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Guy-Raymond Sarkis Un islam reconcilié avec les chrétiens arabes

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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Guy-Raymond Sarkis

Un islam reconcilié avec les chrétiens arabes

(2)

Judaism, Christianity, and

Islam – Tension, Transmission, Transformation

Edited by Patrice Brodeur, Alexandra Cuffel, Assaad Elias Kattan, and Georges Tamer

Volume 20

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Un islam reconcilié avec les chrétiens arabes

Propositions de Monseigneur Georges Khodr

Guy-Raymond Sarkis

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ISBN 978-3-11-076993-7 e-ISBN (PDF) 978-3-11-076999-9 e-ISBN (EPUB) 978-3-11-077004-9 ISSN 2196-405X

Library of Congress Control Number: 2021950659

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detailed bibliographic data are available on the Internet at http://dnb.dnb.de.

© 2022 Walter de Gruyter GmbH, Berlin/Boston Typesetting: Integra Software Services Pvt. Ltd.

Printing and binding: CPI books GmbH, Leck www.degruyter.com

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Table de matières

Table de translittération de l’alphabet arabe   VII Table des abréviations   IX

Introduction   1

Motivations de ces pages   1 Définition des termes du titre   3 Les propositions khodriennes   7 Originalité et démarche   10

I Georges Khodr, vie et pensée théologique   13 1 Vie de Georges Khodr   13

2 Les multiples sources de la pensée de Georges Khodr   16 3 L’autre dans la pensée khodrienne   25

4 Les religions dans la pensée khodrienne   29

II Une lecture révisée du passé : l’arabité, les Naṣārā, les croisades   36 1 Le passé dans l’œuvre khodrienne   36

2 L’Afrique du Sud : Exemple d’un passé révisé pour un meilleur vivre-ensemble   39

3 L’arabité   41 4 Les Naṣārā   58 5 Les croisades   74

III Lectures nouvelles du Livre de l’islam   92 1 Khodr l’interprète   92

2 Une nouvelle lecture du Qur’ān   96

3 Quelques herméneutes contemporains   117 IV Marie, Jésus et la croix : lieux de rencontre ?   158

1 Marie dans l’œuvre khodrienne   158 2 Le Christ dans l’œuvre khodrienne   160 3 La croix dans les écrits de Khodr   164 4 Maryam dans l’islam   171

5 ‘Īsā dans l’islam   183

6 La crucifixion dans l’islam   199

7 Maryam, ‘Īsā et la croix : des possibles lieux de rencontre ?   213

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VI  Table de matières

V Évaluation des propositions khodriennes   222 1 L’importance de revisiter le passé   222 2 Les propriétés de l’arabité   223 3 L’identité des Naṣārā   225

4 La nature des croisades et le rôle des chrétiens arabes   228 5 Lectures nouvelles du Qur’ān   230

6 Marie/Maryam   234 7 Jésus/‘Īsā   236 8 La crucifixion   240

9 L’auto-révision des propositions khodriennes par Khodr  lui-même   242

VI Treize nouvelles propositions   251

1 Mettre en place une “christianologie”   251

2 Élaborer un dictionnaire islamo-chrétien théologique arabe   254 3 Exclure la négociation théologique   255

4 Ériger un “Magistère” musulman   257

5 Oser un “aggiornamento” et une autocritique   259 6 Réactiver la discipline de l’iğtihād   261

7 Approfondir la tradition musulmane   264 8 Se réconcilier avec la modernité   267 9 Défendre les droits de l’homme   268 10 Se référer à la citoyenneté   271 11 Collaborer pour un monde juste   275

12 Créer des occasions communes de prière   275 13 Aimer l’autre   278

Lexique   281

Listes des sourates   283 Bibliographie   287

Index des auteurs et des noms propres   303

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https://doi.org/10.1515/9783110769999-203

Table de translittération de l’alphabet arabe

ء ظ ž

ا ā ع

ب b غ ġ

ت t ف f

ث ق q

ج ğ ك k

ح ل l

خ م m

د d ن n

ذ ه h

ر r و w, ū

ز z ي y, ī

س s ة -a(h), -at

ش š ى ā

ص  َ   a

ض  ِ ◌ i

ط  ُ ◌ u

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https://doi.org/10.1515/9783110769999-204

Table des abréviations

ASSR Archives de Sciences Sociales des Religions CCM  Cahiers de Civilisation Médiévale

CHM  Cahiers d’Histoire Mondiale

COMO  Courrier Œcuménique du Moyen-Orient CPCO Conseil des Patriarches Catholiques d’Orient

CRRJ Commission pour les Relations Religieuses avec le Judaïsme CTI Commission Théologique Internationale

ETR Études Théologiques et Religieuses GRIC Groupe de Recherches Islamo-Chrétien

MIDEO Mélanges de l’Institut Dominicain d’Études Orientales MUSJ Mélanges Université Saint Joseph

NTS New Testament Studies OLJ L’Orient-Le Jour POC Proche Orient Chrétien

REMMM Revue des Mondes Musulmans et de la Méditerranée RHPR Revue d’Histoire et de Philosophie Religieuse RHR Revue de l’Histoire des Religions

RSR Revue de Sciences Religieuses SOP Service Orthodoxe de Presse

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https://doi.org/10.1515/9783110769999-001

Introduction

Motivations de ces pages

Un texte est le fruit d’une réalité qui interpelle l’auteur. Ce dernier est résolu à avoir voix au chapitre, à répondre aux questions qui se posent. Est-ce que la réponse donnée perd de sa valeur lorsque les conjonctures se modifient ? Pas forcément. Un texte est situé dans le temps, il n’en est pas pour autant l’otage. À l’époque de l’éla- boration de ces pages, le Moyen-Orient était déchiqueté et englouti dans un cycle de violence à caractère religieux sans précédent. Au nom de “Dieu”, et au nom d’une certaine interprétation de l’“Écriture”, des familles entières ont été chassées de leur terre et foyer, et condamnées à l’errance en raison de leurs convictions religieuses ou origine ethnique ; des citoyens ont été asservis, massacrés, voire réduits à une marchandise négociable. Un islamisme de nature ğihādīy1 et/ou takfīrīy2 aspirait à effacer toute trace de diversité culturelle, religieuse, politique, linguistique et eth- nique. Il voulait combattre la ğāhiliyyat [l’ignorance] moderne et instaurer un islam comme norme de tous les éléments de la société.

Pour la première fois, une organisation comme l’État islamique contrôlait un vaste territoire de 300 000 km2. Les génocides, que l’on croyait révolus, étaient encore malheureusement d’actualité au 21e siècle, et ne trouvaient face à leur terreur qu’une humanité stupéfaite ou passive, sinon complice par son silence et son indifférence. J’étais mû par le besoin de saisir pourquoi et comment des per- sonnes, au nom de leur foi, en viennent à persécuter et à éliminer des concitoyens à cause de leur appartenance religieuse ou confessionnelle.

Les chrétiens d’Orient, ces « errants éternels »3, s’inquiètaient profondément quant à leur avenir, car ils constituaient une cible directe menacée d’extinction.

C’est donc à la fois la question de l’avenir et du sens de l’existence de ces derniers qui était – et qui reste – posée.

En effet, les chrétiens séculaires du Moyen-Orient, enracinés dans cette région des siècles avant même l’apparition de l’islam, s’interrogent sur leur destinée qui, à l’heure actuelle, n’offre qu’une facette sépulcrale. Ils risquent d’être soit écrasés soit disséminés dans différentes terres d’accueil. Dans les deux cas, ils semblent voués à l’inexistence, à devenir « un parc à thème visité par les touristes occi-

1 C’est-à-dire recourant à la violence pour la réalisation des objectifs islamiques.

2 Professant une forme d’excommunication à l’égard des apostats et des mécréants.

3 Georges Khodr, « Les chrétiens d’Orient dans un contexte pluraliste », 73.

(12)

2  Introduction

dentaux de passage au Proche-Orient »4, à être réduits à un souvenir de l’histoire d’antan rangé aux côtés des civilisations pharaoniques, romaines, aztèques, naba- téennes, etc. Ils sont soumis à un dilemme : « Faut-il partir, comme le veut une tenace tradition d’exode, ou rester, pour garantir la défense d’un certain modèle de civilisation ? »5.

