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FRANÇOIS JEQUIER, PROFESSEUR HONORAIRE

Dans le document VALÉRIAN ALLEZ (Page 57-61)

D’HISTOIRE À L’UNIL

RÜTLI, UNE VOIE POUR L’AVENIR.

Par Pierre Streit et Suzette Sandoz.

Ed. Cabédita ( 2015 ), 122 p.

durant la Seconde Guerre mondiale, le travail forcé, la colonisation ou les guerres coloniales de la France », rap-pelle le professeur honoraire d’histoire de l’UNIL François Jequier, qui a multiplié les écrits et les conférences sur ce qu’il appelle les « mémoires inégales face à l’histoire ».

Les années passant, cette notion de « devoir de mé-moire » est même devenue un enjeu de politique étran-gère. Alors que le concept invitait, à l’origine, les pays à réfléchir aux pages les plus sombres de leur propre his-toire, les nations l’invoquent désormais pour des épisodes historiques où elles n’ont joué aucun rôle. Suzette Sandoz relève ainsi que la Confédération, qui « ne s’est engagée qu’avec réserve dans la célébration d’événements histo-riques suisses pourtant décisifs, comme les commémora-tions des batailles de Morgarten et de Marignan, ou en-core le Congrès de Vienne de 1815, n’a pas eu les mêmes scrupules au moment d’inviter la Turquie à opérer un tra-vail de mémoire collective sur son passé, à propos du gé-nocide arménien de 1915 ».

La Suisse n’est pas la seule à s’ingérer de la sorte dans les histoires des autres pays, puisque cette pratique est

devenue un genre politique où chacun choisit ses causes.

Les Américains, pour ne prendre que cet exemple, ont ainsi choisi de reconnaître le génocide des Ukrainiens par les Soviétiques en 1932.

On observera enfin que ces revendications mémorielles portent sur des périodes historiques de plus en plus éloi-gnées de notre temps. Alors que le concept de crime contre l’humanité a été utilisé pour la première fois dans un Tri-bunal en 1945, à Nuremberg, pour qualifier les crimes nazis, Emmanuel Macron n’a pas hésité à l’utiliser pour la colonisation de l’Algérie par la France, qui a débuté en juin 1830. Et d’autres ont employé le terme de « génocide indien » pour qualifier la destruction des civilisations in-digènes qui vivaient sur le continent américain avant l’ar-rivée des premiers Européens, dès 1492.

Pourtant, face à cette inflation des polémiques mé-morielles, certaines critiques ont commencé à se faire entendre.

Les juges tirent le frein

Le premier grand coup de frein dans le développement ra-pide du « devoir de mémoire » est venu d’où on ne l’atten-dait pas : de la grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme. Cette instance a estimé, en octobre 2015, que les tribunaux suisses étaient allés trop loin en condam-nant le Turc Dogu Perinçek, qui a répété durant plusieurs conférences, notamment à Lausanne, que le génocide ar-ménien « était un mensonge international ».

L’affaire étant complexe et sensible, la Cour a longue-ment motivé sa décision. Si les juges se sont dits « complè-tement incompétents » quand il s’agit de décider s’il y a eu – ou non – un génocide en 1915, la Cour a quand même es-timé que « nulle vérité historique ne peut rester à jamais gravée dans le marbre ( ... ) et que les discussions sur l’his-toire sont un volet essentiel de la liberté d’expression ».

Comment, dès lors, fixer une limite claire entre ce qui reste interdit – « nier la Shoah », par exemple – et ce qui est désormais autorisé, comme taxer le génocide arménien

« de mensonge international »? Dans ses conclusions qui s’étalent sur près de 133 pages, la Cour a livré une sorte de boîte à outils. Les juges ont ainsi observé que Dogu Pe-rinçek, lors de ses conférences en Suisse, s’était exprimé face à « un auditoire acquis à ses convictions ». Ils ont es-timé que ses propos portaient sur « une polémique an-cienne » et que le requérant « n’a pas fait preuve de mépris ou de haine » à l’égard des victimes de 1915, puisqu’il a no-tamment « fait observer que les Turcs et les Arméniens ont vécu en paix pendant des siècles ».

