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Les formes spatiales du hors-champ

La dimension spatiale qualifie la structure du tableau, la composition. Les différentes manières d'activer cette structure, de mettre en œuvre la composition, témoignent d'un rapport continu au hors-champ dans ma pratique. La spatialité en tant que dimension du hors-champ implique inévitablement la prise en compte du support : le châssis, aux dimensions et aux formats variables mais aussi, la toile comme telle, donc la trame, la texture, l'apprêt. La composition intègre ces données en relations étroites avec l'idée de marge, de limite, de frontière. C'est aussi selon ces notions qu'est construit l'espace pictural du tableau. Mes tableaux se composent ultimement par fractures, par des démarcations et des délimitations radicales qui scindent l'espace en parties, en diverses unités d'image. Ces unités établissent leurs espaces en relation à l'espace contigu, qui agit dès lors comme un extérieur de l'espace adjacent. Les interventions qui composent ces parties, ces marges des tableaux, sont spatialisantes, en ce qu'elles révèlent la matérialité du tableau, sa limite réelle, et la fin de l'image, sa limite idéelle, d'un même mouvement. La surface morcelée du tableau est investie d'éléments provenant de différents registres de la peinture - signes géométriques ou représentations connotées - qui se juxtaposent pour

G. Didi-Huberman, Ce que nous voyons ce qui nous regarde, op. cit., p. 85. 45 Ibid., p. 125.

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amplifier encore cet effet antagoniste de fracture. Le cadrage ici est la notion spécifique qui intervient dans cette dynamique spatiale, proposant que chaque unité d'image comporte un lieu autre, un ailleurs, une structure qui la supporte ou l'entrave. L'externalité devient une notion qui s'ajuste à ce type de composition. Le hors-champ est opérant en tant que construction et conception.

Les formes temporelles du hors-champ

La dimension temporelle réfère au contenu du tableau, au sujet, dans sa relation à l'Histoire. La conception de l'image en tant que document qui se réactualise sous le regard subjectif de l'observateur, atteste du rapport étroit que ma pratique entretient avec le hors- champ. Ici le hors-champ devient une posture mentale, celle qui nous pousse à l'interprétation, à l'association, à la représentation, bref à comprendre les choses à l'aune de ce que l'on connaît déjà. Les éléments iconographiques ainsi que les signes et les formes géométriques présents dans mes tableaux sont, en ce sens, tous connotes : ils comportent tous des referents plus ou moins explicites; ils sont allusifs. L'impossibilité d'une image, d'un signe autonome ou littéral, implique nécessairement un écart temporel, une projection dans le temps historique ou mémoriel, qui est efficient dans la prise en compte de toute peinture. Dans cette perspective, ma pratique affirme ce rapport à l'Histoire inscrit en filigrane de chaque élément pictural, non seulement dans une histoire événementielle mais, selon une approche reflexive, dans une histoire de l'art. Ainsi, l'image représentée en noir et blanc d'un bateau qui coule dans de l'eau noire, peut référer spécifiquement à la catastrophe pétrolière de l'Exxon Valdès par exemple, cependant qu'elle réfère aussi, par le fait d'être peinte, à la photographie et au cinéma. Il en est de même pour un carré noir peint au centre de la toile. Évidemment, il fait composition et pourtant, il impose inéluctablement une certaine référence à Malévitch, au constructivisme russe ou au minimalisme, tandis qu'il peut également évoquer une prison. Ces interprétations de l'image ou du signe, proche du positivisme historique, est la forme temporelle principale du hors-champ. Le rapport au temps est aussi investi dans cette façon très photographique de fixer un moment particulier,

de l'extraire ou de l'isoler du mouvement qui l'engendre. On conçoit les images représentées dans mes tableaux selon le mode de présence de l'arrêt sur image. Cette fixation dans le temps ne participe pas d'une possible illustration de l'histoire, d'une narration d'un récit, mais plutôt d'un constat des faits sous la lentille de la mémoire. Ce moment figé révèle le reste qui s'oublie : l'invisible rendu visible par l'image de sa disparition.

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Le hors-champ comme système pictural se comprend à la fois comme une conception théorique de la peinture et comme une méthode pratique de construction des tableaux. Ce système est efficient dans la mesure où il constitue une approche personnelle, particulière aux développements propres de ma pensée dans la pratique de la peinture. Le hors-champ n'est pas envisagé comme un concept général pour orienter et interpréter les pratiques picturales actuelles mais comme une spécificité de mon approche qui relève de multiples correspondances et influences, différentes strates de pensées et différentes expériences picturales. Le hors-champ comme système pictural est empirique; il constitue la forme décisive que prend une recherche établie sur deux ans de création, aussi est-il dit critique.

