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A) Conte merveilleux : modèle classique et renouvellement

2. Frontières floues : la question du fantastique

D’après l’ouvrage de Jean-Paul Sermain, Le conte de fées, du classicisme aux Lumières, le conte s’inscrit initialement dans une historique littéraire bien précise :

Il naît de la rencontre entre deux projets littéraires : celui de Perrault qui s’en sert dans son combat à la faveur des Modernes, et celui d’une série de romancières décidées à exploiter des ressources du nouveau genre à saisir la liberté qu’il leur offrait.38

Et ces deux moments d’engagement correspondent à la période du mouvement « rococo », c’est-à-dire au mouvement artistique du XVIIIᵉ siècle puisant ses origines dans l’art baroque, bien qu’il s’en diffère par sa recherche de la légèreté. Le Rococo en littérature se distingue par deux valeurs esthétiques importantes : les grâces et le goût. Ce dernier était associé à la sensibilité, la précision et la tendresse. Sensuel, le style Rococo se dirigeait vers le libertinisme et vers l’épicurisme, même s’il reste plus subtil que cela. Certains aspects ne sont pas sans rappeler des détails provenant du Diable amoureux et de La Poupée, surtout la sensualité et la légèreté non dénuée de grâce de ces femmes surnaturelles.

Puisque Cazotte est considéré par Pierre-Georges Castex39 comme le précurseur du genre fantastique, c’est que son merveilleux cache autre chose. C’est que cette langue – participant d’une « poétique du décalage » d’après C. Chelebourg – est double. Si ce qui différencie le merveilleux du fantastique c’est cette omniprésence du doute, alors le conte de Cazotte se rapproche plus du fantastique puisqu’Alvare se demande au sein du récit s’il est bien dans la réalité ou plutôt dans son rêve40. Cazotte est fasciné par le phénomène du sommeil. Cette thématique fait également écho à l’univers féerique des contes merveilleux. En effet, en lisant des contes ou en s’en faisant lire avant de dormir, le lecteur peut côtoyer les créatures de ces histoires merveilleuses dans son inconscient en rêve ; ce qui en fait des figures familières.

Mais le fantastique, d’après ce qu’en dit Castex dans Le conte fantastique en France se définit ainsi : « le fantastique [...] se caractérise [...] par une intrusion brutale du mystère dans le cadre de la vie réelle41 ». Et Roger Caillois en donne une définition similaire dans Au cœur du fantastique : « Tout le fantastique est rupture de l'ordre reconnu, irruption de l'inadmissible au

38 SERMAIN, Jean-Paul, Le conte de fées du classicisme aux lumières, Paris, Desjonquères, 2005, p. 10.

39 CASTEX, Pierre Georges, Le Conte fantastique en France de Nodier à Maupassant, Librairie José Corti, 1951

40 DA, p. 120. Nous y reviendrons.

41 TODOROV, T., Introduction à la littérature fantastique, p. 8.

sein de l'inaltérable légalité quotidienne42 ». C’est la stratégie que Cazotte développe dans son récit. Au sein du cadre réel qu’il pose – en définissant son texte comme une nouvelle –, surgissent des éléments surnaturels qui viennent mettre en doute la nature réaliste proposée au départ. Et l’être élémentaire de la sylphide y côtoie l’occulte des pratiques ésotériques ainsi que l’horreur teintée de grotesque que constitue la tête de chameau diabolique. C’est donc que l’histoire de Cazotte oscille entre merveilleux et fantastique. D’après Emmanuelle Sempère, le

« fantastique ne se constitue pas en genre au XVIIIᵉ siècle car il fonctionne comme un destructeur de genres.43 » Ainsi, Cazotte, en mélangeant plusieurs registres et en rendant le genre de son ouvrage insaisissable dévoile l’aspect iconoclaste de sa création. Le genre de son texte devient indécidable puisqu’il est hybride.

Quant à La Poupée de Bibiena, le texte fait face à la même ambiguïté générique. Il oscille entre conte merveilleux par la présence de la sylphide et conte libertin par la relation teintée de désir qui naît entre les protagonistes. Plusieurs glissements s’opèrent – qui ne sont pas sans rappeler ceux du Diable amoureux –, dont celui du glissement du plan didactique au plan sentimental. De plus, la même hésitation se retrouve à la fin de La Poupée où le lecteur ne sait pas si oui ou non le jeune abbé s’est uni à la sylphide et lui a donné son immortalité. La même indécidabilité se retrouve chez les protagonistes du Diable amoureux.

D’après J.-P. Sermain, « Cazotte s’inspire du chevalier de Boufflers et de Bibiena en adoptant le mode si courant au XVIIIᵉ siècle du roman à la première personne : le narrateur rapporte rétrospectivement son aventure sans pour autant prétendre rédiger un texte.44 » Le texte adopte donc un mode qui le rapproche du genre du roman. Alors même que son sous-titre indique qu’il s’agit d’une : « Nouvelle Espagnole », avec ce paradoxe que l’Italie devient le lieu du mal et que l’Espagne est celui de la sainte-mère l’Église. Toutefois, la majorité de la nouvelle se déroule en Italie. Qu’implique alors cette catégorisation au-delà de l’exotisme et qu’aurait pu indiquer « Italienne » ? Pourquoi l’auteur n’a-t-il pas mis « nouvelle Italienne » ? Pour insister sur « Espagnole », le lecteur est-il ironique ? Serait-ce pour orienter ou plutôt pour désorienter le lecteur ?

