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Discussion] Le concept de « risque permis » : vers une théorie « islamique »

Il est facile de voir, qu’en partant des résultats précédents, une théorie (ou doctrine)75 générale de la prise de risque et du rendement financiers (permis) puisse être établie (revoir nos remarques sur la philosophie de l’idéaltype dans l’introduction générale). Une réorganisation et précision des concepts et des relations sur lesquels repose cette théorie est nécessaire avant de conclure sur le « risque permis » : faisons donc le

Zoom-out puis le Zoom-in final. Nous avons les facteurs suivants (résumant les

contrats étudiés par les juristes) : la terre, l’outil de production, la matière première (incluant la marchandise), le capital monétaire et le travail. La terre et l’outil de

production, selon cette théorie « islamique », n’ont droit qu’à une rémunération fixe,

garantie et prédéterminée (« forme locative »). Cependant, une condition est nécessaire pour qu’ils aient ce droit : le propriétaire de ces deux facteurs doit supporter leur risque de propriété et non le locataire (ex : risques de destruction, détérioration, perte de valeur etc.), sauf négligence ou erreur intentionnelle de la part de ce dernier.

La matière première peut être celle de la production agricole ( ex : grains), de la production industrielle (matières premières industrielles) ou la marchandise à vendre. Le concept correspondant désigne la matière à partir de laquelle est fait : le produit, rendement ou profit (etc. ; en résumé : le rendement par opposition à l’usufruit ou au loyer). La matière et la monnaie, en quelque sorte les deux facettes d’une même pièce car la seconde sert juste à fournir/conserver le pouvoir d’achat de la première, n’ont toutes les deux le droit qu’à une part dans le rendement lui-même variable

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En renvoyant à l’Annexe A.2, rappelons la différence entre une théorie fiqhique ou juridique, une théorie idéologique (de l’Economie ou de la Finance) et une théorie économique ou financière (au sens commun du terme). Rappelons de même la relation entre les deux premières au sens de cette recherche.

(« forme participative » ou « forme risquée »). Ces deux facteurs ne peuvent être considérés comme équivalents à la terre ou l’outil de production, surtout qu’ils ne contiennent pas d’usufruit (`Awidhah, 2010), ou en tout cas, pas de « travail stocké » consommé par leur utilisation (Sader, 1987). Par ailleurs, le prêteur d’une somme de monnaie exige, par définition, la garantie de son capital par l’emprunteur. Par conséquent, en nous rappelant ce qui précède, il ne peut exiger un droit à une rémunération sous forme locative : « Le loyer et la garantie ne se réunissent pas » (Cf. Q.4 dans la Section II). De plus, pour avoir droit à une part dans le rendement, le propriétaire de la monnaie doit supporter le risque de capital (ex : dans le commerce) : Al-Kharaj bidh-Dhaman (Cf. Q.1). Pas de participation au risque commercial, donc pas de participation au profit commercial, et vis-versa : Al-Ghunmu bil-Ghurmi et vis-versa (Cf. Q.2).

Enfin, le travail a droit à une rémunération : soit sous forme locative (salaire), soit sous forme participative (part dans le rendement76), avec une préférence pour la seconde. Pour obtenir le droit à la première, le travailleur doit bien-évidemment fournir un travail salarié. Cependant, pour obtenir le droit à la seconde, il doit aussi accepter de prendre le risque de ne pas être rémunéré comme il le prévoyait, ou pas du tout. Dans les deux cas, il n’a pas à garantir le capital à la place du propriétaire , sauf négligence ou erreur intentionnelle de sa part : il fournit son travail, et il risque son travail (Al-Ghunmu bil-Ghurmi wal-Ghurmu bil-Ghunmi ; Cf. Q.2). Au final, le gain matériel permis, acceptable, voire souhaitable, est le gain issu de la produc tion et du commerce que nous décrivons. En effet, à en croire nos recherches, le musulman est très clairement invité à participer à l’activité, à préférer la participation au revenu sûr : c’est pour cela sans doute qu’Iktinaz (« thésaurisation ») ou Riba (dans ce cas : intérêt garanti sur la monnaie) sont souvent cités comme étant parmi les plus grands des maux (voir : Coran, 2 : 278 et 9 : 34). En grande partie pour ces raisons déjà citées, cette vision « islamique » inférée semble se distinguer à la fois du schéma capitaliste et du schéma communiste (ou socialiste) conventionnels.