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LES PROCÉDÉS DU HORS-CHAMP

Les procédés sont les formes particulières que revêt le déroulement de mon processus de création. Les procédés sont à la limite de la théorie et de la pratique : ils s'inscrivent conceptuellement dans le système pictural du hors-champ et se matérialisent de manière factuelle dans les peintures. Ils agissent en cela comme des expédients, comme les véritables outils de ma pratique. Les principaux procédés issus de mon processus pictural sont ici examinés à la lumière de leurs contenus théoriques et de leurs comportements dans la pratique.

La couleur

La couleur est une donnée sensible qui agit selon différentes dimensions : comme fait et comme signe. Elle se conçoit pour elle-même, littéralement, comme un fait, lorsqu'elle est envisagée pure, sans référence autre que sa propre présence. Dans mes peintures, sa formalisation en chartes présente cet aspect fondamental de la couleur. Cependant, la couleur en tant que fait, s'inscrit dans la pensée du hors-champ comme une aporie. La juxtaposition de données de couleurs pures dénote une impossibilité de leur objectivité puisque leurs relations sont manifestes et changent la perception de chacune des zones colorées. Ainsi est mise en jeu l'interaction de la couleur selon une dynamique perceptuelle. Les effets physiologiques et optiques que la couleur produit participent aussi de ce rapport à la perception. Dans mes tableaux, la couleur en tant que signe est utilisée comme moteur réflexif questionnant l'espace de représentation propre à la discipline de la peinture. Admettant que la couleur est un signe ou un langage qui provient naturellement d'un référant dans le monde, elle devient l'objet d'une investigation sur le sens qu'elle donne aux images en présence. Ainsi, il ne suffit que d'une zone bleue pour signifier le ciel, du vert pour l'herbe, du blanc pour un mur, pour une paroi, du noir pour un creux, pour un trou. Associée à des éléments iconographiques, la couleur déploie cette signifiance intrinsèque qui devient effective dans le tableau. Enfin, le gris est fondamental dans cette

dynamique en ce qu'il exprime la neutralité. Il est l'entre-deux indispensable face auquel toute couleur s'incarne en tant que signe. Il est le plus souvent mis à l'épreuve dans ma peinture pour représenter des images; son rapport à la photographie devient alors évident.

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Figure 17

La géométrie

D'une manière similaire à la couleur, la géométrie entretient une fonction signifiante dans ma pratique picturale. L'impossibilité de la forme littérale a été explicitée dans le chapitre précédent. Cependant, il apparaît que la géométrie, considérée en dehors d'une esthétique décorative, peut s'orienter vers une dynamique objective qui tient compte de la symétrie ou l'asymétrie dans une idée de relation à l'espace pictural. Dans ce sens, prise pour elle- même, la géométrie se développe dans mes tableaux comme un procédé de composition qui influence et légitime les délimitations radicales d'espace et d'unité d'image dont il était question précédemment. La géométrie intègre aussi la notion de rythme, de répétition et ultimement de différence dans mon travail. En répétant un même élément plusieurs fois, un mouvement est introduit qui manifeste négativement l'aspect figé de la toile, tout en proposant une projection dans le temps de l'image. Les différences singulières qui

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apparaissent par la répétition d'éléments géométriques témoignent de ce rapport au temps, lente progression inéluctable de ce qui ne sera plus jamais le même. Autrement, la forme géométrique est utilisée dans mes peintures en considération du phénomène de correspondance; le carré devient une cellule, le triangle, une montagne, le cercle, un orbe, la ligne, l'horizon, etc.

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Figure 18

L ' i m a g e photographique

L'image photographique comme procédé pictural implique un rapport à l'Histoire et à la mémoire. La nature du document et la façon de le rendre en peinture sont essentielles dans cette dynamique. L'image représentée sur la toile est une unité qui est vidée de son sens spécifique en regard de l'Histoire, au profit d'un sens contextuel qui se déploie dans l'environnement de la toile. Ce sens atteste de la disparition de l'image dans le temps et conduit à la considérer formellement comme un simple élément du tableau. Parallèlement, l'image représentée exprime sa qualité de document et se relie en cela à l'Histoire que l'on se remémore. L'image photographique représentée comporte des données qui sont traduites

de façon non explicite par l'inconscient collectif; l'ambiance du tableau en découle irrémédiablement.

