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De la genèse et des fondements de la FI contemporaine

Il convient à présent, dans cette Section IV, de définir le passage entre ce qui précède (Islam, Loi, sources, droit, contrats etc.) et lesdites discipline (ou école) et industrie contemporaines de la Finance Islamique (FI). En effet, que sont la FI et les IFI ? Quelles sont leurs origines religieuses, morales et idéologiques ? Quels sont leurs grands principes ? En fait, on ne peut saisir la signification, les origines et les fondements de la FI, si l’on ne revient pas à ladite Ecole (ou Courant) de l’Economie en Islam (Al Mazhab Al Iqtisadi Fil Islam) comme l’appelle Sader (1987), ou Economie Islamique (Al Iqtisad Al Islami) comme l’appellent de plus en plus de chercheurs (ex : Mannan, 1970 ; Kuran, 1995, 1997 et 2006 ; Belabes, 2008 ; Masri, 2010a). Née vers le milieu du XXème siècle, l’EIE/EEI constitue en quelque sorte le fondement idéologique à partir duquel puise la FI contemporaine.

Il s’agit d’un courant idéologique se revendiquant de la morale et de la Shari`ah

islamiques, donc des Maqased Ash-Shari`ah (« objectifs de la Shari`a »35), et plus largement, de la pensée et des valeurs islamiques. En effet, en plein milieu de

l’opposition idéologique et politique entre, d’une part, le camp dit capitaliste, et d’autre part, le camp dit socialiste, des penseurs et militants à sensibilité islamique se sont adressés vers la moitié du XXème siècle aux musulmans du monde entier, appelant à l’adoption de l’« alternative » islamique (Chapellière, 2009). L’EIE s’est donc appliquée au cours des années à tenter d’inférer, à partir des textes fiqhiques

notamment (voir développements précédents), des fondements idéologiques d’un système économique dit islamique (Sader, 1987 ; Masri, 2010a). Parmi les pionniers,

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les spécialistes en la matière citent des noms tels que : Iqbal et Mawdudi pour l’Islam sud-asiatique, ainsi que Qutb et Sader pour le monde arabe (Gamal, 2006a). Par ailleurs, tout en notant le caractère sociopolitique significatif et la vocation à la revendication identitaire de ce courant idéologique, nous n’entrerons pas dans cette thèse dans la polémique autour de ladite Kuran Thesis (voir : F. Khan, 2010) sur les origines et les éventuelles finalités de la naissance de ce courant.

IV.1. Tentative de définition et principes de la FI contemporaine

Ceci étant, comment pouvons-nous définir la FI et les IFI contemporaines ? De manière générale, nous pouvons dire que : la FI représente une tentative contemporaine de construction d’un système financier, ou du moins, de construction d’instruments financiers et d’institutions financières (IFI), en se basant sur des interprétations (contemporaines, économiques, financières) de principes et de règles issus du Fiqh islamique, et plus généralement, de la pensée et des valeurs islamiques. Notons l’existence de deux niveaux dans cette « tentative de construction » : le niveau théorique (ou idéaltypique) du système financier islamique, et le niveau pratique (Cf. Annexe A.2 pour plus de précisions). Cette définition générale est capitale pour comprendre la suite de notre thèse. Elle montre en tout cas l’importance des sections précédentes dans notre plan général.

Plus précisément encore, du point de vue des IFI, la définition d’Isabelle Chapellière (2009) nous a semblé particulièrement pertinente, rigoureuse et en phase avec l’esprit de notre thèse. En effet, Chapellière (2009) nous fournit une double définition :

On peut définir la finance islamique contemporaine de deux façons. De

façon subjective, s’intègre dans la finance islamique « toute institution

qui se définit comme telle » [citant : Galloux, 1997]. De façon objective, il s’agit de retenir certains critères de classement qui permettent de différencier les banques islamiques des autres banques, comme les objectifs ou les principes de fonctionnement. (Chapellière, 2009, p. 122 ; nous surlignons)

Ainsi, plus génériquement, d’après nos recherches, nous pouvons résumer ces critères en « cinq piliers » principalement (Chatti, 2010), tout en notant la relation avec nos développements précédents sur le droit des contrats (Cf. Section III) :

(1) Trois principes dits « négatifs » :

a. Interdiction du Riba, généralement traduit par « intérêt » (ex : M.N. Siddiqi, 2004).

b. Interdiction de Bay` al-Gharar, généralement traduit par « incertitude » (ex : Chatti, 2010).

c. Interdiction des activités, secteurs et produits dits Haram (« illicites »).