Or c’est du sort des chrétiens orientaux que dépend la réponse au pari de la possibilité d’une humanité plurielle dans l’avenir. Les chrétiens et les musul- mans au Moyen-Orient, qui se sont côtoyés quotidiennement des siècles durant en défiant les fluctuations de l’histoire, ont la vocation de « montrer que le vivre- ensemble n’est pas une utopie »6.

La réponse dépend, non seulement de l’attitude des chrétiens arabes, mais d’abord de celle de leurs concitoyens musulmans. Ainsi que l’affirme Youakim Moubarac (m.  1995), la protection du chrétien arabe est la responsabilité de

« l’hospitalité de l’islam »7. C’est donc l’image même de l’islam qui est en jeu, car

« la crédibilité des hommes de foi est mesurable à l’attention qu’ils accordent à ceux qui ne partagent pas leurs convictions et qui sont, de fait, en situation de minorité »8.

Les chrétiens du Moyen-Orient peuvent apporter leur contribution, sans pré- tention ni hostilité, afin d’aider leurs concitoyens musulmans à reconnaître les chrétiens arabes pour ce qu’ils disent d’eux-mêmes et pour ce qu’ils sont vrai- ment, et à confesser ainsi la légitimité et l’indispensabilité de leur place au sein d’une société arabe diverse et réconciliée.

Dans les ouvrages de Monseigneur Georges Khodr justement, j’ai décelé des propositions, offertes sur un ton amical et franc, en vue d’aider les musulmans arabes à s’épargner l’intolérante dérive islamiste, et à apprécier, accueillir et sol- liciter la présence des chrétiens parmi eux.

4 Bernard Heyberger, « Les chrétiens d’Orient entre le passé et l’avenir », 11.

5 Henri Tincq, in Collectif, Chrétiens en terre d’islam, 157.

6 Benoît XVI, L’Église au Moyen-Orient, § 28. S’il n’y a de paix possible sur terre sans une paix interreligieuse, à plus forte raison elle serait impossible sans celle qu’instaurent le christianisme et l’islam, les deux traditions religieuses dont les fidèles constituent entre le tiers et la moitié de la famille humaine. Les relations entre les chrétiens et les musulmans sont en effet déter- minantes pour l’avenir de l’humanité et de la civilisation mondiale, d’autant plus que ces deux religions, en raison de leur “caractère définitif”, prétendent à l’universel et sont intrinsèquement missionnaires.

7 Youakim Moubarac, in Georges Corm (dir.), Youakim Moubarac, un homme d’exception, 310.

8 Michel Younès, in Marie-Hélène Robert – Michel Younès (dir.), La vocation des chrétiens d’Orient, 15.

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Définition des termes du titre  3

Définition des termes du titre

L’islam

L’islam n’est pas monolithique. Il se divise en plusieurs branches dont le sunnisme et le chiisme constituent les deux principales.

Au niveau politico-théologique, les sunnites reconnaissent la légitimité de l’ordre de succession des quatre premiers H̱ulāfā’ ar-Rāšidūn [califes bien- guidés]

ainsi que du pouvoir de Mu‘āwiya (m. 680) après l’arbitrage de Ṣiffīn. Les chiites estiment, quant à eux, que la direction de la communauté musulmane doit re - venir aux gens de la famille du Prophète, c’est-à-dire à ‘Alī (m. 661) et à ses des- cendants directs.

Au niveau théologico-juridique, les sunnites ne reconnaissent que quatre madāhib [écoles juridiques] dans le fiqh [science de la loi]. Les quatre écoles juri- diques sont : 1) l’école Mālikite, fondée sur l’enseignement de Mālik ibn Anas (m. 795) qui accepte comme sources de droit, après le Qur’ān et la Sunna, le droit coutumier d’Al-Madīnat [Médine] et l’iğmā‘ [consensus] des docteurs d’Al-Madīnat exclusivement ; 2) l’école Ḥanafite, fondée par abū Ḥanīfat An-Nu‘mān (m. 767), qui admet comme sources de droit, après le Qur’ān et la Sunna, le raisonnement par qiyās [analogie] et l’opinion rationnelle personnelle ; 3) l’école Šāfi‘ite, fondée par Muḥammad Aš-Šāfi‘ī (m. 820), qui s’appuie, après le Qur’ān et la Sunna, sur l’iğmā‘ [consensus] unanime des docteurs d’une période donnée sur une question donnée, et sur le principe du qiyās [analogie] en dernier recours ; 4) l’école Ḥanba- lite, fondée par Aḥmad ibn Ḥanbal (m. 855), qui se caractérise par son rigorisme et son opposition à toute innovation, et qui appelle à l’observance des seuls critères du Qur’ān et de la Sunna. En résumé, le Mālikisme incarne la continuité de la tradition et la fidélité à une mémoire, le Ḥanafisme est attentif aux faits sociaux, le Šāfi‘isme veille sur l’authenticité des énoncés, et le Ḥanbalisme privilégie l’au- torité de la Tradition9. Le droit chiite repose sur l’enseignement de l’imām.

Quant aux notes dominantes du chiisme, elles sont : au niveau de la lecture du Qur’ān, le recours à l’exégèse allégorique ; au niveau de la Tradition, l’admis- sion des ḥadīt non prophétiques qui remontent aux imāms ; au niveau du droit, la seule autorité de l’imām pour fixer l’interprétation de la šarī‘at [charia, ou loi isla- mique] ; au niveau du culte, les pèlerinages aux tombes des premiers imāms10. La question de l’imāmat constitue donc « la grande fracture théologique » entre les

9 Cf. Ali Merad, La Tradition musulmane, 11–12.

10 Cf. Dominique Sourdel, L’islam, 78–79.

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4  Introduction

deux branches principales de l’islam11. L’imām, chef temporel et spirituel désigné par Dieu, est, selon les chiites, infaillible.

Les chiites sont une minorité dans l’islam (10 à 15%), et vivent généralement dans les pays non arabes (85% des chiites ne sont pas arabes). C’est pourquoi nous nous intéresserons particulièrement dans notre livre à l’islam sunnite.

Les chrétiens du Moyen-Orient

La notion de “Middle-East” [Moyen-Orient] a été forgée en 1902 par l’officier de marine et historien américain Alfred T. Mahan (m. 1914), et popularisée par une série d’articles écrits, dans la même année, par Valentine Chirol (m. 1929), direc- teur des affaires étrangères au Times. Si elle est floue, la localisaiton donnée à cette notion est conçue comme le pendant oriental de l’espace méditerranéen.

En 1946, le premier ministre britannique Clement Attlee (m. 1967) définit le Middle East comme « le monde arabe et certains pays voisins ». Cinq ans plus tard, le parlementaire britannique Ernest Davies (m. 1991) affirme l’obsolescence de la notion Near East [Proche-Orient], régulièrement employée depuis la fin du 19e siècle en opposition symétrique à l’expression Far East [Extrême-Orient], au profit de celle de Middle East. La France, consternée par l’hégémonie américaine et britannique, continue à utiliser la notion de Proche-Orient en vue de marquer l’idée d’une proximité avec l’Orient arabe.

La notion de Moyen-Orient souffre d’imprécision selon son usage dans les dif- férentes aires culturelles, mais elle s’impose dorénavant. Le Moyen-Orient englobe dans l’usage contemporain la région comprise entre la rive orientale de la mer Méditerranée et la ligne que trace la frontière séparant l’Iran d’une part, le Pakis- tan et l’Afghanistan d’autre part. Ce Moyen-Orient est un point de jonction de l’Eu- rope, de l’Asie et de l’Afrique, et fait office ainsi de « carrefour des continents »12.