Du coup, les juges ont décidé de tenir compte du

« contexte », et ils ont proposé une série de questions per-mettant de déterminer où se situe la limite à ne pas fran-chir : 1. Y a-t-il « un consensus général » sur les faits his-toriques concernés ? 2. Le pays où l’on parle a-t-il joué un rôle dans l’épisode historique évoqué ? 3. Y a-t-il « un dé-SUZETTE SANDOZ

Professeure honoraire de Droit à l’UNIL.

Nicole Chuard © UNIL

DROIT

ARMÉNIE

Des veuves et des en-fants arméniens, en sep-tembre 1915. La recon-naissance du génocide pose des problèmes politiques.

© Rue des Archives/Everett

Allez savoir ! N° 66 Mai 2017 UNIL | Université de Lausanne 59 calage dans le temps » entre les atrocités et « la résurgence

d’un débat polémique », sachant que le temps « en atténue les conséquences » ?

En clair, les juges ont estimé que, quand on a affaire à des épisodes controversés, qui ne concernent pas directe-ment le pays où l’on s’exprime et qui sont suffisamdirecte-ment éloi-gnés dans le temps, on doit pouvoir en débattre sans limites.

Notons enfin que cet arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme est venu remettre un peu d’ordre dans un domaine où régnait une confusion considérable. Notam-ment parce que les interdits varient sensibleNotam-ment d’un pays à l’autre, comme l’a montré une étude menée par des cher-cheurs de l’Institut suisse de droit comparé ( rattaché à la Confédération, et installé sur le campus de l’UNIL ), qui est citée par les juges dans leur argumentaire.

Mais aussi parce que les interdits concernant ces ques-tions mémorielles ne sont pas toujours définis avec un maxi-mum de précision. En droit suisse, par exemple, « la loi ne parle jamais de devoir de mémoire, précise Suzette San-doz. Cette notion est parfois évoquée par le Parlement ou le Tribunal fédéral. Au fond, la seule manifestation du devoir

de mémoire, ce sont les dispositions du droit pénal –le fa-meux article 261 bis – qui visent celui qui cherchera à jus-tifier un génocide ou d’autres crimes contre l’humanité. »

Pour la juriste de l’UNIL, « la Cour européenne a donné un coup d’arrêt facile à l’extension du devoir de mémoire, parce que le génocide arménien pose plusieurs problèmes politiques. Les juges de Strasbourg, qui sont très politi-sés, savent bien que ce procès pose encore la question de nos relations avec la Turquie et avec le monde musulman, analyse Suzette Sandoz. C’est aussi l’échec d’une tentative d’utiliser la loi pour éduquer les foules, ce qui est toujours mauvais, parce que le droit doit suivre, et pas précéder. »

Les historiens échappent aux procès

Ceux qui ont le plus soupiré de soulagement en découvrant le jugement de la Cour européenne des droits de l’homme, ce sont probablement les historiens. Surtout ceux qui tra-vaillaient sous la menace permanente des procès. L’affaire Olivier Grenouilleau en témoigne, comme le rappelle vo-lontiers le professeur Jequier. Cet historien français est no-tamment l’auteur d’un ouvrage sur Les traites négrières.

Essai d’histoire globale, qui confronte ses recherches per-sonnelles à celles de nombreux confrères américains et anglais. Le livre a reçu de nombreux prix, notamment de l’Académie française, et pourtant, cet historien sérieux a été accusé par un collectif d’Antillais, Guyanais, Réunion-nais de « négation de crime contre l’humanité ».

