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C. Des sociétés et des gouvernements confrontés à la pandémie

1. Gestion de crise et attitudes des populations

Dans ce contexte, en sus des recherches menées en histoire, qui éclairent dans la longue durée la gestion de la pandémie, les recherches consacrées par les SHS aux crises sanitaires explorent les dimensions économiques, sociales et politiques de ces crises, en étant particulièrement attentives aux modalités d’enrôlement des populations, et à l’attitude et aux perceptions de ces dernières à l’égard de la crise et de sa gestion.

En effet, la gestion des crises sanitaires implique généralement une forme d’enrôlement, au sens propre ou figurée, de la population. Au-delà de la métaphore guerrière qui peut être associée à cet enrôlement,88 la question posée est celle de l’adhésion du public, et de sa participation active aux mesures prises que les gouvernements tentent de susciter par des moyens très divers, allant de campagnes d’information sur les politiques de santé publique à l’obligation et à la sanction en cas de non-respect des mesures. C’est un aspect qui est de plus en plus souligné par les réflexions développées en santé publique Cet aspect est étroitement lié à la question de l’incertitude : les réactions du public font partie des incertitudes de la crise, et inversement d’autres incertitudes nourrissent la défiance du public à l’égard des autorités, et donc son adhésion aux injonctions préventives. Ainsi, en 2009, les autorités françaises avaient décidé de vacciner l’ensemble de la population, mais in fine moins de 10% des Français se sont fait vacciner. En 2020, les autorités s’appuient plus encore sur le public, exhorté à respecter le confinement sans recourir aux masques, à respecter un certain nombre de gestes barrières, puis à mettre des masques, en intérieur puis en extérieur.

Même si un arsenal répressif appuie ces injonctions, elles ne sauraient réussir sans une adhésion forte de la population. Il apparaît donc nécessaire de comprendre les attitudes de la population à l’égard de la pandémie comme de sa gestion, ce qui implique en premier lieu de s’intéresser aux perceptions du risque d’être infecté par le virus.

Sur ce point, nous disposons déjà de cadres d’analyse pluridisciplinaires éprouvés, en anthropologie ou à la frontière entre économie et psychologie, autour du « paradigme

88 Voir l’analyse qu’en propose A. Rasmussen, « La métaphore guerrière est historique dans le domaine de la santé publique », Le Monde, 24 octobre 2020.

psychométrique », et la sociologie s’en est déjà emparée, pour montrer en particulier l’importance de la familiarité à l’égard d’un risque et de ceux qui en sont porteurs. La psychologie et la sociologie nous ont aussi appris que le processus de représentation d’une nouvelle menace s’appuie généralement sur des analogies (en l’occurrence ici avec d’autres maladies virales, la grippe en premier lieu), et que ce travail de représentation a des visées pratiques, et qu’il nourrit des mécanismes de distanciation au risque, notamment via la désignation de « groupes à risque ».

L’analyse qui suit des mesures politiques prises par le gouvernement sénégalais illustre, parmi d’autres exemples,89 la manière dont un gouvernement prend en compte les modes de vie de la population qu’il administre, mais aussi les perceptions et les représentations de la maladie au sein de la population. Le premier cas officiel de Covid-19 a été enregistré le 2 mars 2020 au Sénégal, soit plus trois mois après sa détection – officielle également – dans la province de Wuhan en Chine. Il s’agissait alors d’un cas dit « importé » : un Français résidant au Sénégal et revenu fin février après des vacances d’hiver passées en France. Quelques jours plus tard, le 11 mars, l’Organisation Mondiale de la Santé affectera à l’épidémie de SARS-CoV-2 le terme de pandémie. Le 1er avril, le pays recense son premier décès du nouveau virus : Pape Diouf, journaliste sportif, agent de joueurs de football et ancien Président de l’Olympique de Marseille, symbole de relations Nord-Sud apaisées, devient la première victime de la pandémie au Sénégal.

Quatre mois après le début de l’épidémie sur le territoire, le Sénégal compte plus de 6500 cas diagnostiqués et un peu plus d’une centaine de morts (105 au 28 juin 2020 ; Ministère de la Santé et de l’Action Sociale du Sénégal et John Hopkins University). Ces chiffres contrastent avec la catastrophe annoncée – ou plutôt prédite – sur le continent, et notamment basée sur l’impréparation des systèmes de soins face à une épidémie d’une telle ampleur.