Lieu de fondation des premiers sites urbains et de l’apparition de l’écriture, le Moyen-Orient ne possède pas de compacité géographique – bordé d’un côté par

11 Antoine Sfeir, L’islam contre l’islam, 57.

12 Georges Corm, Le Moyen-Orient, 15. En son sein, trois grands ensembles culturels et linguis- tiques se distinguent : l’ensemble turc, l’ensemble iranien et l’ensemble arabe. L’espace de notre recherche se limite à ce dernier. Cet ensemble arabe se divise à son tour en trois zones : l’Égypte, les pays du Croissant fertile, et les pays de la Péninsule arabique. Il comprend donc les pays suivants, présentés selon leur ordre alphabétique : l’Arabie saoudite, le Bahreïn, l’Égypte, les Émirats arabes unis, l’Irak, la Jordanie, le Koweït, le Liban, la Palestine, le Qatar, la Syrie, le Sultanat d’Oman et le Yémen.

(15)

Définition des termes du titre  5

la mer, de l’autre par le désert, les montagnes et les plaines – ni une homogénéité climatique qui permettent de tracer des frontières précises et naturelles.

S’il existe des populations qui se sont islamisées sans s’arabiser linguistique- ment ni culturellement, comme les Iraniens, les Pakistanais, les Turcs, ou d’autres peuples, et qui forment le nombre majoritaire de l’islam, il en est d’autres qui se sont arabisées linguistiquement et culturellement sans adhérer à la religion.

Il s’agit particulièrement des chrétiens arabes du Moyen-Orient. Leur double appartenance à la civilisation arabe et à la foi chrétienne donne à leur identité un

« caractère transversal »13.

Il est possible de répartir les chrétiens du Moyen-Orient en vertu de leur patri- moine liturgique et culturel ou de leur communion de foi. Selon le premier paramètre nous pouvons identifier six traditions : syriaque, assyro-chaldéenne, grecque, copte, arménienne et arabe. Selon le second paramètre, nous pouvons reconnaître cinq groupes : les Églises orientales orthodoxes théologiquement non-chalcédoniennes (copte, arménienne et syriaque), les Églises orthodoxes chalcédoniennes (Antioche, Jérusalem, Alexandrie), les Églises catholiques en communion avec Rome (maronite, melkite, arménienne, syriaque, copte, chaldéenne et latine), les Églises et commu- nautés protestantes et évangéliques, l’Église assyrienne d’Orient, théologiquement non-éphésienne.

Mouchir Aoun dégage trois modèles d’existence chrétienne arabe14 : celui de l’existence symbolique, dépourvue des racines historiques et se déployant en marge des réalités sociopolitiques et socioculturelles, comme dans les pays du Golfe et l’Arabie Saoudite ; celui de l’existence minoritaire dotée de profondes racines histo- riques, assumant une responsabilité limitée dans la vie sociopolitique et culturelle, comme en Syrie, Égypte, Irak, Jordanie, Palestine ; celui d’une existence chrétienne qui s’identifie à l’identité nationale et politique et qui assume un rôle primordial dans la vie sociopolitique et socioculturelle : tel est le cas du Liban.

Notre travail concerne principalement les chrétiens des deux derniers modèles d’existence. Il vise les chrétiens “du” Moyen-Orient, non les chrétiens “au” Moyen- Orient. De même, il ne sera pas question des chrétiens de la diaspora ou de l’ex- pansion lesquels, expatriés en vue d’une meilleure opportunité financière ou en raison d’une intolérance religieuse, forment aujourd’hui le nombre le plus large des fidèles des Églises orientales.

Ces chrétiens arabes connaissent des réalités géopolitiques, sociales, démo- graphiques, théologiques, ecclésiales et politiques diverses et plurielles. Ils ont cependant en commun le fait de vivre au quotidien avec les musulmans et ont

13 François Boëdec, « Chrétiens d’Orient. Doutes et angoisses », 504.

14 Cf. Mouchir Aoun, Le Christ arabe, 15.

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6  Introduction

parfois été appelés « les chrétiens de l’islam »15. En effet, au Moyen-Orient, chré- tiens et musulmans ont partagé, et partagent encore, « le pain et le sel », une histoire et des valeurs.

C’est à ces chrétiens qu’appartient Monseigneur Georges Khodr, évêque et théologien chrétien arabe, et c’est en leur nom qu’il présente à ses concitoyens musulmans des propositions herméneutiques et théologiques pour un meilleur vivre-ensemble. Il ne s’auto-érige pas en donneur de leçon : c’est surtout en tant qu’ami et passionné de l’islam qu’il parle. Dans son esprit, l’islam est une réalité vivante. Aussi cet islam, dont Khodr plaide la cause, est-il pour lui à la fois un amour et une douleur. Car tout amour amène avec lui une part de souffrance, par- ticulièrement quand l’objet de cet amour ne se montre pas sous son meilleur jour.

Une réforme religieuse, si elle veut être sincère, se doit d’écouter, non seule- ment les requêtes des fidèles qui appartiennent à la communauté, mais aussi les voix des amis. Tel a été le souhait du pape François lorsqu’il a invité les chrétiens d’Orient à aider leurs concitoyens musulmans à offrir une image plus authen- tique de l’islam16.

Propositions pour une réconciliation

Dans les écrits de Khodr, les recommandations pour un meilleur vivre-ensemble islamo-chrétien ne manquent pas. Dans ses éditoriaux hebdomadaires, il aborde des questions politiques, sociales, morales, financières, etc. Toutefois mon choix s’est fixé exclusivement sur quelques-unes des propositions théologiques et her- méneutiques. Car je demeure personnellement convaincu que les racines des conflits interreligieux sont d’abord théologiques et herméneutiques, et que le vieux contentieux entre l’islam et le christianisme a des causes structurelles. Si les responsables politiques parviennent, en vue d’intérêts et de calculs person- nels dissimulés, à convaincre les masses de répertorier les personnes humaines selon des paramètres religieux, c’est parce qu’un sol théologique et idéologique est fécond et propice à la réception de tels discours. Les discours politiques ne font donc que récupérer une prédisposition qui couve dans des cœurs habités par

“une haine religieuse” de l’autre.

Les conflits au Moyen-Orient, qui ont des apparences politiques et socio- économiques, sont des symptômes qui dévoilent très souvent une intolérance religieuse. Ce n’est pas parce qu’il est riche ou instruit que l’autre est tué. Il est tué

15 Michel Korinman, Daech. Menace sur les civilisations, 55.

16 Cf. Pape François, Lettre aux chrétiens du Moyen-Orient, 21 décembre 2014.

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Les propositions khodriennes  7

au nom de Dieu et de la foi, ou plutôt d’une certaine vision de Dieu et d’une cer- taine compréhension de la foi. Il est tué au nom de la lecture de l’Écriture fonda- trice d’une religion, lecture qui appelle à imposer la “religion vraie” par la force.

Il est tué au nom des faiblesses et des fautes, réelles ou projetées, de ses ancêtres qu’il doit assumer malgré lui. Peu importe qu’il soit fortuné ou misérable, qu’il soit diplômé ou illettré.

Ces propositions théologiques et herméneutiques ont pour but de favoriser l’émergence d’un islam arabe réconcilié avec les chrétiens du Moyen-Orient, et donc de préserver « la riche mosaïque du Moyen-Orient »17. Car il faut reconnaître que « le monde arabe offre aujourd’hui l’image d’un univers disloqué, désen- chanté, perplexe, réactionnaire et vindicatif »18. Il y a donc urgence à ce que ses différentes composantes religieuses, ethniques et culturelles se retrouvent, c’est- à-dire qu’elles se réconcilient dans la vérité et la charité. La réconciliation recon- naît une entente antérieure qui a été blessée, et annonce à la fois un processus purificateur qui mène de la simple coexistence à celle du vivre-ensemble. Il s’agit donc d’aller d’une simple juxtaposition à un véritable mouvement de l’un vers l’autre, à une communion, à un « partage d’humanité »19.

Les propositions khodriennes

Les propositions théologiques et herméneutiques de Khodr peuvent être réparties en quatre points essentiels :

Une lecture révisée du passé

Monseigneur Khodr dénonce toute lecture idéologique qui se transforme en ins- trument de guerre ou en obstacle à toute rencontre authentique20. Il met en garde contre toute forme de lecture récupératrice ou déformatrice du passé, qui entend favoriser des intérêts propres, autoriser un mensonge ou justifier vengeance, oppression ou injustice. Il invite à examiner les accusations et à les vérifier en vue de les confirmer, de les corriger ou de les rejeter.

