conduisant à accentuer des situations de surexploitation (Foster et al., 2000). Cependant, nous avons vu que l’accès à l’eau souterraine n’a pas assuré une amélioration durable des moyens de subsistance des attributaires lorsqu’ils sont livrés aux problèmes de surexploitation dont ils ne sont pas responsables et de surproduction qui rend difficile leurs accès aux marchés. Notre analyse des mécanismes d’inclusion et d’exclusion socioéconomique de la GWE montre que

certains agriculteurs ressortent de cette GWE plus pauvres qu’ils n’en sont entrés. Du surcroît, Prakash (2005) pense que promouvoir l’utilisation des eaux souterraines pour lutter contre la pauvreté rurale constitue un raccourci simplifiant de façon excessive un problème plus complexe. Dans le Saïss, ces politiques ont produit deux types d’acteurs caractérisés par une certaine « boulimie » de l’eau : 1) les locataires avec leurs pratiques intensives produisant plusieurs cultures par an grâce à des systèmes de goutte-à-goutte performants, et 2) les investisseurs arboriculteurs visant l’extension de la superficie irriguée pour qui se pose la question de l’impossibilité des restrictions compte tenu de leurs systèmes de production stratégiques. Les pratiques de ces deux types d’acteurs interrogent la vision ambiguë de l’impact de la politique de modernisation agricole sur la protection des ressources en eau souterraine et son effet attendu sur le développement rural. Les subventions ou la levée de la main de l’État sur les terres de la réforme agraire par exemple profitent plus aux investisseurs qui sont paradoxalement des non ruraux. Il y a donc un désaccord entre les politiques de gestion des ressources en eau souterraine et celle du développement agricole qui entrent en conflit sur le terrain et qui se matérialisent par un déclin des eaux souterraines et par la marginalisation voire l’exclusion des agriculteurs qui finissent comme de simples ouvriers. Dans le Saïss, quelques unités de production capitalistes côtoient aujourd’hui des exploitations patronales et des exploitations familiales ayant des intérêts divergents quant à la gestion des eaux souterraines (Gameroff et Pommier, 2012). Tant que ce désaccord n’est pas adressé, les inégalités et la surexploitation continueront d’exercer leur pouvoir d’exclusion économique et d’enclavement social, et les jeunes fils d’attributaires hériteront la misère de leurs parents ex-attributaires. Comme dans la plupart des pays africains, la libéralisation au rythme des négociations financières avec des bailleurs de fonds et des négociations commerciales internationales s’est souvent accompagnée d’un dépérissement des politiques agricoles, les conditions de production et d’existence se sont détériorées et de nombreuses exploitations connaissent de graves processus d’appauvrissement (Mercoiret, 2006).

Un développement rural durable ne doit donc pas seulement permettre l’accès aux ressources en eau souterraine, mais aussi et surtout assurer un contrôle pour garantir leur utilisation sur la durée et au plus grand nombre. Néanmoins, il semble que ce développement se résume à l’acceptation des inégalités dans l’accès aux ressources pour libérer la terre pour des propriétaires plus capitalisés, et à l’acceptation de la différentiation sociale et économique des exploitations pour que les attributaires deviennent fournisseurs de mains-d’œuvre compétitives pour les grandes exploitations.