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Partie III : Analyse des modalités de l’immersion du joueur dans deux séquences de jeu

1.3. Gameplay et scénario : écrire l’Histoire

« De la prise de la Bastille à l’exécution de Louis XVI, plongez au cœur de la Révolution Française, et participez aux évènements qui ont marqué l’Histoire de la France. »2 Ubisoft met l’accent sur l’immersion narrative du joueur, ce que Calleja appelle

le « narrative involvement »3 : selon lui, un jeu plaît aussi lorsqu’il propose une

expérience particulière en adéquation avec ce que recherche le joueur, d’où l’importance du scénario. Assassin’s Creed Unity promet de vivre une aventure exaltante et de participer à des événements historiques : il fait d’un joueur lambda un héros qui prend part à des évènements qui sortent de l’ordinaire, tout ça depuis son salon. Le jeu répond aux attentes d’évasion du joueur, à son désir de s’extraire du quotidien, en le projetant au cœur de la Révolution française et en le faisant devenir un Assassin. Même si la

1 RETAUX, Xavier. « Présence dans l’environnement : théories et applications aux jeux vidéo ». La

pratique du jeu vidéo - réalité ou virtualité ?. [ROUSTAN, Mélanie (dir.)]. Paris : L’Harmattan, 2003. Cité dans GENVO, Sébastien. « Les conditions de validité de l’immersion vidéoludique… art.cit. », p. 1-2.

2 « Assassin’s Creed Unity ». Assassin’s Creed Ubisoft [En ligne]. Page consultée le 20 mars 2016.

<http://assassinscreed.ubi.com/fr-fr/games/assassins-creed-unity.aspx>

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Révolution constitue la toile de fond, l’ambiance globale du jeu, plus que le véritable cœur du scénario (la quête de vengeance d’Arno est en effet au premier plan), le joueur a tout de même le sentiment grisant d’écrire l’Histoire.

Ce sentiment de puissance d’agir est redoublé par le fait que la « narration » du jeu vidéo est particulière : le joueur peut écrire l’histoire. Nous avions précédemment employé le néologisme de Jean-Louis Weissberg qui qualifie le joueur de « lect-acteur »1, c’est-à-dire que celui-ci est à la fois lecteur de la « narration ancrée »2 et acteur de

l’histoire dont il écrit sa propre version (« narration émergente »3). Ainsi, dans Unity, le

jeu impose au joueur un scénario précis, mais le gameplay lui octroie la liberté de moduler l’histoire par ses actions, le joueur peut donc, au sein de chaque séquence, décider de la façon dont il remplira l’objectif qui lui est assigné. C’est, selon Olivier Zerbib, une des conditions de l’immersion vidéoludique : « pour provoquer des effets d’immersion (…), il faut pouvoir orienter l’action du joueur dans un sens qui ne contrarie pas la narration mais qui rende possible une multiplicité de devenirs crédibles incompatibles entre eux et pourtant potentiellement co-existants »4.

Dans la séquence que nous analysons ici, le joueur est encadré par le scénario : pour continuer l’histoire principale, il doit obligatoirement assassiner le Templier Sivert. Au sein de ce cadre, il jouit d’une certaine liberté puisqu’il peut laisser de côté sa mission d’assassinat pour se consacrer à des quêtes annexes ou à l’exploration des lieux. Cela confère au joueur le sentiment de mener l’histoire comme il le désire et non de la subir. Au final, tous les joueurs aboutiront au dénouement programmé par le jeu (la mort de Sivert), mais ce qui compte, c’est le cheminement qui mène au dénouement de la séquence, les actions que va effectuer chaque joueur pour valider l’unité narrative. Pour entrer dans la cathédrale, le joueur peut par exemple décider de récupérer les clés volées au gardien de la cathédrale pour s’infiltrer par les souterrains, ou bien essayer de se faufiler par l’entrée principale sans être repéré par les gardes. Une fois à l’intérieur, de nombreuses possibilités s’offrent à nouveau à lui : il peut tuer ou non des gardes, rester au sol ou prendre de la hauteur, puis assassiner Sivert depuis le confessionnal ou effectuer un assassinat aérien depuis une des cordes tendues entre les piliers de la cathédrale. Le

1 WEISSBERG, Jean-Louis. Présences à distance… op.cit., chapitre V : « Retour sur interactivité » consulté

en ligne à l’adresse : <http://hypermedia.univ-paris8.fr/Weissberg/presence/5.html>

2 LEROUX, Jérôme. « La narration dans le jeu vidéo… art.cit. », p. 137. 3 Ibid.

4 ZERBIB, Olivier. « Du jeu immersif au « je » réflexif : illusions vidéoludiques et compétences

interprétatives ». Technologies de l’enchantement. [BRAITO, Angela, CITTON, Yves (dir.)]. Grenoble : Ellug, 2014, coll. « Savoirs littéraires et imaginaires scientifiques », p. 246.

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joueur choisit donc parmi les multiples paradigmes proposés par le jeu pour constituer ses propres syntagmes.

Ce sentiment jouissif de liberté est renforcé par le fait que le jeu est en « monde ouvert », offrant ainsi de multiples possibilités d’interaction : le joueur peut naviguer librement dans l’environnement, sur terre comme dans l’eau. Le monde ouvert donne au joueur l’impression de s’incarner dans un univers riche et « autonome », au sens où il aurait une autonomie en dehors de la simple interaction avec le joueur. Dans certains jeux vidéo, les personnages non-joueurs (figurants) sont immobiles à un endroit et attendent que le joueur les trouve pour interagir avec eux. Dans Unity, les personnages se déplacent, interagissent entre eux, ils sont programmés pour effectuer telle et telle activité, ce qui leur donne l’air vivants. La richesse de l’environnement et la liberté de déplacement du joueur induisent la nécessité, dans cette séquence notamment, d’une réflexion et d’une élaboration d’une stratégie. En effet, s’il n’y a pas qu’un seul chemin programmé, il va falloir s’adapter et agir en fonction des déplacements des gardes, des opportunités générées par l’environnement du jeu, etc. De plus, Assassin’s Creed est avant tout un jeu d’infiltration, même le niveau de difficulté minimal fait en sorte que l’affrontement avec les gardes ne soit pas une solution de facilité, pour que le joueur fasse preuve d’une certaine finesse tactique et cherche d’autres moyens d’arriver à ses fins. Notre séquence est introduite par une cinématique : Bellec, un membre de la Confrérie, et Arno sont sur un toit et surplombent la place devant Notre-Dame de Paris. Arno doit effectuer sa première mission pour le compte des Assassins, et Bellec lui donne des conseils pour élaborer un plan d’action : il lui explique qu’il doit étudier la situation et repérer les différentes opportunités qu’il pourrait saisir pour entrer dans la cathédrale sans être vu. Cette cinématique permet, de façon déguisée, de donner des indices au joueur pour l’aider à atteindre son but : par exemple, un zoom sur la porte d’entrée gardée par un groupe de soldats indique au joueur qu’il n’a aucune chance de réussir en choisissant l’affrontement, et qu’il va devoir trouver d’autres moyens d’entrer. Le joueur éprouve une certaine excitation à l’idée de relever le défi d’atteindre sa cible tout en respectant la contrainte de la discrétion imposée par le gameplay. Il est ainsi incité à imaginer les conséquences de ses actions et à évaluer les possibilités, car il ne s’agit pas juste de se jeter sur les ennemis sans réfléchir et d’assassiner quiconque se trouve sur son passage.

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