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III. Écrire la Genèse d'une société composite

III.2.2. Deeti la villageoise

Deeti illustre un autre point de l'argumentation de Ghosh. Elle incarne la société indienne et ses valeurs. Elle présente les traditions et superstitions de son peuple. Son avenir dans cet environnement est déjà tracé. Deux facteurs arbitraires semblent déterminer sa vie. D'une part la couleur de ses yeux est étonnante. Ils sont gris et lui donnent une allure marginale pour les gens de son village qui la considèrent comme une sorcière :

she had light grey eyes, a feature that was unusual in that part of the country. […] This had the effect of unnerving the young, and of reinforcing their prejudices and superstitions to the point where they would sometimes shout taunts at her – chudaliya,

dainiya – as if she were a witch (SP 5)

Mais elle se conditionne aussi à mener une vie misérable sous prétexte qu'elle est née sous la planète Saturne. Lors de son mariage avec Hukam Singh, Deeti s'estime heureuse d'avoir trouvé un mari plutôt jeune. Et comme justificatif pour son manque de chance dans la vie, elle blâme les étoiles et sa naissance.

The new thatch had been paid for by her own father, as a part of her dowry – although he could ill afford it, he had not begrudged the expense since Deeti was the last of his children to be married off. Her prospects had always been bedevilled by her stars, her fate being ruled by Saturn – Shani – a planet that exercised great power on those born under its influence, often bringing discord, unhappiness and disharmony. (SP 31)

De cet extrait ressort une impression d'impuissance face au destin, une sorte de prédestination. Sa vie est gouvernée pas Saturne, un élément astral. Elle croit profondément en ces valeurs et les perpétue. Mais une fois à bord du bateau, Deeti prend son avenir en main. Dans un extrait que nous avons cité précédemment, elle cesse de se référer au ciel pour connaître son destin et regarde plutôt la graine qu'elle a sous l'ongle. Elle est aussi superstitieuse. Et grâce au personnage de Deeti, le lecteur a un bon aperçu de la société indienne et de son fonctionnement idéologique. On apprend par exemple que dans le monde rural indien, laisser de la vaisselle sale la nuit dans la cuisine est une invitation aux fantômes et autres créatures. Deeti effrayée par cette croyance et alors qu'elle n'a plus d'eau, doit se rendre, de nuit, au puit le plus proche pour ensuite faire sa vaisselle. « one night, after serving her husband his meal, Deeti had discovered that she had run short of water; to leave the dishes unwashed overnight was to invite an invasion of ghosts, ghouls and hungry pishaches. » (SP 58).

Deeti est aussi maîtresse des prémonitions. Elle ressent les choses à venir et relie les événements présents à l'arrivée de l'Ibis dans sa vie. Lorsqu'elle apprend que son mari a eu un accident à l'usine où il travaille, Deeti n'est pas étonnée. Mais elle n'est pas non plus trop attristée et

sait que l'incident est connecté à un avenir proche en lien avec le bateau.

A chill crept up Deeti's neck as she absorbed this: it was not that the news was totally unexpected – her husband had been ailing for some time and his collapse did not come entirely as a surprise. Rather, her foreboding sprang from a certainty that this turn of events was somehow connected with the ship she had seen (SP 28)

Pareillement, elle apparaît comme devin ou mage, et lit dans les lignes de l'avenir. Alors qu'elle se rend en ville avec sa fille, elle est consciente que cela ne se reproduira pas. « Heading into Ghazipur, in Kalua's ox-cart, Deeti felt strangely light in spirit, despite the grim nature of her errand: it was as if she knew, in her heart, that this was the last time she would be travelling that road with her daughter, and was determined to make the bast of it. » (SP 73). Et effectivement, il s'agit bien là du dernier trajet de la mère et la fille avant le départ de cette dernière. Deeti est un personnage emblématique de la société dans laquelle elle vit. Ghosh présente ainsi de façon neutre et loin de tout préjugé racial certains marqueurs d'une communauté d'Inde.

Deeti est un personnage de l'épopée d'après plusieurs critères. Dans le groupe des femmes elle contribue aux chants du mariage. À bord de l'Ibis elle est l'organisatrice du mariage de Heeru et d'Ecka Nack. C'est elle que l'on vient voir pour qu'elle transmette à la femme concernée la demande en mariage. Deeti incrédule ne comprend pas pourquoi ce mariage devrait être à sa charge. « Why me? she said in alarm. Who else but Bhauji? said Kalua, with a smile. » (SP 447). Ainsi son rôle et son discours dans Sea of Poppies s’apparente à celui des héros homériques. « Parmi les discours rituels tenus par les personnages homériques, on reconnaît des analogies avec des genres littéraires attestés plus tard dans les cas de discours sur […] les poèmes de mariage […] » (Derive 2002, 23- 24). Le chant en question est le suivant :

...uthlé há chháti ke jobanwá piyá ké khélawna ré hoi...

