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CHAPITRE II ROSEMARY, LA VIERGE ET LA MÈRE DU DIABLE

2.1 Féminisme de deuxième vague et modèles impossibles

Les décennies 1960 et 1970 voient naître une nouvelle vague de féminisme qui émerge d’abord aux États-Unis et qui se manifeste à travers de multiples avancés et revendications : en 1963, la « Equal Pay Act », c’est-à-dire la loi sur l’équité salariale est

109 Harrison Engle, « Rosemary’s Baby Censored in London », The New York Times, 1969, p. 35.

votée ; le 2 juillet 1964 est adoptée la loi sur les droits civiques ; la fondation de l’organisation présidée par Betty Friedan (1963-1970), la National Organization for Women (NOW), manifeste et défend les femmes pour le droit à l’avortement, l’égalité économique et dénonce les violences domestiques. La seconde vague de féminisme revendique la libération des femmes et est façonnée par différents courants de pensée. Ceux-ci tentent de réorienter le corps au centre des préoccupations et réclament une maîtrise de ce dernier. La publication de l’essai de Kate Millett, Sexual Politics, en 1970, marque également le mouvement de façon théorique, puisqu’il montre l’influence du système patriarcal sur la sexualité en définissant que : « le sexe est politique ».

Dans son essai Sexual Politics, Kate Millet s’efforce « de prouver que le sexe est une catégorie sociale ayant des implications politiques110. » Elle critique le système en affirmant que « la domination sexuelle est sans doute l’idéologie la plus répandue de notre culture et

[qu’elle] lui fournit son concept de puissance le plus fondamental111. » Ainsi, le privé est

politique, et Millett montre que les pratiques sexuelles sont construites à partir de relations de pouvoirs instituées par le système patriarcal : elles servent ainsi à assoir la domination masculine. Tandis que Betty Friedan écrivait sur le problème qui n’a pas de nom, Kate Millett le nomme et l’expose au monde entier, dénonçant le politique comme un ensemble de pouvoirs structurés en vertu desquels un groupe de personnes est contrôlé par un autre.

Statuant que la situation entre les deux sexes est régie par la dominance et la subordination, Kate Millett parle de « colonisation intérieure112 » pour expliquer le fait que les femmes ne peuvent pas sortir de cette dynamique parce qu’elles sont acculturées par l’oppression : « Le rôle limité qui lui est alloué tend à maintenir la femme au niveau de l’expérience du biologique113. » Il s’agit de dénoncer l’appropriation collective des femmes par le groupe social des hommes, en tant qu’objets de désir, de marchandisation et de sexualité.

110 Kate Millett, La Politique du Mâle, Elisabeth Gille trad., Paris, Stock, 1971, p. 38.

111 Ibid., p. 39.

112 Ibid., p. 38.

113 Ibid., p. 39.

Cette appropriation concerne d’emblée le corps de la femme et c’est là l’objectif du féminisme de la seconde vague : considérer la femme comme un objet d’étude et tenter de la comprendre en tant qu’objet de discours. Circonscrite entièrement par sa biologie, la femme ne connaît pas d’autre réalité pour se représenter que celle prescrite par son corps : le sexe apparaît ainsi comme un élément de catégorisation et ordonne de fait l’opposition du féminin au masculin. Le féminisme de deuxième vague comprend ces enjeux et tente de montrer que le concept féminin relève d’une construction historique, mythologique et sociale. En tant qu’objet signifiant livré à l’interprétation, la catégorie femme n’existe qu’à travers un réseau de représentations qui relèvent d’une construction de la réalité : « ces représentations du féminin déploient son univers de sens en autant de paroles et d’images communes ou singulières114 ». En tant qu’objet signifiant, le féminin a longtemps été relégué à la catégorie de l’Autre, dans la relation de dépendance conceptuelle qui l’unit à l’homme :

L’homme se pense sans la femme. Elle ne se pense pas sans l’homme. Elle n’est rien d’autre que ce que l’homme en décide ; ainsi on l’appelle « le sexe », voulant dire par là qu’elle apparaît essentiellement au mâle comme un être sexué : pour lui, elle est sexe, donc elle l’est absolument. Elle se détermine et se différencie par rapport à l’homme et non celui-ci par rapport à elle ; elle est l’inessentiel en face de l’essentiel. Il est le Sujet, il est l’Absolu : elle est l’Autre115.

En outre, ce principe de différence est, pour le catholicisme, ce qui ordonne le monde.