Parmi les notions ancrées dans l’inconscient collectif qui pèsent sur le vivre-ensemble dans le monde arabe aujourd’hui, et qui doivent être, selon Khodr,

17 Hassan Ben Talal, « Une disparition du christianisme », 29 août 2016.

18 Mouchir Aoun, Le Christ arabe, 344.

19 Henri Teissier, Église en Islam, 156.

20 Cf. Georges Khodr, Sujets libanais, 190.

(18)

8  Introduction

approfondies, figurent les propriétés de l’arabité, l’identité des Naṣārā et le rôle des chrétiens arabes dans les croisades.

1. L’arabité : Face aux avis qui confondent arabité et islam, Khodr veut démontrer que l’arabité est un réceptacle qui intègre et qui synthétise harmonieusement différentes réalités ethniques, culturelles, linguistiques et religieuses. Elle est

« une vocation d’inclusion »21, une terre commune où s’épousent les peuples, les ethnies et les communautés religieuses qui y ont planté leur tente.

2. Les Naṣārā : le Qur’ān parle, dans ses pages, des Naṣārā que les interprètes identifient généralement avec les chrétiens22. Or les chrétiens, qui ont reçu dès le début le nom arabe de Masīḥiyūn [de Masīḥ, Messie], ne reconnaissent pas leurs croyances dans les attributions dont le livre de l’islam charge les fidèles de cette communauté et parmi lesquelles figurent la divinisation de la Vierge Marie, l’altération de l’Évangile, l’associationnisme [širk], etc.23 Khodr invite les spécialistes à mieux approfondir les doctrines de ces Naṣārā afin de statuer si celles-ci peuvent être assimilées aux dogmes chrétiens définis par les conciles œcuméniques.

3. Les chrétiens arabes et les croisades : Khodr est peiné lorsque les chrétiens arabes du Moyen-Orient sont accusés par leurs concitoyens musulmans d’avoir été dans le passé, et encore aujourd’hui, des complices, des alliés ou des collaborateurs des croisés d’antan et des « croisés actuels » par affinité religieuse24. Or les croisés, selon Khodr, n’ont pas été jugés par les chroni- queurs musulmans de l’époque dans leur aspect religieux. Ils n’ont pas été appelés Naṣārā, mais Franğ [Francs]. La confusion entre Occident et christia- nisme condamne les chrétiens du Mašriq [Orient] pour un péché qu’ils n’ont pas commis, d’autant plus que les chrétiens arabes ont souffert, parfois plus que les musulmans, du joug des croisés.

Des lectures nouvelles du Qur’ān

Les auteurs des pires atrocités commises au nom de la religion ont fondé leur action sur les versets de leurs livres sacrés. Il n’est donc pas étonnant que, dans l’Évangile de Luc, Jésus ait répondu au légiste qui demandait que faire pour

21 Georges Khodr, L’arabité, 36.

22 Lors des événements douloureux qui ont été perpétrés par les membres de l’État islamique à Mossoul (Irak), les maisons des chrétiens ont été taguées par la lettre arabe Nūn par laquelle commence le mot Naṣārā.

23 Cf. Georges Khodr, Positions dominicales, 74.

24 Cf. Georges Khodr, « Les chrétiens sont-ils des croisés ? », 28 mai 2011.

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Les propositions khodriennes  9

hériter la vie éternelle par ces mots formulés en question : « Dans la Loi, qu’y a-t-il d’écrit ? Comment lis-tu » (Lc 10, 26).

Khodr invite les musulmans à dresser de nouvelles herméneutiques qui prennent en considération la méthode historico-critique et à s’adonner à des interprétations qui soient ouvertes aux réalités nouvelles du monde25.

À la lumière de ces lectures modernes, il sera possible de s’affranchir des données infondées de la tradition, de discerner ce qui est divin et ce qui procède du discours démagogique, d’écarter ce qui entrave l’émergence d’un islam épanoui, et de favoriser un islam qui reconnaisse aux chrétiens une place dans la société.

Car le Qur’ān comprend des versets qui invitent à l’acceptation des chrétiens et d’autres qui appellent à leur rejet. C’est pourquoi une lecture est capitale pour effectuer un choix.

Khodr va jusqu’à appeler ses interlocuteurs musulmans à remettre en ques- tion la notion traditionnelle de la révélation comme tanzīl [descente] en repensant à une possible participation de Muḥammad, c’est-à-dire à acquiescer à la notion de l’inspiration26.

‘Īsā [Jésus] et Maryam [Marie]

Khodr qui ne voit pas en Maryam [Marie] un modèle féminin, mais celui de la mar- yamiyyat [mariamité], c’est-à-dire de l’obéissance et de la disponibilité entière à Dieu, est admiratif de la révérence des musulmans à l’égard de la mère de Jésus.

Il est convaincu que la Vierge Marie, si aimée dans l’islam, est « un élément de sympathie » entre chrétiens et musulmans et qu’elle est l’unique personne à créer une unanimité entre eux27.

Selon Khodr le Qur’ān reconnaît à ‘Īsā [Jésus] le statut de parole de Dieu tel qu’il est confessé par le christianisme (Āl-‘Imrān 45), qualification que les savants exégètes de l’islam, contre toute évidence linguistique du texte, ont tenté de contester. Cette reconnaissance est confirmée par le fait que Jésus est le seul être sujet des verbes « créer » et « souffler » (Āl-‘Imrān 49), attribués exclusivement à Dieu. Les titres de « serviteur » et de « messager », donnés au Christ coranique, ne diffèrent pas de ceux qui sont conférés au serviteur de Yahvé dans le livre d’Isaïe28. Aussi l’islam est-il une religion très proche du christianisme, voire plus

25 Cf. Georges Khodr, Les chrétiens arabes, 14.

26 Cf. Georges Khodr, « La créativité », 150.

27 Georges Khodr, « Réflexions religieuses des chrétiens d’Orient face au problème palestinien », 136.

28 Cf. Georges Khodr « La prédication chrétienne à l’homme arabe contemporain », 174.

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10  Introduction

proche que le judaïsme postbiblique qui, au long des siècles, a développé une hostilité à l’égard du Christ29.

Khodr pense que les figures de Jésus et de Marie peuvent susciter une proxi- mité affective et spirituelle entre les chrétiens et les musulmans.

La crucifixion de Jésus

Khodr dépeint la mort du Christ sur la croix comme le plus beau poème d’amour écrit dans l’histoire de l’humanité, et désigne la crucifixion par l’expression d’islām [soumission] du Fils au Père30. Le texte coranique nie, non pas la réalité de la crucifixion, mais la possibilité de vaincre le Christ et d’étouffer son message.

C’est pourquoi le Qur’ān affirme que ses ennemis ont été possédés par l’illusion de l’avoir crucifié, c’est-à-dire par l’illusion d’avoir triomphé. Or Khodr reconnaît que les savants musulmans nient la crucifixion parce qu’ils s’opposent à la notion salvifique du christianisme.

Par la négation de la croix, l’islam officiel se contredit lui-même et va à l’en- contre de son attitude spirituelle fondatrice31. Un Christ qui descend de la croix

«  contredit son propre abandon, son “islam” à la volonté du Père dans une consécration et une obéissance sans condition »32. C’est pourquoi l’islam peut et devrait redonner une place à la croix du Christ qui, par le don entier de sa vie, accomplit l’appel coranique à l’islām [obéissance] absolu et inconditionnel à Dieu. Par conséquent, chrétiens et musulmans pourraient se retrouver au pied de la croix du Christ.

Originalité et démarche

L’originalité du présent travail est de suivre deux lignes parallèles qui s’entre- lacent très souvent. Dans un premier temps, chaque chapitre débutera par un approfondissement synthétique de la pensée khodrienne sur la proposition théo- logique ou herméneutique traitée. Par la suite, il y aura l’analyse et la vérifica- tion de la proposition en question, en vue de la confirmer, de la rejeter ou de la nuancer.