(2) Deux principes dits « positifs » :

d. Le Partage des Profits et des Pertes « PPP ou PLS » (voir : Dar et Presley, 2000 ; à retenir pour comprendre le « partage du risque » dans la suite). e. L’existence d’un actif sous-jacent.

Au final, au vu de ce que nous avons déjà expliqué, nous pouvons facilement voir que les définitions précédentes des IFI ne devraient se contredire que très rarement dans la réalité (Cf. Partie III), surtout sur la question du Gharar. Avant de continuer, arrêtons-nous rapidement sur deux des principes dits positifs, fondamentaux pour la suite. Tout d’abord, le principe dit de « Partage des Profits et des Pertes » (ou PPP) est à rapprocher du discours général sur l’équité et la justice, comme nous le verrons plus profondément dans le Chap. III et les part ies suivantes. Le principe de partage se situe en tout cas au cœur de notre recherche (Cf. Partie III, Chap. III). Ensuite, pour l’impératif d’« existence d’un actif sous-jacent », nous renvoyons là-aussi à nos analyses dans les chapitres suivants, et en particulier, à nos discussions de la relation propriété-travail-prise de risque-rendement (Cf. Chap. II et III suivants). Sur ce dernier point, mais aussi sur les précédents de manière générale, il convient de rappeler que cette vision des choses est très clairement en relation avec la vision islamique dominante de la Monnaie, très proche de celle d’Aristote (Cf. Chap. III). En effet, en principe, la monnaie est considérée comme un instrument d’échange, une

« propriété collective », qui ne devrait pas donner lieu à un rendement par elle -même (Sabhani, 1998 ; Awidhah, 2010). En reprenant les sections précédentes : en termes techniques du Fiqh, nous pouvons dire que la détention de monnaie ne peut donner lieu, pour la grande majorité des Fuqaha’, à une « vente d’un usufruit contre une compensation » (Manfa`ah bi `Awadh) comme dans le cas de la location d’un bien immobilier par exemple. Ces éléments seront plus clairs dans la suite.

IV.2. Une brève histoire de la FI contemporaine

Dans la littérature, on s’accorde en général à situer la première phase de développement significatif desdites FI et IFI contemporaines dans les années 1970, tout en rappelant ses principales origines, dans les années 50-60, avec l’expérience de Mit Ghamr en Egypte vers 1963, ou d’autres expériences Malaisiennes et sud- asiatiques dans les années 1950. Avant cette période, surtout dans les année s 1940, il semble qu’un nombre limité de penseurs et de banquiers aient parfois tenté d’utiliser certains contrats islamiques traditionnels dans des opérations de financement, sans que cela ne puisse être considéré comme un véritable lancement d’une nouvelle industrie (voir : Kahf, 2004 ; Siddiqi, 2006 ; Gamal, 2006a ; Causse-Broquet, 2009 ; Chapellière, 2009 ; Kettel, 2010).

En effet, après l’épisode Mit Ghamr en Egypte (1963), deux phénomènes se sont par la suite conjugués pour favoriser la croissance de l’industrie naissante dans cette première phase. Il s’agit : d’une part de la montée spectaculaire du prix du pétrole au début des années 1970, et d’autre part, de la montée de la popularité du courant islamiste (dit « Islam Politique » ; Chapellière, 2009) associée à un regain d’intérêt pour la religion dans le monde arabo-musulman. En 1975, la DIB (Dubaï Islamic Bank) a été créée, en 1977 la KFH (Kuwait Finance House), puis en 1979 la BIB (Bahrein Islamic Bank), et en 1982 la QIB (Qatar Islamic Bank) (Causse-Broquet, 2009). La première tentative qui aurait eu un véritable intérêt en Occident est celle de la création du groupe DMI (Dar Al Mal Al Islami), dont le prince Muhammad Ben Fayçal était parmi les fondateurs (Chapellière, 2009). Deux groupes concur rents sont par la suite apparus, créés en Arabie Saoudite : le groupe Al Rajhi et le groupe Al Baraka, fondés à partir des années 1980. En 1983, la Malaisie a ouvert sa première banque « conforme » à la Shari`a : Bank Islam Malaysia (Kettel, 2010).