Comme nous l’avons montré dans le chapitre précédent, l’Église prescrit aux femmes la perfection et la pureté : « Il y a dans la ‘‘féminité’’ de la femme croyante […] un‘‘caractère iconique’’ prégnant, qui se réalise pleinement en Marie et qui exprime bien l’être même de l’Église116. » Ce « caractère iconique » renvoie à des constructions de modèles impossibles pour les femmes. En effet, l’ère catholique a reproduit le féminin dans l’imaginaire à partir de représentations qui focalisent sur le corps et qui insistent pour que les femmes intériorisent des concepts définitifs aplanissant. Définie par sa pureté sexuelle et par son potentiel procréateur, Marie incarne tout ce que les féministes de la deuxième vague contestent. En

114 Caroline Courbières, « Représentations du féminin : sexe, concept et définitions », dans NecPlus, vol. 1, n°175, 2013, p. 141.

115 Simone de Beauvoir, op.cit., p. 18.

116 Jean-Paul II, Lettre aux femmes, n°11.

somme, l’injonction du service de maternité défendue par le discours ecclésial replace les femmes dans la seule réalité qui leur est autorisée : leur corps. Par opposition, Françoise Héritier définit, dans Masculin/Féminin II, la valence des sexes et l’inscrit dans la pensée de la différence, en tant que concept de classification hiérarchique qui repose majoritairement sur l’amalgame femme/maternité : « La maternité est devenue le verrou dont la manipulation experte dans le cadre de la domination masculine les conduit à l’enlisement et à l’effacement de toutes les autres potentialités117. » Le modèle univoque de féminité qui relie la femme à son corps, dans la sexualité et dans la maternité, s’est concrétisé dans l’icône de la Vierge et ne cesse, depuis, de diluer le féminin dans des valeurs qui le chargent de connotations paradoxales, donc impossibles.

Ces modèles impossibles relèvent du stéréotype, puisqu’ils installent un réseau de représentations sémantiques qui réduit la femme à l’essentialisation et à l’objectification. La valorisation des représentations collectives instituées par les récits mythiques de l’Église et qui donnent à voir, dans l’exemple de Marie, un féminin à la fois asexué et sexué, participe inévitablement au renforcement et à l’élaboration des stéréotypes féminins. Étant un thème central des revendications féministes de la seconde vague, le corps a été l’objet de multiples réclamations : posséder son corps, sa sexualité et son ventre118, mais aussi procéder au déplacement de l’être vers l’avoir. Cette idée de possession du corps constitue un enjeu majeur pour les chercheuses féministes de la deuxième vague, puisqu’il s’agit de faire de la femme un individu possédant un corps qui lui est propre : c’est-à-dire avoir et non être un corps119. La quête d’individualisme se recoupe avec la contestation des stéréotypes véhiculés dans les représentations — à la fois stigmatisées et stigmatisantes — imposées par les structures de pensées occidentales. La figure de Marie, en tant que référence majeure pour les femmes, déshumanise le féminin parce qu’elle le réduit à la servilité et à la dévotion. Il apparaît alors capital pour le féminin de devenir un sujet possédant et de déplacer la catégorie même de sujet : d’un féminin universel, univoque et fixe, l’émancipation du sujet féminin

117 Françoise Héritier, Masculin/Féminin II, Paris, Odile Jacob, 2002, p. 81.

118 Ces idées s’inscrivent dans la littérature militante comme l’ouvrage collectif édité en 1976 par le Boston Women’s Healt Collective : Our Bodies, Our Selves.

119 Colette Guillaumin, Sexe, race et pratiques du pouvoir. L’idée de Nature., Paris, Éditions Côté-femme, 1992, p. 52.

passerait par de nouvelles figures de subjectivation. La réappropriation du corps passe de fait par une réappropriation des représentations. Il s’agit effectivement d’investir certains stéréotypes pour interroger les figures et d’exposer la subversion du mythe de la pureté de Marie, aux fins d’une remise en question de l’idée même de ce dogme.

Le cinéma, et plus particulièrement le cinéma d’horreur, offre un espace particulièrement propice pour la contestation de figures stigmatisées. Nous verrons que le sous-genre cinématographique du gothique-gynécologique se développe au même moment que les questions féministes concernant le corps des femmes font rage aux États-Unis. Sa popularité a certainement participé à remettre en question les représentations stéréotypées du féminin dans le cinéma hollywoodien, en tant que « production idéologique dont l’étude permet d’aborder […] des sources sociales et inconscientes de la misogynie120. » À ce propos, Kier-La Janisse, auteure de House of Psychotic Women : An Autobiographical Topography of Female Neurosis in Horror and Exploitation Films, affirme que le cinéma des années 1960 et 1970 regorge de personnages féminins stéréotypés et traités en lien direct avec leurs émotions et leurs développements mentaux121. Il apparaît clair que le cinéma continue de proposer des représentations stéréotypées du féminin. Ainsi, comme le montre la chercheuse Laura Mulvey, le féminin mis en scène dans le cinéma de ces années est encore conditionné et circonscrit par son corps et, par opposition, au masculin.