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Sans oublier une autre forme de récompense risquée déjà citée : celle de la Ju`alah, conditionnée à la réalisation d’une tâche.

Notre « risque permis » devient donc plus clair. Ce dernier peut être divisé, comme dans une partie de la littérature, entre « risque obligatoire » et « risque acceptable » (nous ajoutons « souhaitable » à ce second), avec certaines précisions nécessaires. En effet, dans cette théorie, en incluant les deux formes de rémunération, ledit « risque obligatoire » signifie deux choses en réalité : le risque sans lequel on ne peut parle r de propriété (réelle) d’un bien (voir plus haut) et donc de droit à une rémunération quelconque ; et le risque sans lequel on ne peut, en plus, participer au rendement d’une activité productive ou commerciale. Ce dernier correspond à la prise de risque déterminant la forme (locative ou participative) de la rémunération. Quant au « risque acceptable », voire « risque souhaitable », il correspond aussi à ce dernier : c’est le risque que prend le capitaliste ou l’entrepreneur/créateur/innovateur dans ce type d’activités. Par conséquent, acheter un actif physique (marchandise, matière première, action, terre) pour le revendre ensuite, dans le but d’encaisser la différence, semble tout à fait licite, voire souhaitable : c’est le commerce, appuyé sur le contrat de vente ou Bay`. Cependant, répétons là-aussi la condition fondamentale : il faudrait que celui qui fait profit supporte la perte correspondante, et surtout, qu’il soit préalablement (à la vente) le propriétaire du bien en question (avec les conséquences déjà citées ; Cf.

La Ribha ma lam Yadhman dans Section II).

En définitive, le « risque permis » (ou « prise de risque permise ») dans cette théorie est strictement rattaché à une propriété (et/ou un travail) licite. En principe donc : la

prise de risque doit être rattachée à une propriété (et/ou un travail), et seule, elle ne peut donner droit à un profit ou un revenu. Par ailleurs, ce qui revient au même : toute rémunération doit être rattachée à une prise de risque (donc in fine à une propriété et/ou un travail). Le « risque acceptable » correspond clairement à notre Commercial

Risk, mais aussi au principe-même du Market Risk (à part, en principe, le risque de

taux d’intérêt ; Cf. Chap. II). Comme nous l’avons déjà plus ou moins expliqué, surtout si l’on parle de « cause » du droit à la rémunération, l’opposition entre Sader (1987) et ses critiques nous semble par conséquent être une opposition plus sur la formulation de la théorie que sur son contenu. En tout cas, force est de reconnaître la sous-estimation apparente dans la formulation Sader (1987) de la place de cette prise de risque. Mais, après ces précisions conceptuelles, qu’en est-il alors du « risque interdit » ?

Une réponse intellectuellement séduisante consisterait à procéder par une déduction simpliste : si la prise de risque permise doit être rattachée à une propriété ou à un travail (licites), la prise de risque interdite est donc celle séparée de ces derniers. On peut alors parler de « risque pur » comme le fait Masri (2010a) entre autres (vo ir aussi : Suwaïlem, 2000a et 2006). L’on voit ainsi se faufiler dans l’horizon des débats familiers à ceux se déroulant en Occident sur la spéculation, le jeu, l’économie de casino (etc.). Les produits dérivés seraient-ils donc mécaniquement interdits, selon cette théorie, parce qu’ils sépareraient propriété et prise de risque ? Comme nous l’avons déjà expliqué, et comme nous l’expliquerons en profondeur dans la partie suivante, les choses sont bien plus complexes.

Pour terminer, une précision complément aire est nécessaire, et ce avant de conclure ce chapitre et cette partie. En effet, il est clair que certains risques non mentionnés ici sont pourtant inhérents à la vie économique et au commerce, comme le risque de crédit, de contrepartie, de liquidité, opérationnel (etc. ; Cf. Chap. II). Par conséquent, dire qu’ils sont interdits dans l’absolu serait tout simplement irréaliste, voire absurde.

Cependant, rappelons que la prise de risque qui nous intéressait principalement est celle donnant droit à rémunération, ou associée au droit à rémunération. Or, tout en

devant être gérés, le risque de crédit ou de contrepartie (à titre d’exemple) ne peuvent donner droit à rémunération, sinon le taux d’intérêt aurait dû lui-aussi être permis dans notre schéma théorique (voir : Masri, 2010a). Cette précision est fondamentale pour la suite, car c’est bien au monde des échanges commutatifs (bilatéraux) que nous avons surtout affaire. C’est d’ailleurs pour cela que le droit islamique précise que le prêt monétaire fait partie des Tabarru`at (« donations ») et le « Gharar interdit » des

Mu`awadhat (« contrats commutatifs »). Nous sommes déjà sur une piste : la clé du

« risque interdit » semble à trouver du côté du contrat de vente (al-Bay`), et donc de l’aspect de contrepartie.