Par ailleurs, un évènement d’envergure dans l’histoire de la FI contemporaine a été la création en 1975 de la Banque Islamique du Développement (BID), implantée à Djeddah en Arabie Saoudite, et ayant au départ quatre pays fondateurs : l’Arabie Saoudite, la Lybie, les Emirats Arabes Unis et le Koweït, « […] sous les auspices de

l’OCI (Organisation de la Conférence Islamique). », (Causse-Broquet, 2009, p. 21).

En même temps, vers la fin des années 1970 et au début des années 1980, certains pays ont annoncé une « islamisation » intégrale de leurs systèmes financiers : le Pakistan en 1979, le Soudan et l’Iran en 1983. On rapporte par ailleurs, qu’au milieu des années 1980, près de cinquante banques « conventionnelles » offrent des produites « islamiques » (Kettel, 2010). Cependant, il a fallu attendre les années 1990 pour que les grandes banques implantées dans les pays musulmans commencent à ouvrir des « fenêtres islamiques » (Islamic Windows), notamment : l’Arab Banking Corporation (ABC) ou la Gulf International Bank (GIB), toutes les deux implantées au Bahreïn. De grandes banques occidentales sont aussi arrivées sur le marché : ABN AMRO et la City au Bahreïn (Causse-Broquet, 2009). A part une très minime présence en Algérie et la banque BAMIS en Mauritanie, le Maghreb arabe, pendant cette période, connaît peu, ou pas du tout, la croissance de la FI (idem).

La grande étape qui a suivi est celle de l’ouverture de banques et de « fenêtres » islamiques dans des pays occidentaux. En effet, considérée jusque là comme une

« […] niche de marché, à la fois exotique et peu compétitive […] », (Ibid., p. 22), la

FI va connaître un essor remarquable à partir du début des années 2000, qui va raviver l’espoir de ses professionnels et surtout de ses théoriciens. Nous sommes alors dans ce que nous pourrions considérer comme la seconde grande phase de développement de la FI, après celle des années 1970 à 2000. « L’évènement du 11

septembre a été un déclencheur car les ressortissants des pays du Golfe, qui avaient déposé leurs fonds dans des pays étrangers, craignant le gel de leurs avoirs, les ont en partie rapatriés. Ce mouvement de fonds a coïncidé avec une augmentation du prix du pétrole et une augmentation du volume de sa production. L’effet conjugué de ces évènements fut l’accumulation d’une masse de liquidités qui a été à l’origine de la progression de la finance islamique. », (Ibid., p. 22).

Ainsi, dès le début de la décennie, de nouveaux produits « islamiques » sont structurés, en plus des existants. Parmi eux, les fameux Sukuk, surtout les Sovereign

Sukuks (Cf. Chap. II), sortes d’ABS (Asset-Backed Securities) obligataires, créés en

2001-2002 en Malaisie, au Qatar et au Bahreïn. La Banque Islamique du Développement émet des Sukuk à partir de 2003. Ces produits connaissent dès lor s une très forte croissance : « […] en 2007, on évalue leur montant à environ 100

milliards de dollars US, dont 20% de Sukuks souverains. Ils sont surtout émis en Malaisie. », (Ibid., p. 23). Aussi dans les années 2000, les produits d’assurance

« islamiques » basés sur le principe de mutualité ou Takaful connaissent une rapide croissance (Causse-Broquet, 2009 ; Kettel, 2010).

