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II. Un voyage synonyme de changement

II.1.2. Le genre romanesque

L'Ibis dans Sea of Poppies est donc associé à la langue. Cependant il convient de noter que le bateau peut aussi renvoyer au genre romanesque. Lukacs déclare que « [l]a composition romanesque est une fusion paradoxale d'éléments hétérogènes et discontinus appelés à se constituer en une unité organique toujours remise en question. » (Lukacs 1968, 79). Le caractère à la fois homogène et hétérogène de la stratification dans le roman induit le parallèle avec la citation du critique. Il est vrai que l'Ibis engendre la cohabitation de communautés variées. C'est ainsi que se manifeste la « fusion paradoxale » dont il est question chez Lukacs. Cette fusion inattendue est d'autant plus visible entre les deux prisonniers :

She [Paulette] could not resist peeking in as she went past, and having stolen one glimpse, she returned quickly for another: she saw that there were two men inside the chokey, as curious a pair as ever she had laid eyes on. […] After yet another stolen glance, she saw that the two men were now speaking to each other, and this further excited her curiosity: what could they be saying – and with such absorption as not to notice the commotion in the adjoining compartment? What language might they share, this skeletal Easterner and this tattooed criminal? […] amazingly, the two convicts were conversing in English. (SP 379).

Alors que les migrants prennent place dans leur section du bateau, Paulette remarque la présence de deux hommes dans le cachot. Étant très différents, leur relation intrigue la jeune femme. Curieuse, elle s'interroge essentiellement sur la langue qu'ils utilisent pour communiquer. Enfin, elle constate avec surprise que les deux hommes parlent anglais. Le paradoxe de cette union est clairement mentionné : « as curious a pair as ever she had laid eyes on ». Mais les deux hommes ne font qu'un : « Having spent a few days in the same space, Neel had already begun to feel that he was somehow implicated in his cell-mate's plight: it was as if their common destination had made their shame and honour a shared burden. » (SP 339). On parle de fardeau partagé des deux hommes. Ainsi, la composition du bateau s’apparente à la composition du genre romanesque, alliant l’homogène à l'hétérogène.

Dans cette optique de mise en abîme du genre romanesque, la figure de l'auteur est également représentée dans Sea of Poppies. C'est Zachary qui endosse ce rôle. Ainsi Ghosh fait des allusions à l'art de conter une histoire en s'appropriant le discours d'autrui. Zachary qui suscite tant d’intérêt aux yeux du Serang Ali est au croisement de différents discours et cultures. Dans la première partie de cette étude nous avons constaté qu'il se plie aux modes linguistiques du bateau et apprend le vocabulaire du langage des lascars. Cependant il s'adapte aussi au parler des officiers : « 'Zikri Malum sabbi tok pukka-talk no?' said Serang Ali. 'Hab heard Zikri Malum tok Mistoh Doughy sahib-fashion.' 'What?' Zachary shot him a startled glance: that Serang Ali should have

noticed his talent for changing voices struck a chord of alarm.» (SP 53). Serang Ali est conscient du talent du jeune marin. Le terme « voices » renvoie aux discours. Zachary sait ordonner, organiser les discours et se les approprier : « Although startled at first, Zachary soon found himself speaking to the serang with an unaccustomed ease: it was as if his oddly patterned speech had unloosed his own tongue. » (SP 17). Étonné, Zachary se surprend à parler de la façon du serang. Mais c'est aussi naturellement que sa langue se délie. Il fait donc résonner les discours opposés établissant ainsi un ordre et une cohésion au sein du l'Ibis. Le jeune homme réussit avec brio à rendre le plurilinguisme du roman. Alors que Bakhtine estime qu'il n'est pas chose facile de s'approprier le langage d'autrui car « [l]e langage n'est pas un milieu neutre. Il ne devient pas aisément, librement, la propriété du locuteur. Les dominer, les soumettre à ses intentions et accents, c'est un processus ardu et complexe ! » (Bakhtine 1978, 115), Zachary opère avec aisance. La mise en abîme de l'auteur est telle que c'est Ghosh lui-même qui détient ce talent. Comme un ventriloque il confère à ses personnages des dires contradictoires qui tendent à la construction d'un nouveau discours. Car il est vrai, d'après Bakhtine, qu'un discours naît dans un contexte historio-social donné et qu'il y interaction de différents discours qui gravitent autour d'un objet. C'est la dialogisation qui permet la formation de ce discours et ainsi Sea of Poppies introduit ce phénomène linguistique.

Zachary est maître des discours mais il ne le sait pas. Ou plutôt, il n'est pas conscient de la portée ni de la teneur de son discours. La métaphore du bateau laisse place à une nouvelle image : l'objet de l'écriture n'est pas connu de l'écriture. Baboo désormais certain du pouvoir de Zachary sait aussi que ce dernier l'ignore.

This was the confirmation he [Baboo Nob Kissin] needed, he was certain of it – just as he was certain, also, that the messenger himself knew nothing of his mission. Does an envelope know what is contained in the letter that is folded inside it? Is a sheet of paper aware of what is written upon it? (SP 174).

Telle une enveloppe ou une feuille de papier, Zachary est étranger au pouvoir de son/ses discours.

Le bateau renvoie donc aussi au genre romanesque. Zachary est représenté comme conteur, auteur. Un discours est en gestation dans le bateau et il naît de la confrontation des autres discours. Ainsi Ghosh souligne la nécessité de mélanger les langues et de les organiser en dialogue. Il convient désormais d'analyser comment ce mélange de langues s'effectue dans le roman.