29 Cf. Georges Khodr, Ce monde ne suffit pas, 138.

30 Cf. Georges Khodr, Lieux de prosternation I, 31.

31 Cf. Assaad Kattan, « Les lignes directrices de la pensée théologique antiochienne contempo- raine », 387.

32 Georges Khodr, « La communication du message en terre d’Islam », 384.

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Originalité et démarche  11

D’une part, ces pages sont une opportunité de mieux connaître la pensée d’un théologien chrétien arabe de grande renommée au Moyen-Orient, qui, à l’in- verse de tant de penseurs chrétiens du Moyen-Orient tributaires d’une théologie occidentale qu’ils se contentent d’importer ou de traduire, a fait le pari d’écrire une théologie contextuelle arabe.

D’autre part, notre démarche ne se veut pas l’expression d’une adhésion ni d’un appui aveugle aux positions khodriennes. Il s’agit de vérifier ces dernières, et de juger de leur pertinence. Est-il possible et réaliste, par exemple, que les musul- mans appliquent l’interprétation historico-critique et qu’ils repensent la notion musulmane du tanzīl pour adopter celle de l’inspiration tout en restant fidèles à l’islam ? Ces pages ne se confinent pas aux œuvres de Khodr et ne constitue pas un simple développement de sa pensée, mais elles s’appuient sur les réflexions et intuitions khodriennes comme sur un tremplin pour aborder l’islam sous un angle théologique et herméneutique. Par conséquent, elles doivent mener à de nouvelles propositions et ouvertures théologiques et herméneutiques qui remon- teront à la surface au fur et à mesure de la progression de notre réflexion.

La nature de ce travail est d’abord théologique, même s’il y a une ouverture pluridisciplinaire. De plus, si l’islam est le principal objet d’étude de ces pages, il ne s’agit pas d’un travail d’islamologie ni d’une étude sur le dialogue interreli- gieux, mais d’une approche théologique chrétienne du fait musulman. En effet, tel que le recommande Rémi Brague, il y a aujourd’hui une urgence à ce que le chrétien qui aborde l’islam soit « à la fois islamologue et théologien »33.

Le chapitre introductif entend exposer la vie et les différents traits de la pensée de Khodr, et étudier la place qu’occupe l’autre, fût-il une personne ou une religion, dans sa réflexion théologique.

Le deuxième chapitre explique d’abord l’importance, selon Khodr, d’aller à la découverte du passé pour la possibilité de fonder un vivre-ensemble entre les com- posantes plurielles d’une société. Cette importance sera illustrée par l’exemple parlant de l’Afrique du Sud après l’abolition du régime de l’apartheid. Trois notions, les propriétés de l’arabité, l’identité des Naṣārā et les caractéristiques des croisades, sont ensuite examinées.

Le troisième chapitre présentera d’abord l’interprétation que fait Khodr des Écri- tures. Dans un deuxième temps, cinq problématiques controversées qui tournent autour du Qur’ān seront dégagées et montreront que l’interprétation traditionnelle et les versions officielles à propos du texte coranique sont fortement discutables. Dans un dernier temps, les systèmes herméneutiques de six penseurs musulmans sun- nites contemporains appartenant à différentes aires culturelles seront développés.

33 Rémi Brague, in François Jourdan, Dieu des chrétiens, Dieu des musulmans, 9.

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12  Introduction

Le dernier chapitre aborde la place que tiennent le Christ, Marie et la croix dans la vision de Khodr. Par la suite, les figures de Jésus et de Marie dans le Qur’ān et dans la tradition musulmane sont examinées afin de juger si elles peuvent être facteurs d’unité ou de séparation, voire de vérifier s’il s’agit des mêmes personnes qui sont présentées dans les pages évangéliques. Enfin sont analysés les véri- tables motifs de la négation de la mort de Jésus sur la croix par les musulmans.

La conclusion est constituée de deux grandes parties. Il y a d’abord l’éva- luation des propositions de Khodr. Ensuite, quelques nouvelles propositions théologiques et herméneutiques, qui auront émergé tout au long des pages de cette recherche, seront exposées afin de suggérer un chemin possible pour une société arabe qui voudrait être à la hauteur des défis du monde d’aujourd’hui et de demain.

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https://doi.org/10.1515/9783110769999-002

I Georges Khodr, vie et pensée théologique

1 Vie de Georges Khodr

Georges Khodr, qui a été sur le devant de la scène du christianisme arabe depuis le début des années cinquante, est reconnu par beaucoup comme « l’un des plus éminents penseurs contemporains et chefs d’Église du Proche-Orient »1.

Chrétiens et musulmans ont dit et écrit des paroles émouvantes sur cet homme. Au cours d’un hommage organisé en l’honneur de “l’évêque de l’arabité”, un intervenant le décrit comme « un penseur, un homme de lettres, un savant, un blessé de l’infidélité des intellectuels à l’Esprit, un connaisseur de la sagesse des gens simples, un évêque, un docteur et un théologien ». Quant à l’uléma ši‘īte Sayyed Hānī Faḥṣ (m. 2014), il écrit dans les mélanges offerts que ce dernier est une « icône vivante ».

Toutefois Khodr préfère se présenter par ces simples paroles : « Je suis un garçon pauvre de Ḥārit An-Naṣārā », expression aux significations complexes et contradictoires. Elle pourrait être traduite par le ghetto des Naṣārā, car s’il ne se trouve que des chrétiens dans ce quartier, c’est parce que les musulmans les y ont isolés au commencement pour éviter de se mélanger avec eux. Les chrétiens étaient tenus de « se réunir en un seul quartier autour de leur église pour être sous la protection du gouvernement musulman »2. D’ailleurs, signe révélateur, le terme employé dans cette expression pour nommer les chrétiens, Naṣārā, est coranique. Dans la même lignée négative, le ghetto indique aussi le choix qu’ont fait quelquefois les chrétiens de se replier sur eux-mêmes. Or Khodr ne cesse d’ex- horter ces derniers à ne pas se cloisonner dans une forteresse, mais à se libérer de la peur, car le Christ veut abattre les murs de séparation qui empêchent les hommes de vivre ensemble. Mais ce ghetto peut aussi être rendu par l’expres- sion Quartier des chrétiens où ces derniers ont vécu ensemble, autour de l’église, unis dans les célébrations liturgiques. Ils y ont mené une vie identique à celle des premières communautés apostoliques. Khodr ressent donc à l’égard de Ḥārit An-Naṣārā à la fois un rejet et une fascination.

La notion de Ḥārit An-Naṣārā est toujours liée dans le vocabulaire de Monsei- gneur Khodr à la pauvreté, car y vivent « des gens simples qui n’ont appris qu’une seule chose dans leur vie : que leur joie entière est d’être des voisins de l’église et de travailler pour gagner leur pain »3. C’est donc la pauvreté christique. Pourtant,

1 Assaad Kattan, « Some aspects of Georges Khodr », 139.

2 Georges Khodr, « Ḥārit An-Naṣārā », 10 mars 2012.

3 Georges Khodr, « Quatre-vingts », 6 juillet 2003.

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14  I Georges Khodr, vie et pensée théologique

Khodr n’a jamais résidé dans Ḥārit An-Naṣārā, car il s’agit pour lui d’une catégo- rie symbolique.

Khodr est né le 6 juillet 1923 à Tripoli, une oasis de la rencontre entre musul- mans et chrétiens, « une ville persistante dans la compréhension, constante dans l’espérance, délicate dans la justice »4.

Le paradis de son enfance « n’était pas fait de fleurs. Il était en un visage »5. Ce visage est d’abord celui de Mitrī, son père, un homme honnête, simple et sincère.

Il est également celui d’Émilie Taysūn, sa mère, femme à la voix belle, mais qui n’a jamais accepté de psalmodier autre chose que des cantiques. Il aimait Bāb L-Ramil, le quartier de son enfance, bordé de mosquées et d’échoppes, et où se mélangeaient les chants byzantins et la prière du muezzin.