Les œuvres de Cazotte s’inscrivent presque toutes dans deux genres à la mode. D’un côté, il y a le conte oriental, mêlant pastiche et parodie sur le modèle des Mille et une nuits, comme Les Mille et une fadaises, contes à dormir debout (1742). De l’autre, le genre troubadour, qui est lié au retour à la mode du Moyen âge et à la réadaptation des récits médiévaux. Avec ce

42 Ibid., p. 61.

43 SEMPÈRE, E., De la merveille à l’inquiétude, p. 25.

44 SERMAIN, J.-P., Le conte de fées, p. 251.

genre, Cazotte imite la chanson de geste et le conte populaire, par exemple son texte L’Ollivier, long poème en prose médiévale paru en 1763 – qu’il présente comme une fable héroï-comique – où il expose une imitation du surnaturel. D’après J.-P. Sermain, ce poème en douze chants mêlant la prose et les vers, constitue une étape intermédiaire puisqu’il

« abandonne le cadre burlesque et parodique antérieur et tente d’insérer dans un seul espace romanesque, certes encore ludique et fantaisiste, tous les phénomènes étranges accordés aux superstitions qui font la matière des contes de fées.45 » antiphilosophique, un récit fantastique entremêlé d’épisodes picaresques, un roman satirique et allégorique véhiculant un message moral ou religieux. De par ces combinaisons de thèmes

sérieux. Cependant ici, le surnaturel du texte n’est pas factice comme il avait pu l’être dans

[…] le texte de Cazotte s’inscrit dans un contexte culturel caractérisé par la coexistence de mythologies et d’univers imaginaires hétérogènes qui, tout en étant largement exploités par la fiction littéraire, sont mal connus et mal considérés par les poétiques de l’époque52 .

Au XVIIIᵉ siècle, le merveilleux est pointé du doigt pour sa puérilité et pour les histoires merveilleux, « les éléments surnaturels ne provoquent aucune réaction particulière ni chez les personnages, ni chez le lecteur implicite ». Mais au début du récit, Philandre semble un peu surpris par l’animation soudaine de la poupée. Ce qui dissimule son étonnement cependant, c’est le désir irrépressible qu’il éprouve pour l’être merveilleux.

À partir de ce moment, la question ne porte plus seulement sur le merveilleux mais

51 Dans L’Ollivier, il est question d’un roi piégeant sa cour avec un faux miroir magique, dans le but de révéler sa sincérité

52 SEMPÈRE, De la merveille à l’inquiétude, p. 18.

53 CHELEBOURG, Le surnaturel, Introduction.

54 Ibid., p. 15.

55 Ibid., p. 14.

lui apprenant sa mission ainsi qu’en éduquant son bon goût, dans l’attente que préceptrice et élève puissent satisfaire leurs désirs charnels. Parallèlement au fait que ce système d’éducation n’entre pas dans le système de la pensée religieuse, cette ardeur à l’étude que déploie l’abbé finit par devenir blasphématoire. Et l’aspect pédagogique n’efface pas le côté libertin56. La pensée libertine s’exprime ici dans son refus de l’autorité paternelle, l’autorité la plus grande étant bien sûr l’autorité divine. Ainsi, le surnaturel, sous couvert du merveilleux, fait entrer une créature ambivalente qui, grâce au prétexte de son aura supra-humaine, parvient à charmer un homme religieux, lui faisant tantôt ressentir de l’adoration et tantôt un désir déplacé qui provoque un certain malaise chez le lecteur.

Comme le dit J.-P. Sermain :

Il [le conte], expose le goût du merveilleux, les démarches d’une conscience magique, il restitue une expérience du sacré attentive à repérer dans la nature les signes d’une surnature, il montre les voies prises par l’éducation et la formation de son cœur.[…] il découvre dans le langage d’autrefois, dans sa manière de sentir, de voir et de dire le monde, un moyen d’explorer ce qu’il y a de plus profond dans l’intériorité du sujet, ses terreurs d’enfance, ses croyances naïves, sa hantise des conflits familiaux, sa désorientation sexuelle.57

C’est-à-dire que le conte révèle ce qui est caché, qu’il peut être un outil propre à étudier l’identité profonde d’un sujet ou d’un personnage. Par exemple, il peut exposer en filigrane un personnage symbolique qui représente l’intériorité du désir d’un autre personnage. C’est le cas pour Biondetta et Zamire. Toutes deux, selon la lecture donnée, pourraient n’être que les représentations imagées des désirs interdits et blâmables des deux jeunes hommes avec qui elles concluent un pacte.

Ainsi, en lisant ces textes, le lecteur cherche la légèreté et le merveilleux du conte de fées mais tombe, avec ces textes, sur un autre type de merveilleux. L’horizon d’attente est perturbé, mais il n’en demeure pas moins que le lecteur éprouve une nouvelle forme de plaisir face à ce texte surprenant qui annonce une chose par sa forme mais en donne une autre par son contenu. Et cela débute par le désir initial du lecteur à expérimenter du neuf qui ravit ses sens.

56 Le roman ou le dialogue libertin est d’ailleurs coutumier du fait : il se plaît à détourner le modèle pédagogique de l’imitation vers d’autres fins moins avouables.

57 SERMAIN, J.-P., Le conte de fées, p. 256.