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Figure 19

La marge

La marge est le procédé pictural par excellence qui soutient, dans ma pratique, le développement du hors-champ comme système pictural. Comprise littéralement comme la bordure, l'espace blanc autour d'une page imprimée, elle s'énonce, en tant qu'entité conceptuelle, en terme « d'intervalle d'espace ou de temps », de « latitude dont on dispose entre certaines limites ». La marge agit à deux niveaux dans mon processus pictural : en tant qu'élément de composition, de structure de la toile, et en tant qu'écart dans le temps du tableau considéré comme image dialectique. Il est alors intéressant de noter la signification de marginalité comme anticonformisme. L'utilisation de la marge dans la construction des tableaux sert, d'une part, à définir les plans de la composition originale, et, d'autre part, à révéler, dans une approche reflexive de la peinture, le support du tableau. Les interventions marginales, qui touchent à la bordure, ont pour effet de mettre en évidence cette matérialité

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de la limite spatiale de Y objet-tableau : la marge agit en ce sens comme représentation de l'espace de représentation. Cependant, dans une extension de ses termes, la marge peut s'incorporer en plein centre du tableau et ainsi se constituer en tant que délimitation de deux espaces contigus, l'intervalle entre une fin et un début. Le procédé de la marge prend des formes variées que l'exploration picturale n'a pas épuisées. La marge, s'ajustant à la notion de hors-champ, se considère aussi temporellement comme la marque d'une distance, le passage dans une autre dimension qui implique des échanges accrus entre ses deux plans. La ligne du temps chronologique est une bonne schématisation du concept spatial et temporel de la marge.

Le résidu

Le résidu comme procédé du hors-champ justifie les références aux outils de fabrication du tableau dans le tableau. Le résidu devient l'indice de l'aspect processuel de la peinture, la trace de la pratique picturale. L'incorporation de représentation de ruban de masquage par exemple, procède de cette dynamique. L'accident, considéré selon les termes du résidu, n'est pas corrigé dans mes peintures. Les coulures, les salissures, les marques incongrues demeurent sur la toile dans la perspective où ils révèlent la matérialité et le travail physique de la peinture.

Le titre

Le titre, ou le nom donné aux choses et en l'occurrence aux peintures, bien que plus extérieur au processus de création en ce qu'il arrive le plus souvent a posteriori, demeure un procédé important dans ma démarche. En relation étroite avec la pensée du hors-champ, le titre élargit ou, au contraire, restreint le champ d'action des tableaux dans leurs rapports à la représentation. Ainsi, un tableau abstrait, un carré noir sur un fond blanc par exemple, intitulé « prison » ou « carré » n'a ni la même signification, ni le même impact sur l'observateur. De même, un tableau représentant en gris une maison au bord d'un lac dont le titre est « Gris » perd sa dimension champêtre. Le jeu linguistique que permet la dénomination active l'image dans un rapport continu au hors-champ et interpénètre l'image et le sens de l'image selon une dynamique dialectique.

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ACTUALISATION

Chapitre III

Ce dernier chapitre s'attache à présenter concrètement mon travail en peinture. Cette actualisation de mon processus pictural s'accomplit au travers de l'analyse détaillée de certains tableaux dits emblématiques. Cette sélection des œuvres s'est opérée en regard de l'actualité des tableaux selon des critères essentiels : chacun de ces tableaux constitue un point nodal de l'évolution de ma démarche, ils entretiennent un rapport explicite aux notions abordées dans cet essai et leur réalisation est récente. Afin d'appuyer leur caractère emblématique et original, les tableaux seront présentés selon l'ordre chronologique de leur réalisation.

La dernière partie de cet essai constitue une description précise de l'exposition Le Monument46. L'inventaire de cette exposition est envisagé sous l'angle général d'une

observation qui tient en compte la forme, la représentation et le lieu, dans un rapport continu au hors-champ comme système pictural critique. En annexe de cet essai, une documentation de l'exposition est présentée.

TABLEAUX EMBLÉMATIQUES

Mire II

Figure 21

La mire, comme intitulé de ce tableau et comme notion technique, active ici l'idée de marge comme procédé pictural et ultimement le concept du hors-champ. La mire est un « signal fixe servant à déterminer une direction par une visée », ainsi, la vision est rendue possible par la structure qui la détermine. C'est-à-dire que ce qui est vu - l'objet de la vision - est nécessairement juxtaposé à des éléments - repères, jalons - qui permettent de juger de ses qualités : échelle, distance, mouvement, etc. La mire d'un fusil, par exemple, comporte des graduations auxquelles le tireur se fie pour atteindre sa cible. Le viseur de la caméra transmet des informations pour ajuster l'image. Dans cette perspective, une représentation d'une image photographique cohabite dans le tableau avec des éléments formels qui s'ajustent dans les marges. La composition est déterminée par les marges qui, comme nous l'avons déjà expliqué, révèlent à la fois le support, la limite de la toile, et

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scindent l'image en différentes unités qui s'extraient de leurs contextes originaux pour former un nouvel ensemble.