Inscrit à l’école francophone des frères des écoles chrétiennes (les Lassa- liens) à Tripoli, il y fit sa première rencontre avec la culture occidentale et il en fut très marqué. Les frères français, « nationalistes mais non colonialistes », n’étaient pas ouverts à l’œcuménisme et enseignaient un christianisme intimement lié à la morale et à la discipline. Mais c’est aussi au sein de l’école de la même congré- gation à Beyrouth que Khodr s’engage dans la société de Saint Vincent de Paul.

Depuis cette époque, il est resté sensible à la cause des pauvres.

Après le lycée, Khodr s’oriente vers l’Université Saint-Joseph des pères jésuites afin d’effectuer des études de droit. Avec quelques camarades il fonde en 1942 le Mouvement de la Jeunesse Orthodoxe (MJO), un mouvement d’approfondissement de la foi exprimée par un nouveau langage.

À l’automne 1947, le jeune étudiant en droit part à l’Institut Saint-Serge à Paris pour approfondir sa connaissance de la foi en vue de fonder par la suite un centre théologique au Liban. Khodr y eut d’excellents professeurs parmi les- quels Cyprien Kern (m. 1960), Alexandre Schmemann (m. 1983) et Alexis Kniazeff (m. 1991). Dans cet Institut à la vie pauvre, fondé par les émigrés russes qui allient piété et vie académique, le futur théologien fut initié à la fois au patrimoine patristique oriental et à la méthode historico-critique, nouveauté à cette époque pour la théologie orthodoxe.

Pour la première fois, Khodr contacte directement l’Occident. Entre l’évêque et ce dernier, il s’agit d’une dialectique de proximité et de distance, une histoire d’at- traction et de répulsion. Dans la civilisation de l’Occident, il apprécie particulière- ment trois triomphes : le triomphe culturel, le triomphe artistique et littéraire, et le triomphe moral et éthique. Il y admire aussi le respect de la personne humaine.

Mais Khodr est aussi conquis par la nature de l’Orient et de l’hospitalité de son

4 Georges Khodr, L’espérance en temps de guerre, 135.

5 Georges Khodr, Et si je disais les chemins de l’enfance, 41.

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1 Vie de Georges Khodr  15

peuple. Il ne pourra donc plus se passer ni de l’Occident ni de l’Orient, chacun ayant ses défaillances, l’individualisme de l’Occident, par exemple, n’étant pas pire que le tribalisme de l’Orient. Il exprime toutefois son regret que les Orientaux n’aient pas mieux profité des valeurs occidentales, d’en avoir appris une langue et non une pensée, d’en avoir reçu des machines et non une inventivité, et d’y avoir puisé des formes de démocratie non une éthique.

Ayant obtenu la licence avec un mémoire intitulé La conception du peuple de Dieu dans l’Ancien Testament, Khodr retourne en 1952 au Liban. Le patriarche Alexandre III Taḥḥān (m. 1958) l’appelle au ministère sacerdotal. C’est ainsi que le 19 décembre 1954 Khodr reçoit l’ordination par obéissance à la hiérarchie ecclésiale.

Khodr servira pendant quinze ans (1955–1970) les fidèles de Minā’ à Tripoli avec dévouement et amour. Il acquit la ferme conviction que le prêtre « est appelé à devenir lui-même une prosphore, une offrande agréable à Dieu »6.

Le 15 février 1970, le jeune curé de Tripoli est consacré métropolite du diocèse de Ğbayl, Batrūn et du Mont-Liban. Il s’engage à vivre son ministère épiscopal en simplicité, à ne vouloir que ce qui est nécessaire et à ne rien posséder, à délaisser titres, anneaux, mitres, crosses et croix pectorales, à partager les responsabilités avec les laïcs, à ne pas privilégier les riches, à être disponible aux autres et à œuvrer pour la justice sociale.

La période qui s’étend de son retour de Paris jusqu’à présent fut féconde et riche en écrits, enseignements et responsabilités ecclésiales qui lui octroyèrent une renommée internationale : éditorialiste dans le quotidien An-Nahār, direc- teur de la revue An-Nūr (1948–1970), président de la commission théologique au Conseil des Églises du Moyen-Orient (1976–1982) et de la commission « Foi et Unité » (1992–1996) au sein du même Conseil. Il fut mis à l’honneur par l’octroi de doctorats honoris causa : le premier lui fut décerné en 1968 par l’Institut Ortho- doxe Saint Vladimir à New York ; le second en 1988 par la Faculté protestante de théologie à Paris ; et le troisième en 2007 par l’Institut Saint-Serge à Paris.

Le 31 janvier 2016, le président de la République Libanaise décerne à Mon- seigneur Khodr le grand cordon et la médaille de l’ordre du Cèdre, la plus haute distinction honorifique libanaise. Dans son discours, le président déclare : « En présence d’une si haute figure du Levant et du monde, d’une mémoire si pleine de la tradition, d’un précieux et si généreux trésor non pour la seule communauté orthodoxe mais pour le Liban et le monde, c’est à s’interroger qui de l’évêque, du grand théologien, du penseur et philosophe, du réformateur social ou de l’éclaireur en ces temps de ténèbres et de renfermement, mérite d’être honoré et

6 Ibid., 182.

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16  I Georges Khodr, vie et pensée théologique

reconnu. [. . .] Voilà plus d’un demi-siècle que ses sermons, ses articles et ses écrits portant sur la religion, la philosophie ou la société forment verticalement une échelle reliant l’homme à son créateur, et horizontalement le lien entre l’homme et l’homme. On dirait un apôtre ayant reçu mission de faire connaître les humains à Dieu et à eux-mêmes ». Le 3 mars 2018, Mgr Khodr rénonce à sa charge de métropolite.

Ayant traversé le seuil de ses quatre-vingt-quinze ans, Khodr ne nie pas les difficultés de la vieillesse, temps du pardon, de la largeur d’esprit, de la diminu- tion de tant de passions, de la reconsidération des choses éphémères. Il continue pourtant à apprécier la vie telle qu’il peut la vivre. Elle est même devenue plus ardente, car « la vie est désir de Dieu qui s’intensifie de plus en plus à l’approche de la fin »7.

Ne sachant pas s’il est déjà prêt, c’est-à-dire s’il est suffisamment pur pour rencontrer le Christ, le vieux théologien a toutefois la certitude qu’en fermant les yeux un beau visage attend l’homme, et qu’il se présentera nu et déchaussé devant Dieu qui l’habillera d’une robe de lumière, car l’homme restera pauvre jusqu’à l’éternité8.

2 Les multiples sources de la pensée de Georges Khodr

Un théologien orthodoxe d’Antioche

À ceux qui confinent l’orthodoxie à l’Europe orientale et à la Russie, Khodr rap- pelle que Byzance est « la fille spirituelle » d’Antioche. C’est à Antioche même que les disciples du Christ ont porté pour la première fois le nom de chrétiens (Ac 11,26). À ceux qui pensent qu’il n’y a que l’islam dans les pays arabes, Khodr rap- pelle que les chrétiens sont dans cette région depuis l’ère apostolique, plusieurs siècles avant l’apparition de la religion musulmane.

Antioche n’est pas d’abord un espace géographique ou une langue, mais une spiritualité qui se caractérise par l’esprit de pauvreté et par une longue histoire

« tissée de sang et de contemplation »9. Dans l’Église d’Antioche sont délaissés

« l’expansion hellénique, les traces sémitiques et le génie romain »10.

7 Georges Khodr, « La vieillesse », 7 juin 2008.

8 Cf. Georges Khodr, « Quatre-vingts », 6 juillet 2003.

9 Georges Khodr, « Le christianisme antiochien », 121.

10 Georges Khodr, « L’unicité d’Antioche aujourd’hui », 53.

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2 Les multiples sources de la pensée de Georges Khodr  17

Pour définir son Église, Khodr a forgé une expression : « nous sommes d’em- pire  »11. Par cette expression, il veut montrer que les Orthodoxes d’Antioche ont été chez eux dans cette région aussi bien au temps de l’Empire romain que pendant le pouvoir musulman, parce qu’ils sont les chrétiens de cette terre et parce qu’ils n’amalgament pas appartenance religieuse et fidélité nationale.