Conclusion

Suite aux contextualisations et définitions d’ordre général opérées dans les Chap. I et II, l’objet de ce dernier chapitre de la première partie était de tenter de conceptualiser ledit « risque permis » dans la pensée des Fuqaha’ de l’Islam, et cela avant de passer à l’investigation sur le « risque interdit » et les dérivés. En effet, après avoir introduit le débat théorique, nous avons résumé les résultats de notre étude exploratoire sur cette question. Cette étude a emprunté deux approches : Approche I (basée sur une étude des « règles fiqhiques générales ») et Approche II (basée sur une étude des « dispositions fiqhiques particulières »). Elle nous a notamment permis de préciser les distinctions faites en littérature, d’inférer un cadre théorique général sous-jacent à la FI, et de faire le lien avec les conclusions de Sader (1987). En effet, dans la vision idéaltypique (largement dominante) inférée, les savants de l’Islam établissent une relation générale de concomitance, voire de causalité à double sens, entre : d’une part, le droit à la rémunération, et d’autre part, la prise de risque.

Le musulman y est invité à participer à la production et au commerce, et à abandonner l’Iktinaz (« thésaurisation ») et le Riba (« intérêt sur la monnaie » dans cette vision). La place de la prise de risque est donc centrale dans cette vision issue des textes des Fuqaha’. Sa présence semble même être garante de la justice économique et contractuelle : pas de risque, pas de rendement/revenu, et vis-versa ; de même, pas de séparation entre le risque et le rendement. Ledit « risque permis » semble donc avoir deux dimensions : le « risque obligatoire » et le « risque acceptable » (voire « souhaitable », d’après nos recherches). Ce dernier correspond clairement à notre risque dit commercial, mais aussi à la majorité des risques de marché (Cf. Chap. II). De plus, un point fondamental est à noter : en principe, une fois les conditions (ex ante) vérifiées, ce « risque » ne semble a priori pas admettre de restrictions d’ordre « quantitatif », ce à quoi nous reviendrons dans la suite.

Enfin, nous avons montré qu’une théorie générale (idéologique) de la prise du risque et du rendement financiers peut être bâtie sur la vision en question. Dans cette théorie, la prise de risque permise doit être rattachée à une propriété (et/ou un travail), et seule, elle ne peut donc donner droit à un profit ou un revenu. Ainsi, à

partir de tout cela, nous avons expliqué pourquoi l’opposition entre Sader (1987) et ses critiques nous semble être plus une question de forme que de contenu. En définitive, au terme de ce chapitre, nous avons obtenu une conceptualisation du « risque permis » (associé au « gain permis » ; voir remarques en fin de Section IV),

dans la vision dominante parmi les savants, et il convient à présent de tenter de

comprendre le « risque interdit », tâche clairement plus difficile et complexe. Encore une fois : retenons les logiques de recherche présentées, dans le but de comprendre la suite.

CONCLUSIONDE

LA

PREMIÈREPARTIE

L’objet de cette première partie de notre thèse était de définir le contexte et le cadre théorique (et managérial) généraux de notre recherche, indispensables à la compréhension des résultats de cette dernière. En effet, cette présentation de la pa rtie découle d’un travail significatif de synthèse et de mise en ordre. Ainsi, après avoir présenté ses sources et fondements religieux, moraux et juridiques, nous avons tenté de donner une définition de ladite FI contemporaine. Ensuite, nous avons défini les principaux instruments-concepts de financement qu’elle utilise, tout en montrant le rôle joué dans ce cadre par les problématiques théoriques et pratiques liées au risque. Cela a été suivi par une définition des principaux concepts financiers au cœur de notre recherche, puis du Gap théorique et managérial auquel tente de répondre cette dernière, et par conséquent, de son objet. En effet, ce dernier comprend en réalité deux niveaux ou aspects. Très simplement, le premier tente de conceptualiser la vision islamique dite du « risque interdit ». Le second s’intéresse à l’exploration d’alternatives aux instruments dérivés pour la gestion des risques de marché, tout en partant des résultats du premier.