Ainsi la représentation du bateau qui coule est comprise en relation aux signes qui l'entourent. Cette scène de catastrophe mise en rapport avec la répétition des parallélogrammes verts dont le dernier s'efface, introduit l'idée d'une fin inéluctable, d'une disparition. Les chiffres à droite, qui semblent s'inscrire dans une bande passante, suggèrent l'idée de continuité. Le rapport visuel à la pellicule photographique apparaît évident. Ce tableau est emblématique de l'image dialectique dont il est question plus haut, en ce que les éléments, représentations et signes, s'affrontent pour enrichir et complexifier la totalité de l'image. Une interprétation en référence à l'histoire, spécifique - des catastrophes maritimes, de la peinture - et générale - sur la notion d'histoire et sur la mémoire - pourrait ici être entreprise. Restons-en cependant à l'information visuelle qui est divulguée dans le tableau de façon factuelle. Le fond blanc révèle la surface sur laquelle se posent les éléments à la manière d'un collage. Le gris de l'image représentée atteste d'un rapport à la photographie cependant qu'en relation avec les signes colorés, il est investi d'une profondeur qui semble fixer cette unité d'image sur un autre plan, plus éloigné. La composition générale entretient un équilibre précaire qui est maintenu justement par le cadrage qui est à la base de mon approche picturale. Le hors-champ est investi sans équivoque, de manière formelle et conceptuelle.

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Figure 22

« Treshold » se traduit littéralement par le terme « seuil ». Le seuil implique ici une dimension dialectique de l'image : il s'agit de l'entrée [de la maison], du pas [de la porte], de la limite et de la connexion entre deux niveaux, intérieur et extérieur. Ce tableau fait état de ce fait, selon une perspective reflexive sur la discipline de la peinture en ce qui a trait à l'espace de représentation. La configuration de la toile se base sur la photo d'un écran de ciné-parc situé en pleine nature, à l'orée d'un bois. Considérant l'écran de cinéma comme l'espace de représentation par excellence, il apparaissait intéressant de représenter ce support à la représentation selon les modalités de la peinture. Au centre du tableau se présente donc l'écran où se déploie, en place de la projection du film, une charte de couleurs. L'environnement de l'écran devient alors la marge du tableau qui contient l'image représentée en gris d'une forêt, d'un sol et d'un ciel. Cette inversion des termes de la représentation, par le processus de la peinture, entretient l'interaction ou le balancement entre différents registres, propre à une pensée du hors-champ. Le tableau énonce les

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différents langages de la peinture et concilie leur apparition. L'échange entre ces intérieurs et extérieurs du tableau devient omniprésent, au point de qualifier cet écart en tant que caractéristique de la peinture. Dans cette perspective, les couleurs circonscrites dans des carrés au centre du tableau comportent une dimension perceptuelle tout en étant les signes de l'image représentée tout autour : signifiants un monde naturel duquel les couleurs auraient été extraites. Dans le même sens, la représentation marginale de l'environnement naturel agit sur les entités formelles par son caractère photographique, tout en référant au processus de réalisation de la toile par l'aspect gestuel de sa facture. Ainsi, il s'agit bien de la mise en jeu de l'espace de représentation comme caractère inhérent de la peinture envisagée tant du point de vue formel que conceptuel.

Holzwege

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Figure 23

Le tableau intitulé « Holzwege », en référence au titre du célèbre livre de Heidegger, s'envisage de façon similaire au précédent, différant cependant par la manière dont s'intègrent ses composantes dans un tout plus uniforme. En cela, il constitue le point le plus

avancé de ma démarche picturale. On ne saurait ici dire lequel des deux registres de la peinture est subordonné à l'autre, car les unités d'image se superposent désormais. La représentation d'une forêt où s'avance un chemin - toujours en gris, ce gris de la photographie - introduit une perspective illusionniste qui supporte les interventions géométriques en aplat. Un carré noir parfait est situé exactement au centre du tableau, littéralement comme un trou, une découpe, une impossibilité. La marge blanche du bas, de même qu'elle signifie un rapport à la photographie, vient renforcer encore ce vide au centre par sa proéminence, une paroi, la surface, une réalité. L'étroite marge bleue du haut, alors qu'elle agit comme un signe du ciel dont elle établit les limites, circonscrit l'ensemble du tableau dans un cadre solide. De la totalité de ce tableau carré se dégage une ambiance

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