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Georges Khodr, qui a été sur le devant de la scène du christianisme arabe depuis le début des années cinquante, est reconnu par beaucoup comme « l’un des plus éminents penseurs contemporains et chefs d’Église du Proche-Orient »1.

Chrétiens et musulmans ont dit et écrit des paroles émouvantes sur cet homme. Au cours d’un hommage organisé en l’honneur de “l’évêque de l’arabité”, un intervenant le décrit comme « un penseur, un homme de lettres, un savant, un blessé de l’infidélité des intellectuels à l’Esprit, un connaisseur de la sagesse des gens simples, un évêque, un docteur et un théologien ». Quant à l’uléma ši‘īte Sayyed Hānī Faḥṣ (m. 2014), il écrit dans les mélanges offerts que ce dernier est une « icône vivante ».

Toutefois Khodr préfère se présenter par ces simples paroles : « Je suis un garçon pauvre de Ḥārit An-Naṣārā », expression aux significations complexes et contradictoires. Elle pourrait être traduite par le ghetto des Naṣārā, car s’il ne se trouve que des chrétiens dans ce quartier, c’est parce que les musulmans les y ont isolés au commencement pour éviter de se mélanger avec eux. Les chrétiens étaient tenus de « se réunir en un seul quartier autour de leur église pour être sous la protection du gouvernement musulman »2. D’ailleurs, signe révélateur, le terme employé dans cette expression pour nommer les chrétiens, Naṣārā, est coranique. Dans la même lignée négative, le ghetto indique aussi le choix qu’ont fait quelquefois les chrétiens de se replier sur eux-mêmes. Or Khodr ne cesse d’ex-horter ces derniers à ne pas se cloisonner dans une forteresse, mais à se libérer de la peur, car le Christ veut abattre les murs de séparation qui empêchent les hommes de vivre ensemble. Mais ce ghetto peut aussi être rendu par l’expres-sion Quartier des chrétiens où ces derniers ont vécu ensemble, autour de l’église, unis dans les célébrations liturgiques. Ils y ont mené une vie identique à celle des premières communautés apostoliques. Khodr ressent donc à l’égard de Ḥārit An-Naṣārā à la fois un rejet et une fascination.

La notion de Ḥārit An-Naṣārā est toujours liée dans le vocabulaire de Monsei-gneur Khodr à la pauvreté, car y vivent « des gens simples qui n’ont appris qu’une seule chose dans leur vie : que leur joie entière est d’être des voisins de l’église et de travailler pour gagner leur pain »3. C’est donc la pauvreté christique. Pourtant,

1 Assaad Kattan, « Some aspects of Georges Khodr », 139.

2 Georges Khodr, « Ḥārit An-Naṣārā », 10 mars 2012.

3 Georges Khodr, « Quatre-vingts », 6 juillet 2003.

14  I Georges Khodr, vie et pensée théologique

Khodr n’a jamais résidé dans Ḥārit An-Naṣārā, car il s’agit pour lui d’une catégo-rie symbolique.

Khodr est né le 6 juillet 1923 à Tripoli, une oasis de la rencontre entre musul-mans et chrétiens, « une ville persistante dans la compréhension, constante dans l’espérance, délicate dans la justice »4.

Le paradis de son enfance « n’était pas fait de fleurs. Il était en un visage »5. Ce visage est d’abord celui de Mitrī, son père, un homme honnête, simple et sincère.

Il est également celui d’Émilie Taysūn, sa mère, femme à la voix belle, mais qui n’a jamais accepté de psalmodier autre chose que des cantiques. Il aimait Bāb L-Ramil, le quartier de son enfance, bordé de mosquées et d’échoppes, et où se mélangeaient les chants byzantins et la prière du muezzin.

Inscrit à l’école francophone des frères des écoles chrétiennes (les Lassa-liens) à Tripoli, il y fit sa première rencontre avec la culture occidentale et il en fut très marqué. Les frères français, « nationalistes mais non colonialistes », n’étaient pas ouverts à l’œcuménisme et enseignaient un christianisme intimement lié à la morale et à la discipline. Mais c’est aussi au sein de l’école de la même congré-gation à Beyrouth que Khodr s’engage dans la société de Saint Vincent de Paul.

Depuis cette époque, il est resté sensible à la cause des pauvres.

Après le lycée, Khodr s’oriente vers l’Université Saint-Joseph des pères jésuites afin d’effectuer des études de droit. Avec quelques camarades il fonde en 1942 le Mouvement de la Jeunesse Orthodoxe (MJO), un mouvement d’approfondissement de la foi exprimée par un nouveau langage.

À l’automne 1947, le jeune étudiant en droit part à l’Institut Saint-Serge à Paris pour approfondir sa connaissance de la foi en vue de fonder par la suite un centre théologique au Liban. Khodr y eut d’excellents professeurs parmi les-quels Cyprien Kern (m. 1960), Alexandre Schmemann (m. 1983) et Alexis Kniazeff (m. 1991). Dans cet Institut à la vie pauvre, fondé par les émigrés russes qui allient piété et vie académique, le futur théologien fut initié à la fois au patrimoine patristique oriental et à la méthode historico-critique, nouveauté à cette époque pour la théologie orthodoxe.