Cependant, avant de passer au premier aspect, nous avons tenté de conceptualiser la vision dite du « risque permis » (ou « prise de risque permise »), complémentaire à nos questions centrales. Parmi les principales contributions de cette étude, figurent : le regard critique sur les travaux fondateurs de Sader (1987) ainsi que sur le débat théorique portant sur la place du risque, la précision des concepts utilisés en littérature, et la mise en place des assises d’un cadre théorique général pour la FI et pour la présente thèse. Nous avons ainsi vu que notre « risque permis » peut être divisé en « risque obligatoire » et « risque acceptable ou souhaitable ». Correspondant en gros à nos risques de marché et commerciaux, ces derniers sont en principe inséparables de la propriété et/ou du travail. Par ailleurs, une fo is les conditions ex

ante de licéité validées, on ne voit pour le moment pas de limites quantifiables à cette

prise de risque permise. La partie suivante devra mieux nous renseigner sur les parties « interdite » ainsi que « tolérable » de la prise du risque dans la pensée des savants de l’Islam. Elle devra nous permettre de répondre à la question de bon sens suivante : où s’arrête le permis et où commence l’interdit ?

DEUXIÈME PARTIE. DU PERMIS À L’INTERDIT : DU

« GHARAR PROHIBÉ » SUR LES MARCHÉS

CONTEMPORAINS

INTRODUCTIONDE

LADEUXIÈMEPARTIE

Où s’arrête donc le permis et où commence l’interdit en termes de prise de risque chez les savants de l’Islam ? En effet, après le « risque permis », il convient maintenant de nous intéresser à la vision de ce que nous pouvons grossièrement appeler : le « risque interdit ». Comme nous l’avons expliqué dans l’introduction générale, l’essentiel de cette vision, beaucoup plus complexe et difficile à inférer que la précédente, se trouve dans ce que les ouvrages de Fiqh classiques et contemporains appellent le Gharar (litt. « aléa », « ignorance », « risque » ou « incertitude »), ou plus précisément, la « règle du Gharar » ou le « Gharar interdit » (al-Gharar al-

Muharram ou al-Gharar al-Manhy `Anhu). En effet, à en croire par exemple

l’apparence de l’expression d’un juriste islamique contemporain, M.H. Kamali (2002), la règle millénaire dite de l’« interdiction de Bay` al-Gharar » (litt. « vente/commerce de/dans l’incertitude ») en droit islamique serait elle-aussi liée à l’idée de prise de risque. Nous voyons même ce juriste, ainsi que de nombreux autres, presque traduire « Gharar » ou « Bay` al-Gharar » par « Risk-taking » (nous y reviendrons).

Ainsi, rappelons-le : l’objectif de cet aspect de la thèse est de comprendre le sens et les finalités donnés par les savants de l’Islam à la « règle du Gharar », tout en tentant

d’inférer les significations conceptuelles possibles du « Gharar interdit » en termes financiers contemporains. Comme expliqué dans les passages précédents, pour

répondre à nos questions de recherche, nous avons choisi de partir d’un positionnement épistémologique aménagé tout en nous inspirant, en partie, des

travaux de Max Weber. Par ailleurs, étant donné le fait que nous nous confrontons au monde des valeurs et de la construction de concepts, nous avons choisi de reposer notre démarche en grande partie sur l’idée méthodologique majeure de l’œuvre wébérienne, avec là-aussi des adaptations : celle de l’idéaltype (Cf. Introduction Générale et Chap. II ci-après).

Ceci étant, après de longues réflexions, adaptations et réadaptations, nous avons choisi de diviser cette deuxième partie en cinq chapitres, de manière à retracer notre raisonnement de la manière la plus fidèle et précise possible. Le Chapitre I aborde le

Gharar dans le patrimoine islamique classique. Le Chapitre II expose et commente

les principales tentatives contemporaines d’interprétation (ou d’explication ; Cf. nos réserves ci-après) du « Gharar interdit » en termes économiques et financiers, avant d’expliquer la démarche de recherche entreprise. Le Chapitre III décrit et discute les fondements de la principale étape de cette dernière (l’instrument de mesure). Le Chapitre IV expose et discute une partie des résultats, en s’intéressant surtout à la critique des principales tentatives contemporaines, et à la précision des définitions et de certaines mesures. Enfin, le Chapitre V approfondit la discussion des résultats, surtout sous l’angle de la finalité, puis sous celui des significations financières et du passage aux dérivés. Ainsi, il opère le lien avec la partie suivante, et donc, avec le terrain et la technique.