La faute d’Olivier Grenouilleau? Il a déclaré dans une in-terview accordée au Journal du dimanche, que « l’esclavage s’est étendu sur 13 siècles, et que les traites négrières ne sont pas des génocides, car elles n’avaient pas pour but d’ex-terminer un peuple. L’esclave était un bien qui avait une va-leur marchande et qu’on voulait faire travailler le plus pos-sible. Le génocide juif et la traite négrière sont des processus différents. Il n’y a pas d’échelle de Richter des souffrances. »

Sur la base de cette déclaration, le collectif a demandé que le chercheur soit suspendu de ses fonctions universitaires pour révisionnisme, avant de retirer la plainte, quand le col-lectif a découvert à quel point la démarche était mal accueil-lie par des historiens de tous bords politiques, qui ont été près de 600 à réclamer la liberté pour les recherches scien-tifiques, dans un appel publié par le quotidien Libération.

Pour François Jequier, cette affaire témoigne « d’un ma-lentendu classique », parce que « l’histoire n’est pas la mé-moire ». Les prestigieux signataires de l’appel paru dans Libération ne disent pas autre chose. D’Elisabeth Badinter à Marc Ferro ou Pierre Nora, ils rappellent que « l’histoire n’est pas la morale. Elle n’a pas pour rôle d’exalter ou de

condamner, elle explique. L’histoire n’est pas non plus la mémoire. L’historien, dans une démarche scientifique, re-cueille les souvenirs des hommes, les compare entre eux, les confronte aux documents, aux objets, aux traces et éta-blit les faits. L’histoire tient compte de la mémoire, elle ne s’y réduit pas. »

Notamment parce que « chaque individu a un rapport particulier à la mémoire, poursuit François Jequier. Au-jourd’hui, le devoir de mémoire fait recette, mais de quelle mémoire parle-t-on? » Et le professeur honoraire de citer l’exemple complexe du général Dumas, père de l’écrivain Alexandre Dumas, qui « était à la fois le fils d’une esclave et du maître de cette esclave, le marquis Davy de la Paille-terie. Le général Dumas était donc à la fois descendant d’es-clave et de l’esclavagiste qui l’a affranchi. »

Enfin, dernière difficulté, le devoir de mémoire, tel qu’il est pratiqué aujourd’hui, crée des injustices que François Jequier appelle « les mémoires inégales ». Le professeur ho-noraire se souvient d’un travail de séminaire à l’UNIL, où l’un de ses étudiants a observé que, « en 1932-33, il y a eu une famine-génocide en Ukraine qui a fait environ 6 mil-lions de morts. Qui d’entre nous, avant de suivre ce sémi-naire sur les massacres et les génocides au XXe siècle, en connaissait l’existence ? »

Et pourtant, un peu moins de deux décennies après le génocide arménien, et un peu moins d’une décennie avant l’Holocauste, il y a eu cet épisode que les Ukrainiens

ap-ESCLAVAGE

Chasse aux esclaves fugi-tifs dans le sud des Etats-Unis. Gravure du XIXe siècle.

© Granger NYC/Rue des Archives

COLONISATION

Affiche de propagande en faveur de l’Algérie française, 1957.

© Granger NYC/Rue des Archives

Allez savoir ! N° 66 Mai 2017 UNIL | Université de Lausanne 61 pellent Holodomor ( littéralement l’extermination par la

faim ), qui propose un « bel exemple de mémoires inégales.

Des millions de morts face à l’histoire qui n’ont pas la même densité, la même visibilité, la même reconnaissance mémo-rielle », relève François Jequier.

Les politiciens ont des problèmes à résoudre dans l’urgence

Reste à constater, après le coup de frein des juges et les pé-titions des historiens, que les derniers grands praticiens du devoir de mémoire restent les politiciens. Parce que, quand les scandales du passé deviennent des affaires politiques, ils ne portent plus seulement sur des questions historiques, morales ou philosophiques. « Il y a encore, souvent, un pro-blème à résoudre dans l’urgence, observe le politologue de l’UNIL René Knüsel. Les fonds en déshérence, ils étaient là, et il fallait trouver une solution. C’est un peu la même chose dans l’affaire des enfants placés : la Confédération s’est re-trouvée face à de nombreuses personnes qui s’étaient tues, qui sont venues témoigner et à qui il fallait répondre vite. »

