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2. Etat de l’art : processus de conception et d’innovation

2.4. Le paradigme de l'innovation ouverte

2.4.3. Les freins à l'Open Innovation

Dans leurs travaux, Gassmann et al. [2010] ont identifié différents risques liés à l'ouverture des frontières de l'entreprise. En effet, ce changement de politique de management de l’innovation s’accompagne de risques évidents, notamment en termes de propriété intellectuelle [Pisano 2006]. L'échange d'informations et de connaissances force les différents acteurs à protéger leurs idées. Néanmoins, cette stratégie est considérée une solution non pas alternative mais complémentaire pour faire face à l’essoufflement de certains programmes de recherche menés en interne. De plus, ce paradigme implique une profonde modification de la structure organisationnelle de l’innovation au sein de l’entreprise [Lowman et al. 2012]. Ces freins peuvent ainsi être regroupés en trois catégories :

 Les freins culturels, tels que l’impossibilité de motiver les partenaires potentiels, des challenges inconnus ou trop flous ainsi que des phénomènes de résistance interne tels que les syndromes "Not Invented Here" (NIH) et "Not Sold Here" (NSH).

 Les freins organisationnels tels que les barrières administratives, l’identification d’employés ayant les bonnes compétences, le manque de connaissances internes et de personnel qualifié, les coûts de coordination, complexité accrue due à l’équilibre entre

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activités quotidiennes et activités d’innovation ouverte ou encore le manque de temps et de ressources financières.

 Les freins stratégiques : clarification contractuelle de la propriété industrielle, risques de perte de propriété intellectuelle.

Afin de résumer schématiquement l'ensemble des freins à l'innovation ouverte décrits dans la littérature, l'image suivante (Figure 27) met en lumière l'inadéquation des pratiques avec le discours mis en avant par les entreprises.

Figure 27 : Représentation des freins à l'innovation ouverte (extrait de marketoonist.com)

2.4.3.1. Les freins culturels Le syndrome « Not Invented Here »

Le syndrome du "Not Invented Here" (NIH) est un concept introduit par Katz et Allen [1982] qui est désormais très largement cité dans la littérature [Chesbrough et al. 2006; Lichtenthaler et al. 2006]. Ce syndrome fait référence au biais négatif observé lors de l'évaluation des idées ou des inventions externes à l'entreprise par rapport à celles développées en interne. Cette attitude a priori négative est décrite comme un frein évident à l’exploitation de connaissances externes. La notion de "syndrome" traduit également cette connotation négative puisqu’elle fait référence à un écart par rapport à une solution idéale basée sur un raisonnement purement économique [Mehrwald 1999; Lichtenthaler et al. 2006].

Plusieurs degrés de ce syndrome ont été identifiés dans la littérature. Dans sa thèse de doctorat, Mehrwald [1999] utilise le terme de syndrome NIH selon une définition très restrictive. Selon lui, les technologies externes considérées sont celles ayant été développées par des universités, d’autres entreprises (concurrentes ou non) ou d'autres types d'organisations. Dans des travaux plus récents, Lichtenthaler et Ernst [2006] ont étendu cette première définition en intégrant les technologies provenant d’autres départements de la même entreprise; voire même des technologies développées par d’autres équipes projets d'un même département. Bien que de nombreuses études théoriques aient été réalisées sur le sujet, certaines d'entre-elles visent à analyser empiriquement les origines et les conséquences de ce syndrome.

C'est le cas des travaux de thèse de Mehrwald qui mettent en lumière deux conséquences principales de ce syndrome en exploitant les interviews réalisées dans 53 grandes entreprises

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allemandes. Premièrement, cela se traduit par une évaluation biaisée des technologies externes due principalement à un manque d’informations. Cet aspect culturel s’accompagne d’un impact négatif sur la capacité de l’entreprise à intégrer des sources de connaissances externes et renouveler ainsi son socle de connaissances. Le fait d’identifier une influence du syndrome « NIH » au sein d’une entreprise ne semble pas porter à conséquence si elle suit un processus d’innovation fermée. Cependant, l’incorporation d’idées, de connaissances et de technologies provenant de l’environnement extérieur de l’entreprise est très largement répandue et constitue une des pierres angulaires d’une stratégie basée sur l’innovation ouverte [Chesbrough 2003]. On comprend donc tout l’enjeu d'identifier ce frein au sein d'une entreprise afin d'envisager l'ouverture du processus d'innovation de cette dernière.

Le syndrome « Not Sold Here »

En parallèle, le syndrome « Not Sold Here » ou « Not Share Here » est également vu comme une résistance à l’intégration de pratiques d’innovation ouverte dans l’entreprise. Il s’agit d’un frein évident, notamment pour le flux sortant du modèle de l’innovation ouverte [Gassmann et al. 2004]. En effet, cela se base sur la volonté de certaines personnes de ne pas chercher d’alternatives à la commercialisation d’un nouveau produit si cela est impossible en utilisant les voies classiques couramment déployées par l'entreprise [Chesbrough 2003; Chesbrough et al. 2006].

Cette inadéquation entre la volonté des décideurs et l'attitude des employés impliqués créé une résistance interne à l'adoption de ce paradigme [Sondergaard et al. 2011]. Cependant, des alternatives existent, notamment la mise en place de « récompenses » ou de primes pour favoriser l’identification d’opportunités de licensing. Ainsi, Burcharth et al. [2014] ont étudié empiriquement l’impact des syndromes NIH et NSH sur l’adoption de pratiques d’innovation ouverte entrante et sortante, respectivement. Il a été observé que ces phénomènes ont des impacts négatifs dans toutes les strates de l’entreprise, mais qu’ils peuvent être compensés en partie par des programmes de formation des employés, individuels ou collectifs.