La décennie précédente a de même connu une forte internationalisation de l’activité. Tout d’abord, les banques occidentales ont ouvert des départements « islamiques » dans les pays musulmans (avec notamment : HSBC, Deutsche Bank, Citigroup, Crédit Agricole, BNP Paribas, Calyon, Société Générale…). Ensuite, des Banques Islamiques (BI) ont été créées dans les pays occidentaux, avec notam ment, la première d’entre elles : l’Islamic Bank of Britain (IBB), créée au Royaume-Uni en 2004 et entièrement spécialisée en FI. En peu de temps, « […] Londres est devenu le

pôle occidental de la finance islamique. », (Ibid., p. 23). Cette forte croissance a été

accompagnée par un certain nombre de mesures à portée régionale ou mondiale : la création d’agences de notation et d’indices spécifiques d’évaluation, l’adaptation de la réglementation, l’organisation de manifestations professionnelles, l’offre de programmes de formation… (Chapellière, 2009 ; Causse-Broquet, 2009 ; Kettel, 2010 ; Chatti, 2010).

L’Islamic Finance Outlook 2010 (Standard & Poor’s, 2010), publié par l’agence S&P, indique que les actifs des 500 plus grandes banques islamiques dans le mo nde ont augmenté de 28,6 % en 2009, vers un total de $ 822 Mds. Cette même étude estime la taille totale de l’industrie à près de $ 1000 Mds au début de 2010. En mars 2012, le UK Islamic Finance Secretariat estime la taille des Shari`ah-compliant Assets dans le monde à près de $ 1 130 Mds ($ 1,13 Tr) fin 2010, et à $ 1 289 Mds ($ 1,289 Tr) fin 2011, soit une croissance de près de +150% entre 2006 et 2011 (UKIFS et Gatehouse Bank, 2012). En septembre 2012,l John (2012) du Khaleej Times rapporte une

estimation de l’agence S&P selon laquelle l’industrie de la FI doublerait la taille entre 2011 et 2015, passant donc à plus de 2 tr $ en cette dernière année.

Conclusion

L’objet de ce chapitre était la définition des contextes et fondements religieux, moraux, juridiques et idéologiques de notre objet de recherche. En effet, après avoir défini les notions fondamentales en Islam et en sciences de la Shari`ah, nous avons vu que l’histoire générale de la Législation islamique peut être divisée, selon les spécialistes du Fiqh sunnite, en quatre étapes principales, s’étendant du VIIème siècle à nos jours. En particulier, nous avons noté que l’essentiel de la production ijtihadique (d’Ijtihad : « effort de raisonnement »), en termes de la science des fondements mais aussi en termes des grandes lignes de la science du Fiqh sunnite, a été fait durant la période s’étendant du VIIIème à la fin du Xème siècles après J. -C, puis repris, à part quelques exceptions, dans une optique de Taqlid (ou « imitation »).

Ensuite, nous avons défini et expliqué les « sources » (ou « fondements ») du droit (Fiqh) islamique chez les « quatre écoles » sunnites, et par conséquent, les modalités de l’Ijtihad (« effort de raisonnement ») selon elles. Ces développements ont aidé dans l’explication des fondements et principes de la FI contemporaine, et aideront ensuite dans la définition de ses concepts-clés. Ainsi, nous avons vu que les sources primaires sont le Coran et la Tradition Mahométane (Texte), et que par le biais des sources secondaires, les savants tentent d’inférer des règles et jugements pour des problèmes ou cas non explicitement traités par le Texte, tout en essayant de respecter l’esprit et les limites imposées par ce dernier. Par ailleurs, nous avons défini et expliqué des principes et notions fondamentaux en Fiqh islamique des contrats et des transactions financières, dont l’importance est capitale pour la suite.

Enfin, il a été question de définir la FI et les IFI contemporaines qui sont naturellement au cœur de notre recherche. Nous avons en particulier expliqué le passage des sciences de la Shari`ah à la FI contemporaine : opéré principalement, au niveau idéologique, par le biais de l’EIE, née vers le milieu du XXème siècle. Ensuite, nous avons vu que les IFI sont des institutions q ui se réclament d’un nombre

de principes-critères, issus de la morale et du Fiqh islamiques, et les séparant des autres institutions financières. Parmi ces principes, figurent ceux de la prohibition du Riba (litt. « usure ») et du Gharar (litt. « incertitude »), et de la prescription du

Partage des Profits et des Pertes (PPP). A partir de là, il convient maintenant de

passer plus concrètement à la problématique du risque et de la gestion du risque dans la théorie et la pratique de la FI contemporaine.