Si de nombreux gouvernements européens ont tardé à prendre des mesures radicales (comme le confinement de la population), pour endiguer la propagation de l’épidémie – pensons au Royaume-Uni par exemple – cela n’a pas été le cas au Sénégal. Vingt jours à peine après l’enregistrement du premier cas sur le territoire, le Président Macky Sall prend la parole lors d’une allocution télévisée pour annoncer l’état d’urgence et le couvre-feu dans l’ensemble du pays de 20h à 6h du matin (23 mars 2020) :

« Conformément à la loi sur l’état durgence, ces mesures donneront en particulier aux autorités administratives compétentes le pouvoir :

➢ de réglementer ou dinterdire la circulation des personnes, des véhicules ou des biens dans certains lieux et à certaines heures ;

➢ dinterdire, à titre général ou particulier, tous cortèges, défilés, rassemblements et manifestations sur la voie publique ;

➢ dordonner, la fermeture provisoire des lieux publics et lieux de réunions ;

89 Voir le travail de synthèse au sujet des mesures prises par les gouvernements de différents pays dans le monde

publiée par The Lancet en septembre 2020. Accessible en ligne :

https://www.thelancet.com/journals/lancet/article/PIIS0140-6736(20)32007-9/fulltext. Consulté le 11 novembre 2020.

➢ dinterdire, à titre général ou particulier, les réunions publiques ou privées de quelque nature quelles soient, susceptibles de provoquer ou dentretenir le désordre ».

Nulle imposition de confinement total au Sénégal car, de l’avis de tous, une telle mesure serait impossible à tenir. Dans un pays où les emplois informels concernent la grande majorité des adultes, les travailleuses et travailleurs doivent pouvoir continuer leur activité sous peine de ne plus pouvoir subvenir à leurs besoins quotidiens et à ceux de leurs familles - on a vu plus haut les difficultés rencontrées par des sociétés où le travail informel joue également un rôle central lorsque les décisions ont induit une impossibilité de travailler ou de se rendre au travail. À l’instar de ce qui a pu être observé dans de nombreux pays, les risques associés à la maladie prennent quelques temps pour être réellement perçus par la population – ou sont tout à fait perçus, mais minorés par rapport à d’autres risques par les individus et les groupes. C’est ainsi que des photographies prises sur les grands marchés de Dakar à la fin du mois de mars, comme le grand marché Castor, montrent des foules denses semblant ignorer les prescriptions du discours présidentiel, ou que certains Imams, comme celui de Pikine, ouvriront malgré tout leur mosquée pour la grande prière du vendredi (27 mars). La maladie, encore peu visible, donne alors lieu à diverses interprétations populaires : elle est parfois décrite comme inventée par les pays riches, ne touchant que les non-croyants, etc. Cependant, progressivement, à force d’interventions dans les différents médias du pays, scientifiques et politiques font entendre leurs messages de prudence. Les masques se généralisent avant même leur obligation dans les administrations, les entreprises, les commerces et les transports (le 20 avril). De même, si le couvre-feu apparaît plus approprié que le confinement compte tenu des réalités économiques et sociales du pays, les individus et les familles commencent à s’auto-confiner afin de limiter les risques de contamination, désormais considérés avec le plus grand sérieux. Comme cela a été souvent rappelé, les Africains sub-Sahariens sont coutumiers des épisodes épidémiques d’ampleur, qu’il s’agisse d’endémie comme le paludisme ou de crises épidémiques comme avec Ebola.

Deux éléments, plus structurels cette fois, semblent également expliquer la relative faiblesse de la mortalité liée à la pandémie au Sénégal. Tout d’abord, il faut rappeler que les personnes de plus de 65 ans, qui représentent plus de 90% des décès en Europe, constituent moins de 5% de la population sénégalaise à l’heure actuelle. Si le vieillissement des populations constitue un facteur majeur de la crise sanitaire, ce processus démographique ne fait que débuter en Afrique sub-Saharienne. Ensuite, il est nécessaire de remarquer que les chiffres énoncés précédemment doivent être considérés avec prudence. Au Sénégal en effet, en temps « normal », plus de 65% des décès ne sont pas déclarés à l’État civil. Cette caractéristique de la société sénégalaise, révélatrice de son double rapport à la mort et à l’État, pourrait également expliquer le faible nombre de décès associés à la pandémie de Covid-19 au Sénégal.

Enfin, bien sûr, le faible taux de mortalité observé au printemps 2020 au Sénégal s’explique également par la stratégie sanitaire mise en œuvre par l’État : en isolant systématiquement les malades et en dépistant les contacts de patients positifs, la propagation du virus s’en est trouvée bien entendu limitée. Bien sûr, de nombreuses questions restent en suspens et l’analyse est vouée à être reprise et poursuivie, afin notamment d’intégrer des connaissances sur les conditions écologiques de développement de l’épidémie au Sénégal, et en Afrique sub- Saharienne en général. Mais l’on voit bien, déjà, comment les représentations des mesures de

distanciation physique et leur intériorisation, comme leur extériorisation en termes comportementaux, jouent un rôle et partant, doivent être étudiées pour comprendre comment l’épidémie va évoluer dans cette région du monde.