Un théologien pasteur

La théologie de Khodr a une visée pastorale et catéchétique, ce qui n’amoindrit ni sa profondeur ni son sérieux. En tant qu’évêque, Khodr traite de sujets qui touchent au quotidien des gens. Il écrit sur la théologie, la philosophie, l’his- toire, la morale, l’art, la politique, la poésie, etc. Il traite des vertus : la patience, la douceur, l’humilité, la persévérance, le pardon, etc. Il exhorte ses lecteurs à abandonner les vices, à éviter colère, vengeance, vulgarité, haine, perversion.

Son objectif principal est de motiver ses lecteurs à une vie meilleure et à les éveil- ler à la vérité qui est en eux. Il exhorte les fidèles à une praxis cohérente avec leurs convictions et à approfondir leur foi et les enseignements de l’Église.

Il surprend parfois par son audace et par sa largeur d’esprit. Il critique par exemple les orthodoxes qui continuent, dans leurs prières liturgiques, à mention- ner l’empereur byzantin inexistant. Il incite les Orientaux aux mœurs tradition- nelles à entourer de tendresse et de bonté une fille célibataire qui attendrait un enfant. En d’autres termes, la parole de Khodr « met à nu, éveille et interpelle »12.

Pour être mieux compris de ses lecteurs et garantir l’effet de ses enseigne- ments, Khodr écrit souvent des pensées sous forme de proverbes et sagesses. Voici quelques exemples : « Il n’y a pas une hiérarchie de malheurs » ; « Dieu t’accorde ce que tu donnes, non ce que tu gardes » ; « La terre appartient à ceux qui souffrent » ;

« Ce que tu possèdes t’emprisonne, ce que tu donnes te libère » ; « Le christianisme refuse la jouissance et s’attache à la joie ».

Un théologien de l’Esprit

Selon Khodr, la civilisation occidentale est « rationaliste jusqu’à l’aridité, structurée jusqu’au bâillonnement de la poésie, pyramidale jusqu’à l’éviction de l’enfance »13.

11 Georges Khodr, « Les grecs-orthodoxes », 13 mars 2010.

12 Maxime Egger, in Georges Khodr, Et si je disais les chemins de l’enfance, 16.

13 Georges Khodr, L’espérance en temps de guerre, 210.

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18  I Georges Khodr, vie et pensée théologique

Le rationaliste a deux défauts majeurs : il se croit supérieur au commun des mortels et se ferme sur lui-même. Or la raison n’est pas tout et n’est pas suffisante. Elle ne peut, par exemple, permettre à l’homme de savourer la neuvième symphonie de Beethoven, ni admirer un tableau de Rembrandt. Il y a deux questions auxquelles la raison et la science ne peuvent répondre : le mystère de l’amour et le mystère de la mort. Khodr n’épargne pas non plus l’Orient, où règnent souvent tribalisme, désordre, superstition, abandon au destin, etc. Seule la vie spirituelle peut empê- cher l’homme de tomber dans les filets de tout extrême.

Cette méfiance khodrienne à l’égard d’une théologie académique et ration- nelle trouve sa source dans le Christ, qui vient de Capharnaüm ou d’un humble village situé sur les rivages de la mer de Galilée, et non du monde de la culture théologique. Khodr la tient aussi de tous les grands théologiens de l’Orthodoxie qui ont été des saints au cœur pur, et qui ont montré que « la théologie surgit de la prière et la nourrit »14.

Khodr met en exergue sa foi dans ses articles et interventions, et en parle avec la passion du nageur parlant de la mer. Il n’a pas posé de catégories théolo- giques dans le sens académique du terme, mais il « a répandu sa théologie en une homélie continue »15.

Un théologien journaliste

Le style que Khodr affectionne le plus est celui des articles. Son œuvre majeure, Et si je disais les chemins de l’enfance, n’est en réalité qu’un ensemble d’articles réunis pour former un livre. Sa théologie est donc, non seulement contextuelle, mais circonstancielle plongeant ses racines dans un contexte socio-politique ponctuel. Il est donc difficile de comprendre le traitement d’un thème sans être au courant de la situation politique, économique, historique, financière et cultu- relle du Liban et du monde arabe.

Par le style journalistique, Khodr peut communiquer continuellement avec ses lecteurs et traiter de sujets multiples. Ses éditoriaux hebdomadaires sont « une contemplation religieuse d’allure mystique, en résonance avec les problèmes poli- tiques et sociaux contemporains »16. L’évêque analyse donc la société orientale, commente les faits divers, soulève des problématiques et engage des débats avec ses interlocuteurs. Par exemple, il émet son avis sur les campagnes électorales

14 Georges Khodr, in Paul Evdokimov, L’Esprit Saint dans la tradition orthodoxe, 8.

15 Pascale Lahoud (dir.), Georges Khodr, évêque de l’arabité, 15.

16 Georges Khodr, Et si je disais les chemins de l’enfance, 30.

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2 Les multiples sources de la pensée de Georges Khodr  19

et les nouvelles lois votées au Parlement, détaille ses voyages aux États-Unis, en Europe ou en Afrique, et partage avec les lecteurs ses impressions sur un livre lu. Il interpelle une figure publique, comme lorsqu’il a blâmé le mufti de la République Libanaise Ḥasan H̱ālid (m. 1989) pour son prêche du vendredi à la mosquée. Il écrit des lettres ouvertes à des amis ou à des personnalités politiques et religieuses. Il partage avec les lecteurs les leçons tirées de ses propres erreurs.

Toutefois une théologie journalistique a aussi ses limites. Il y a d’abord l’impos - sibilité de développer et d’approfondir en quelques lignes les intuitions théolo- giques. Le lecteur reste donc sur sa faim. De plus, faute de temps ou d’inspiration, Khodr prend le risque de se répéter très souvent. Aussi chaque année évoque-t-il par exemple la figure de sainte Marie l’Égyptienne en reprenant le même article, toutefois en le fardant de quelques ajouts ou retraits.

Cependant, deux articles espacés dans le temps et traitant du même sujet re - flètent aussi l’image d’un homme dont la pensée et la dimension humaine ont mûri.

C’est pourquoi au sein de cette évolution, il y a continuité et fidélité à soi-même.

Khodr n’a donc pas un système théologique défini, précis et structuré. Il serait plus juste de parler de pensée théologique que d’une théologie khodrienne.

Khodr lui-même reconnaît n’appartenir à aucune école philosophique ni à aucun courant théologique, mais être uniquement un disciple de la Bible.

Un théologien chrétien en dialogue avec les musulmans arabes

Khodr a rencontré et côtoyé l’islam dès son enfance à Tripoli et a tissé des liens d’amitié avec les musulmans. Sur sa table de chevet, il disposait d’un Qur’ān qu’il lisait pour y voir « les traces du Christ », parce qu’un chrétien arabe ne peut qu’être ému par ce livre.

De plus, dans ses années parisiennes, en découvrant la pauvreté et l’exclusion des immigrés musulmans, il eut la ferme conviction que la souffrance rapprochait les chrétiens et les musulmans du monde arabe. C’est pour ces raisons qu’ils sont liés entre eux à jamais et qu’ils partagent la même destinée : ils vivent ensemble, ils meurent ensemble17. Les chrétiens du monde arabe ont vécu avec les musulmans pendant des siècles, au point que l’islam a fini par devenir « la matrice culturelle et sociopolitique où baignent les Orthodoxes d’Antioche depuis le 7e siècle »18.

17 Cf. Georges Khodr, « Le Fiţr me poursuit », 23 janvier 1999.

18 Assaad Kattan, « Les lignes directrices de la pensée théologique antiochienne contempo- raine », 379.

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20  I Georges Khodr, vie et pensée théologique

Professeur de civilisation arabe pendant de nombreuses années à l’Université Libanaise, Khodr raconte l’étonnement de ses étudiants musulmans en voyant un prêtre citer par cœur des versets du Qur’ān, enseigner une autre religion que la sienne et parler avec amour des Arabes et de l’islam.

