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PARA : le hors-champ comme système pictural critique

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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PEIO ELICEIRY

PARA

Le hors-champ comme système pictural critique

Mémoire présenté

à la Faculté des études supérieures et postdoctorales de l'Université Laval dans le cadre du programme de maîtrise en Arts visuels

pour l'obtention du grade de Maître es arts (M.A.)

ECOLE DES ARTS VISUELS

FACULTÉ D'AMÉNAGEMENT, D'ARCHITECTURE ET DES ARTS VISUELS UNIVERSITÉ LAVAL

QUÉBEC

2012

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RÉSUMÉ

Ce document présente ma pensée sur l'art et la peinture en particulier : il est un auxiliaire de ma démarche artistique. Composé en trois parties, il concilie la théorie et la pratique de la peinture selon une approche du hors-champ en tant que fondement d'un système pictural. Le premier chapitre élabore une chronologie historique sélective sur laquelle se fondent les réflexions ultérieures. Le second chapitre s'attache à définir le hors-champ en tant que méthode picturale personnelle. Le dernier chapitre comporte les analyses descriptives de tableaux dits emblématiques et présente l'exposition individuelle intitulée LE MONUMENT

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AVANT-PROPOS

Je remercie :

Marcel Jean, qui prend la peinture au sérieux, Pascale Bédard, pour son appui quotidien,

La Galerie des arts visuels de L'Université Laval,

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Introduction 7 Chapitre I

Influences théoriques et correspondances visuelles 9

New York 1960 10 Critiques et actualisations 17

Le retour de la figuration 21

Francis Bacon : le constat des faits sensibles 21 Gerhard Richter : la photographie comme objectivité 23

Luc Tuymans : l'esprit cinématographique 24

Chapitre II

Le hors-champ comme système pictural 26

Analogie du système 27 La méthode du hors-champ 29

Les formes spatiales du hors-champ 31 Les formes temporelles du hors-champ 32

Les procédés du hors-champ 34

La couleur 34 La géométrie 35 L'image photographique 36 La marge 37 Le résidu 39 Le titre 39 Chapitre III Actualisation 40 Tableaux emblématiques 41 Mire II 41 Treshold 43 Holzwege 44 Le Monument 46 Conclusion 51 Bibliographie 52 Annexe 54

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TABLE DES FIGURES

Figure 1. Barnett Newman, Vir Heroicus Sublimis, 1950, huile sur toile, 242 x 513 cm Figure 2. Donald Judd, Untitled, 1962, acier, 300 x 50 x 25 cm

Figure 3. Donald Judd, Untitled, 1962, contreplaqué, sable et verre, 118 x 118 x 10 cm Figure 4. Robert Morris, Untitled (L-Beams), vue de l'installation à la Green Gallery, New York, 1965

Figure 5. Frank Stella, Die Fahne Hoch, 1959, émail sur toile, 258 x 185 cm

Figure 6. Frank Stella, Plant City, 1963, peinture métallique sur toile, 244 x 244 cm Figure 7. Peter Halley, Ideal Home, 1985, acrylique Day-Glo sur toile, 163 x 163 cm Figure 8. Peter Halley, Prison, 1985, acrylique Day-Glo sur toile, 163 x 163 cm Figure 9. Francis Bacon, Du sang sur le plancher, 1986, huile sur toile, 198 x 148 cm Figure 10. Francis Bacon, Femme allongée, 1961, huile sur toile, 199 x 142 cm Figure 11. Francis Bacon, Figure dans une pièce, 1964, huile sur toile, 198 x 148 cm Figure 12. Gerhard Richter, Renate und Marianne, 1964, huile sur toile, 135 170 cm Figure 13. Gerhard Richter, Uecker, 1964, huile sur toile, 47 x 29 cm

Figure 14. Luc Tuymans, Reinard de Vos, 1993, huile sur toile, 77 x 65 cm Figure 15. Luc Tuymans, Animation, 2002, huile sur toile, 174 x 250. Figure 16. Péio Eliceiry, Construction, 2010, huile sur toile, 83 x 74 cm Figure 17. Péio Eliceiry, Paysage, 2010, huile sur toile, 153 x 179 cm

Figure 18. Péio Eliceiry, Blockhaus, 2010, huile sur papier marouflé sur bois, 150 x 167 cm Figure 19. Péio Eliceiry, Mire I, 2011, huile sur toile, 153 x214 cm

Figure 20. Péio Eliceiry, Viaduc, 2011, huile sur toile, 46 x 60 cm Figure 21. Péio Eliceiry, Mire II, 2011, huile sur toile, 153 x 214 cm Figure 22. Péio Eliceiry, Treshold, 2011, huile sur toile, 132 x 152 cm Figure 23. Péio Eliceiry, Holzwege, 2011, huile sur toile, 94 x 95 cm Figure 24. Cartes postales

Figure 25. Carte postale

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PARA est un élément dérivé du grec napâ dont les significations sont variables. Généralement, il manifeste l'idée de décalage; d'un écart temporel ou spatial. Particulièrement, associé à des mots précis, il s'interprète de manières caractéristiques : « à côté de », ainsi parallèle, « au-delà de », ainsi paranormal, « incorrect » ou « anormal », ainsi paradoxe, « similaire à », ainsi fièvre paratyphoïde, « subsidiaire » ou « assistant », ainsi paramédical, et enfin « parer », « contrer », ainsi parachute.