Pour la première fois, Khodr contacte directement l’Occident. Entre l’évêque et ce dernier, il s’agit d’une dialectique de proximité et de distance, une histoire d’at-traction et de répulsion. Dans la civilisation de l’Occident, il apprécie particulière-ment trois triomphes : le triomphe culturel, le triomphe artistique et littéraire, et le triomphe moral et éthique. Il y admire aussi le respect de la personne humaine.

Mais Khodr est aussi conquis par la nature de l’Orient et de l’hospitalité de son

4 Georges Khodr, L’espérance en temps de guerre, 135.

5 Georges Khodr, Et si je disais les chemins de l’enfance, 41.

1 Vie de Georges Khodr  15

peuple. Il ne pourra donc plus se passer ni de l’Occident ni de l’Orient, chacun ayant ses défaillances, l’individualisme de l’Occident, par exemple, n’étant pas pire que le tribalisme de l’Orient. Il exprime toutefois son regret que les Orientaux n’aient pas mieux profité des valeurs occidentales, d’en avoir appris une langue et non une pensée, d’en avoir reçu des machines et non une inventivité, et d’y avoir puisé des formes de démocratie non une éthique.

Ayant obtenu la licence avec un mémoire intitulé La conception du peuple de Dieu dans l’Ancien Testament, Khodr retourne en 1952 au Liban. Le patriarche Alexandre III Taḥḥān (m. 1958) l’appelle au ministère sacerdotal. C’est ainsi que le 19 décembre 1954 Khodr reçoit l’ordination par obéissance à la hiérarchie ecclésiale.

Khodr servira pendant quinze ans (1955–1970) les fidèles de Minā’ à Tripoli avec dévouement et amour. Il acquit la ferme conviction que le prêtre « est appelé à devenir lui-même une prosphore, une offrande agréable à Dieu »6.

Le 15 février 1970, le jeune curé de Tripoli est consacré métropolite du diocèse de Ğbayl, Batrūn et du Mont-Liban. Il s’engage à vivre son ministère épiscopal en simplicité, à ne vouloir que ce qui est nécessaire et à ne rien posséder, à délaisser titres, anneaux, mitres, crosses et croix pectorales, à partager les responsabilités avec les laïcs, à ne pas privilégier les riches, à être disponible aux autres et à œuvrer pour la justice sociale.

La période qui s’étend de son retour de Paris jusqu’à présent fut féconde et riche en écrits, enseignements et responsabilités ecclésiales qui lui octroyèrent une renommée internationale : éditorialiste dans le quotidien An-Nahār, direc-teur de la revue An-Nūr (1948–1970), président de la commission théologique au Conseil des Églises du Moyen-Orient (1976–1982) et de la commission « Foi et Unité » (1992–1996) au sein du même Conseil. Il fut mis à l’honneur par l’octroi de doctorats honoris causa : le premier lui fut décerné en 1968 par l’Institut Ortho-doxe Saint Vladimir à New York ; le second en 1988 par la Faculté protestante de théologie à Paris ; et le troisième en 2007 par l’Institut Saint-Serge à Paris.

Le 31 janvier 2016, le président de la République Libanaise décerne à Mon-seigneur Khodr le grand cordon et la médaille de l’ordre du Cèdre, la plus haute distinction honorifique libanaise. Dans son discours, le président déclare : « En présence d’une si haute figure du Levant et du monde, d’une mémoire si pleine de la tradition, d’un précieux et si généreux trésor non pour la seule communauté orthodoxe mais pour le Liban et le monde, c’est à s’interroger qui de l’évêque, du grand théologien, du penseur et philosophe, du réformateur social ou de l’éclaireur en ces temps de ténèbres et de renfermement, mérite d’être honoré et

6 Ibid., 182.

16  I Georges Khodr, vie et pensée théologique

reconnu. [. . .] Voilà plus d’un demi-siècle que ses sermons, ses articles et ses écrits portant sur la religion, la philosophie ou la société forment verticalement une échelle reliant l’homme à son créateur, et horizontalement le lien entre l’homme et l’homme. On dirait un apôtre ayant reçu mission de faire connaître les humains à Dieu et à eux-mêmes ». Le 3 mars 2018, Mgr Khodr rénonce à sa charge de métropolite.

Ayant traversé le seuil de ses quatre-vingt-quinze ans, Khodr ne nie pas les difficultés de la vieillesse, temps du pardon, de la largeur d’esprit, de la diminu-tion de tant de passions, de la reconsidéradiminu-tion des choses éphémères. Il continue pourtant à apprécier la vie telle qu’il peut la vivre. Elle est même devenue plus ardente, car « la vie est désir de Dieu qui s’intensifie de plus en plus à l’approche de la fin »7.

Ne sachant pas s’il est déjà prêt, c’est-à-dire s’il est suffisamment pur pour rencontrer le Christ, le vieux théologien a toutefois la certitude qu’en fermant les yeux un beau visage attend l’homme, et qu’il se présentera nu et déchaussé devant Dieu qui l’habillera d’une robe de lumière, car l’homme restera pauvre jusqu’à l’éternité8.

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