Dans sa relation à l’islam, Khodr ne se laisse toutefois aucunement porter vers un relativisme ou un syncrétisme quelconque, mais il se donne le devoir d’apporter la foi aux autres. Pour faire leur témoignange, les chrétiens arabes doivent d’abord rejeter tout esprit polémique et tout discours apologétique. Ensuite, ils doivent demeurer attachés à leur terre, s’enraciner dans cette dernière, s’y sentir chez eux et parler une langue arabe intelligible et comprise par les auditeurs. Les chrétiens arabes sont donc appelés à « recréer un christianisme non grec et non latin »19.

Khodr a rejeté l’idée que la langue arabe fût imperméable au christianisme.

Le commandement de porter la Bonne Nouvelle à toutes les nations, que le Christ a enjoint aux disciples, est un appel à aller vers les arabes avec une langue et une sensibilité arabes. Il est d’ailleurs reconnu que Khodr est le théologien chrétien qui a su le plus « plier la langue arabe aux exigences de l’expressivité théologique chrétienne »20. Ce théologien n’hésite pas à s’inspirer des éléments linguistiques et stylistiques du Qur’ān pour rendre le message chrétien plus accessible et plus intelligible aux musulmans.

Selon le professeur Assaad Kattan, le recours à la langue coranique se fait dans les écrits de Khodr de quatre manières :

– La citation littérale mise entre guillemets. Par exemple dans les versets 22 et 23 de la sourate d’Al-Qiyāmat il est dit : « Il y aura des visages éclatants vers leur Seigneur regardant ». Or Khodr écrit : « Il y aura des visages éclatants vers leur Seigneur regardant, et des corps debout pendant trois heures dans la prière ».

– La courte citation inspirée du Qur’ān sans qu’elle ne soit placée entre guille- mets, quand l’évêque évoque par exemple les « doués de clairvoyance ».

– Le déploiement de termes coraniques qui n’existent pas dans la langue cou- rante ou qui possèdent une autre morphologie dans la Bible. Ainsi, pour évoquer les prophètes, Khodr utilise le terme coranique nabiyyīn au lieu de anbiyā’.

– Le recours au style et à la structure coraniques dans des phrases qui se ter- minent par un pluriel masculin régulier, ou qui commencent par la conjonc- tion Inna. Khodr met en œuvre parfois ce qu’on appelle la dérivation comme lorsqu’il dit : « abomination abominable ».

19 Georges Khodr, L’arabité, 39.

20 Mouchir Aoun, Le Christ arabe, 227.

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2 Les multiples sources de la pensée de Georges Khodr  21

S’adressant à la fois aux musulmans et aux chrétiens, Khodr cite conjointement des versets de la Bible et des versets du Qur’ān. Ainsi, pour condamner les enlè- vements, il cite des passages de la première épître aux Corinthiens (5, 11 ; 6, 10) et des passages des sourates Al-Anfāl 26 et Al-Qaṣaṣ 57. Dans ses phrases, se mélangent le style coranique et le style évangélique, parce que la plume kho- drienne est « imprégnée de christianisme et pétrie de Qur’ān »21. Il emploie des termes à résonnance coranique, comme celui de zināt [décoration] pour signifier la vanité de la vie, nomme le dimanche par « l’Aḍḥā hebdomadaire des chré- tiens », et appelle le Christ par le titre d’An-Nāṣirī [le Nazaréen], terme familier à l’oreille arabe.

Toutefois, plus importants que les mots, sont le langage du cœur et la proxi mité entre les hommes. Mais l’amour suppose la franchise. Aussi Khodr n’épargne-t-il pas certaines critiques à l’islam, dont voici les deux principales. Khodr rejette caté- goriquement la notion d’ad-dimmat [la dhimmitude], car « la protection suppose la pitié »22, qui, à son tour, suppose l’humiliation. Ensuite, Khodr regrette que les musulmans ne fassent pas assez d’efforts pour connaître le christianisme depuis ses sources.

Un théologien poète et mystique

Sémite, Khodr sait que l’arabe est une langue qui séduit l’entendement, qui enchante l’oreille et qui dévoile le cœur. Sa‘īd ‘Akl (m. 2014), le plus grand des poètes contem- porains libanais, reconnaît en l’évêque le seigneur de l’éloquence.

Les mots sont comme des notes au sein d’une mélodie qui élève le lecteur ou l’auditeur. Celui qui ne maîtrise pas la langue ne peut que déformer et enlaidir la foi car « la droiture de la doctrine exige la droiture de la langue »23. Poète, Khodr se distingue aussi par la création de néologismes. En voici trois exemples : – Mahğūriyyat [exilitude] décrit l’état de la personne qui, succombant à une

grave maladie, éprouve un divorce entre son soi et son corps. C’est aussi l’état de la personne qui n’est pas réconciliée avec elle-même.

Maḥbūbiyyat [amorité] décrit l’état de la personne qui peut aimer avec gra- tuité son prochain, par l’amour gratuitement reçu de Dieu.

21 Pascale Lahoud (dir.), Georges Khodr, évêque de l’arabité, 200.

22 Georges Khodr, Et si je disais les chemins de l’enfance, 84.

23 Georges Khodr, « Comment j’ai connu pâque », 28 décembre 2013.

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22  I Georges Khodr, vie et pensée théologique

Ṭāwūsiyyat [paonité] décrit l’état de la personne superficielle, imbue d’elle- même et n’hésitant pas à déployer ses possessions, de même que le paon déploie ses plumes, pour impressionner les autres.

Khodr fut décrit comme un poète qui recourt aux métaphores pour reconstruire le monde, un écrivain au verbe lyrique et imagé. Il voit le secret de ses mots en ce qu’il est « un apôtre, non un créateur »24. Aussi les mots sont-ils inspirés par Dieu.

Sans l’écoute du souffle divin, un écrivain risque de « prostituer la parole »25. C’est pourquoi à chaque fois qu’il a abordé le pourquoi de son écriture, Khodr a parlé de conception d’embryon et d’enfantement.

Parce qu’il est poète, Monseigneur Khodr est aussi mystique, un être litur- gique, comme se doit de l’être tout théologien dans l’orthodoxie. S’il aime les mots, il est en même temps conscient que ces derniers restent des tentatives, même quand ils sont inspirés, parce que Dieu est indicible26. Après avoir contem- plé le Christ transfiguré, les trois apôtres ont fait silence parce qu’il ne subsiste à l’homme aucune parole après l’apparition de la lumière divine. Les mots sont toujours des traîtres, parfois des idoles, surtout chez l’homme arabe qui aime à se bercer de gracieuses paroles et qui est tenté par « la fascination de la rhétorique, de l’éloquence, des belles images, de la musique du verbe, du balancement des phrases »27. Les mots qui parlent de Dieu suggèrent ce dernier mais ne l’épuisent pas. Ils ne sont féconds que s’ils mènent à un silence qui ouvre la porte vers une relation nuptiale avec le Christ.

Khodr a toujours porté une grande affection pour trois mystiques  : Marie l’Égyptienne (m. 421), Rābi‘at L-‘Adawiyyat (m. 801) et Manṣūr L-Ḥallāğ (m. 922).

Il aime le silence. Mais peut-on dire ou écrire le silence ? Aussi Khodr préfère-t-il se taire pour être en compagnie du Christ, et pour habiter en lui : « À quoi sert-il de parler de toi [Jésus] si je ne suis pas en toi ? »28, confesse-t-il.

Un théologien passionné du crucifié

Le Christ est l’unique constante de la vie de Khodr. L’évêque regrette que les intel- lectuels et penseurs arabes chrétiens aient rarement parlé du Christ dans leurs écrits, les musulmans l’évoquant bien plus qu’eux. Aussi le Christ de la littérature

24 Georges Khodr, « Dieu écrit », 2 août 2014.

25 Georges Khodr, Et si je disais les chemins de l’enfance, 73.

26 Cf. Assaad Kattan, Voilier dans des yeux circulaires, 43.

27 Georges Khodr, L’appel de l’Esprit, 205.

28 Georges Khodr, L’espérance en temps de guerre, 84.

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