2.4.3.2. Les freins organisationnels

Chesbrough [2003] met en évidence la nécessite pour les entreprises de modifier leur organisation interne afin de rendre plus poreuse les frontières de l’entreprise, et ainsi bénéficier des sources de connaissance externes. C’est notamment le cas d’IBM et d’Intel qui ont effectué une modification globale de leur processus d’innovation afin d’adopter ce nouveau paradigme [Chesbrough 2003]. Par ailleurs, il est à noter que l'adoption d'une attitude plus ouverte nécessite une capacité de l'organisation à travailler de façon collaborative en interne [Adelhelm et al. 2009]. En revanche, l’ouverture des frontières de l’entreprise ne s’accompagne pas nécessairement d’une disparition du département de R&D interne. En effet, la capacité d’une entreprise à reconnaitre et intégrer ce socle de connaissances nécessite une expertise interne marquée. Cette capacité d’absorption des idées externes [Cohen et al. 1990] est donc un critère de différenciation fort entre les grandes multinationales et les PME dans l’adoption de telles pratiques. Les ressources limitées des PME ne leur permettant pas d’intégrer aisément des idées de l’écosystème externe.

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Un exemple de modification organisationnelle marquée permettant d’embrasser le modèle de l’innovation ouverte est celui adopté par l'entreprise Evonik (grand groupe chimique allemand) et de son initiative Creavis [Oenbrink 2014]. Afin d’ouvrir ses frontières, cette entreprise a opéré une modification progressive de son organisation interne globale en trois entités distinctes :

 Le « Corporate funded project ». Il s’agit d’un concours d'idées interne évalué par un jury interne à l’entreprise. Ce type de pratique permet d’ajouter de la valeur aux projets actuels de l’entreprise, via un processus d’innovation fermé.

 Le « Project house » incubant des projets portés par des spécialistes de différents départements et des partenaires externes (universités, instituts de recherche et clients). L’objectif est de faire émerger de nouveaux projets d’innovation incrémentale ou de rupture.

 Le « Science to Business Center (S2B) » basé sur un financement privé/public visant clairement à développer des projets d’innovation de rupture via un processus d’innovation ouverte.

Cette stratégie basée sur une ouverture progressive des pratiques d'innovation se retrouve également chez Beiersdorf, le leader allemand des cosmétiques avec des marques telles que NIVEA, Eucerine, Labello etc... En effet, différents projets ont été menés en interne afin d'intégrer les fournisseurs dans le cadre de projets communs (project house), de travailler avec les chercheurs de ses fournisseurs (incubation lab) pour finalement aboutir à la plateforme d'innovation ouverte Pearlfinder [Enkel et al. 2014]. Cette plateforme est à l'origine de plusieurs "success stories", telles que l’anti-transpirant NIVEA Invisible for Black & White issu de la collaboration avec des experts du textile et des universitaires.

2.4.3.3. Les freins stratégiques

Au premier abord, la définition même des droits de propriété intellectuelle semble être en contradiction avec les pratiques proposées par le modèle de l’innovation ouverte. En effet, un brevet est un droit exclusif accordé à une entreprise qui lui permet d’interdire l’exploitation de sa technologie par des tiers. Il peut également être considéré comme un monopole temporaire accordé par un ou des états à l'entreprise le possédant [Jaffe et al. 1998], dans le but de promouvoir les inventions et le progrès technique [Griliches 1998]. Or, l'innovation ouverte préconise au contraire de permettre aux autres entreprises de profiter, moyennant contrepartie financière ou non, de la propriété intellectuelle externe ; brisant ainsi la situation de monopole accordée à l'entreprise. Ce paradoxe n'en est cependant pas vraiment un puisque ce sont l’ensemble des pratiques visant à conférer de la valeur à ses actifs immatériels qui s’inscrivent parfaitement dans le cadre défini par l’innovation ouverte. C'est pourquoi la gestion de la propriété intellectuelle peut également être considérée comme un paramètre stratégique de ce modèle.

Tout d’abord, la concrétisation et la formalisation de l’invention sous la forme d’une demande de brevet est une base de travail préliminaire à de futurs accords de collaboration entre différentes structures. En effet, la rédaction des demandes de brevets suit des standards très

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précis si bien qu’il constitue un document de communication pertinent pour l’échange d’informations techniques. Par ailleurs, le rôle de la propriété intellectuelle dans le management stratégique d'une entreprise est un paramètre connu de longue date [Pisano 2006]. Cela est particulièrement vrai dans l’industrie pharmaceutique, secteur pour lequel la propriété intellectuelle est un levier stratégique clé [Judd 2013]. Par ailleurs, peu d’entreprises communiquent sur leur capacité et leur volonté d'externaliser des idées développées en interne. Plusieurs raisons peuvent être envisagées à ses barrières, telles qu'une crainte de diffuser des connaissances stratégiques et ainsi donner des « joyaux » aux autres entreprises [Kline 2003].

En parallèle, des pratiques non-commerciales de partage de la propriété intellectuelle émergent. Ainsi, l’initiative WIPO Re:Search lancée en Octobre 2011 consiste en une plateforme d’échanges entre les laboratoires pharmaceutiques et les organismes de recherche. L’objectif est de partager gratuitement la connaissance et la propriété intellectuelle afin de trouver des traitements pour des maladies tropicales négligées telles que la malaria ou la tuberculose. Initiée par GSK, cette initiative a été rejoint par d’autres Big Pharmas tels que Pfizer, Sanofi ou encore AstraZeneca désireux de faire avancer la recherche pour le traitement de ces maladies et ainsi redorer leur blason auprès du grand public [Ziegler et al. 2014]. Ce type d'initiative tend à nuancer la vision bloquante de la propriété intellectuelle dans le processus d'innovation ouverte.