Dans cette affaire des enfants qui ont été enlevés à leurs familles pour être placés dans des institutions ou chez des personnes qui ont abusé d’eux, le politologue « a pu observer des choses tout à fait étonnantes. Tout à coup, le Conseil fédéral s’est senti contraint de prendre position sur une affaire que l’on connaissait vaguement, mais dont les derniers cas remontaient à 1981 et qui avaient été

re-couverts par une chape de silence. C’est ce déni qui a servi de déclencheur à la crise », estime René Knüsel, mais pas seulement. « Quand on parle de devoir de mémoire au sens large, on estropie le terme. Il faut rappeler que le devoir de mémoire est, au départ, un devoir qui incombe aux vic-times qui sont tenues de témoigner, pour que cela ne se reproduise jamais. »

Dans l’affaire des enfants placés, « ces témoignages ont été suffisamment nombreux et poignants pour provoquer un consensus rapide parmi la classe politique suisse. Ainsi, en avril 2013, Simonetta Sommaruga a demandé pardon au nom du Gouvernement, après les excuses d’Eveline Wid-mer-Schlumpf de 2010.A ma grande surprise, il n’y a pas eu grande discussion aux Chambres : tout le monde était d’accord, et la Confédération mettra 300 millions dans un fonds destiné à indemniser les victimes. » L’affaire ne s’ar-rête pas là : la Confédération financera encore un PNR 76 intitulé « Assistance et coercition. Passé, présent et ave-nir ». « L’idée, précise le chercheur de l’UNIL qui a parti-cipé à son élaboration, c’est de lancer une recherche afin de savoir, entre autres, ce que l’on peut tirer de cette mé-moire pour le futur. »

Que retenir du passé quand on veut construire un ave-nir ? Ne faut-il vraiment reteave-nir que le pire ? C’est la ques-tion posée par Suzette Sandoz dans un petit livre intitulé Rütli, avant de proposer d’élargir le devoir de mémoire aux évènements positifs dont on devrait s’inspirer. Pour rete-nir « l’histoire en général, avec ses hauts faits et ses hor-reurs, ses sacrifices et ses trahisons, ses petitesses et ses grandeurs. Parce qu’on ne peut pas aimer la communauté dans laquelle on vit sans en connaître les bons et les mau-vais moments. » La professeure propose notamment de pla-cer dans cette liste le discours du général Guisan de 1940, sur la prairie du Rütli. Et aussi « l’histoire des alliances et des conventions suisses, comme la racontait Etienne Gri-sel, dans ses cours à l’UNIL, parce qu’il a très bien montré à quel point nous vivions dans un pays où l’on a toujours eu envie que les choses puissent être réglées pacifiquement, via des conventions et des accords avec d’autres pays ».

A ce sujet, on observera qu’Emmanuel Macron marche dans la même direction, lui qui a proposé une sorte de « de-voir de mémoire pour tous ». C’était en février 2017 au mee-ting à Toulon, quand il tentait de désamorcer la polémique sur le « crime » de colonisation. « Notre histoire, elle est com-plexe, a lancé le politicien. Nous devons la regarder en face, avec ce qu’elle comporte de positif et de négatif. Mais il y a aussi un devoir de mémoire en face, en Algérie. Il faut re-connaître le bon et le mauvais et faire, chacun, son travail afin de réconcilier les mémoires. »

Autant d’idées qui laissent imaginer que, après des dé-cennies de polémiques, nous sommes peut-être en train d’imaginer des manières efficaces de déminer le champ de bataille et d’apaiser les mémoires qui ont été blessées par l’histoire. 

UKRAINE

Une famine-génocide appelée Holodomor a fait environ six millions de morts en 1932-33.

Cet évènement est peu connu : un exemple des

« mémoires inégales ».

© akg-images /Pictures From History

Dans le document VALÉRIAN ALLEZ (Page 57-61)

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