...her budding breasts are ready to be her lover's toys...

Ainsi Deeti orchestre le mariage. Contre toutes attentes, ce sont les hommes qui chantent le mieux. Parmi eux, un groupe de chanteurs Ahirs récolte toute la gloire. Plus surprenant encore, l'un d'eux est danseur et connaît aussi bien les parties masculines que féminines de la danse rituelle. « Worse still, it turned out that one of the Ahirs was also a dancer, and knew how to do the women's

part, having been trained as a dancing-launda back home. » (SP 478). Dans cet épisode, les migrants tentent de reconstituer une cérémonie de mariage typique incluant le chant et la danse. Il est important de conserver les rites du passé pour les transmettre aux générations à venir. Ainsi Deeti endosse le costume de celle qui perpétue les traditions dans la cale du négrier.

Enfin, la dimension picturale dont nous avons parlé précédemment et qui est un attribut de Deeti fait d'elle le scribe de l'histoire. Elle conserve les éléments marquants de cette épopée. Elle immortalise les étapes, les personnages et les lieux dans un ordre chronologique.

Il s'agit d'une mémoire des « héros d'autrefois » le plus souvent pleine de noms propres et de généalogies remontant très haut, parfois à huit ou neuf générations : souvent le premier ancêtre connu d'un personnage héroïque est un dieu, mais parfois, l'épopée fait allusion à un monument commémoratif d'un héros du passé sans que la mémoire du nom propre ait été concervée. (Derive 2002, 13-14).

Le terme « autrefois » n'est pas adapté à Sea of Poppies dans la mesure où l'action se situe au début de l'épopée. Il n'y a pas d'autrefois. Cependant dans l'épopée présentée par Ghosh, il y a deux monuments commémoratifs : le camp intermédiaire et l'Ibis (dont l'aspect ancestral a déjà été analysé). Baboo alors en charge du départ des migrants pour l'île Maurice met en place des stratégies pour palier à la perte numérique des migrants dans leur transport. Plutôt que de les loger en ville et ainsi les exposer aux tentations du milieu urbain (drogues et plaisirs divers) il décide de construire un camp.

At the heart of the complex there would be a temple, a small one, to mark the beginning of the journey to Mareech: he could already envision its spire, thrusting through the wreathed smoke of the cremation ghat; he could imagine the migrants, standing clustered at its threshold, gathering together to say their last prayer on their native soil; it would be their parting memory of sacred Jamudwipa, before they were cast out upon the Black Water. They would speak of it to their children and their children's children, who would return to it over generations, to remember and recall their ancestors. (SP 208).

Ce camp sera un lieu de recueillement, le dernier avant la traversée. Il est question de religion et de commémoration dans cet extrait. L'idée du pèlerinage déjà évoquée resurgit ici et les petits enfants des migrants reviendront par la suite sur les traces de leurs ancêtres pour effectuer le même voyage spirituel.

Les dessins de Deeti constituent une mémoire. Ils ne sont pas visibles pour le lecteur car ils ne figurent pas en temps qu'illustrations dans le roman. Cependant dans l'incertitude de ce voyage

et dans l’éventualité d'un naufrage, ces dessins gravés dans le bois constitueront pour les historiens et anthropologistes une source importante de réponses. L'inventaire des dessins qui entrent dans cette mémoire vive n'est plus à dresser. Cependant dans cette optique des dessins comme mémoire, il convient de mentionner l'approche de la mort de Sarju et sa dernière volonté : remettre des graines précieuses à Deeti. Une fois de plus, la jeune femme ne comprend pas cette décision, pourquoi serait-elle celle à qui reviennent ces graines ? La raison pour laquelle Sarju confie à Deeti son trésor est pourtant simple, elle veut figurer parmi les autres illustrations du voyage. « Sarju raised a trembling hand to point to the images on the beam above Deeti's head. Because I want to be there too, she said. I want to be remembered in your shrine. » (SP 469). Son utilité dans Sea of

Poppies est ainsi renforcée. Non seulement Deeti perpétue les traditions mais elle les ancre dans la

réalité nouvelle de cette société. Elle crée une nouvelle tradition pour cette société déracinée en reconstruction. Cette caractéristique du roman de Ghosh fait écho à un aspect de l'épopée homérique. « Les héros de l’Iliade et de l'Odyssée ne seraient sûrement pas restés dans la mémoire des hommes, comme ils ont semblé le désirer explicitement dans le récit épique, s'ils n'avaient pas rencontré des poètes exceptionnels et une poétique adaptée à cette mémorisation. » (Derive 2002, 17).

Deeti est un élément crucial de Sea of Poppies comme épopée grâce à son art. L'art d'organiser des cérémonies et les chants de circonstance ainsi que l'art de dessiner et sauvegarder le voyage. Toutefois, le personnage qui tient le plus du héros épique est Zachary.