PARA constitue le titre de cet essai pour sa qualité de préfixe. Comme élément de formation des mots, il précède le radical et le relativise; il s'agence à un ensemble qu'il qualifie et dynamise. Par analogie, il s'ajuste en tant que pré-titre à cet ouvrage théorique pour lui conférer son sens véritable; celui de parallèle et d'assistant à ma pratique picturale.

PARA, en regard de la notion générale de décalage qui s'en dégage, illustre - c'est-à-dire met en lumière - de façon exemplaire ma pratique picturale. Le sous-titre de ce document s'attache à préciser ce rapport sémantique. Le hors-champ en tant que système - non plus comme simple procédé photographique et cinématographique - constitue le processus pictural et mental selon lequel je travaille dans une conception de la peinture comme entité dialectique. Nous verrons dans cet essai comment le hors-champ est érigé au niveau de concept pour circonscrire les paramètres de ma pratique dans un système ouvert.

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Cet ouvrage est construit en trois parties tel un triangle equilateral afin de lui assurer stabilité et dynamisme. Chaque partie peut se lire indépendamment mais prend un sens précis en regard des autres; comme le hors-champ en tant que système prend pour principes fondamentaux l'association et la référence, ce texte implique des renvois fréquents à toutes ses dimensions et une économie d'interchangeabilité. Il est constitué d'un réseau de notions, de propositions et de faits qui s'amplifient dans leurs connexions.

Dans le premier chapitre, nous verrons les développements théoriques de la pensée sur l'art en rapport à l'apparition de pratiques artistiques qualifiées de minimalistes et de celles se réclamant d'un retour à la figuration. Dans une perspective critique, des correspondances conceptuelles et visuelles seront établies avec ma pratique.

Dans le second chapitre, nous emprunterons la voie qui mène à considérer le hors-champ comme méthode, selon une approche systémique. Nous revisiterons les notions de système et de concept opératoire auxquelles s'ajustent les procédés picturaux, tant matériels que conceptuels, en une unité dialectique autonome.

Dans le chapitre final, nous analyserons, par un bref survol de tableaux dits emblématiques réalisés lors du cursus de maîtrise, l'implication réelle et la matérialisation concrète du concept de hors-champ en tant que système dans ma peinture. Enfin, nous terminerons par une description critique de l'exposition Le Monument qui aura lieu du 20 octobre au 13 novembre 2011 à la Galerie des arts visuels de l'Université Laval.

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Chapitre I

Ce chapitre premier expose un retour historique critique sur différentes conceptions de la peinture et de l'art en général. Il se présente sous la forme d'une chronologie non exhaustive, puisque les pratiques et les théories analysées sont déterminées subjectivement par l'intérêt et les répercutions visibles qu'elles suscitent dans ma pratique picturale quant à ses fondements historiques, visuels et conceptuels. Cette analyse prend appui sur les événements artistiques incontournables qui prennent corps principalement à New York au cours des années 1960 et le flot discontinu de réactions qu'ils provoquèrent. Cette circonstance est choisie comme point de départ puisqu'elle apparaît emblématique d'une époque dont nous sommes directement tributaires. L'apparition de l'art dit minimaliste, en réaction à une dite idéologie moderniste, constitue, en particulier, un moment clef où la théorie remet en question l'espace de représentation et le statut de la peinture et de l'art en général. Réciproquement, l'art remet en question la théorie quant à ses bases idéologiques et ses méthodes. Il s'agit donc d'un espace décisif où l'impossibilité d'une approche systématique radicale de l'art est mise à jour ainsi que la nécessité de développer des systèmes ouverts, polarisants, non restrictifs, dialectiques.

Le retour de la figuration est envisagé à la fin de ce chapitre. La question de la représentation comme telle se cristallise ici autour de trois approches contemporaines : celles de Francis Bacon, de Gerhard Richter et de Luc Tuymans. Il apparaissait nécessaire d'inscrire la figuration en parallèle de l'abstraction puisqu'apparemment opposées, elles sont associées dans ma pratique.

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NEW YORK 1960

What you see is what you see. Frank Stella

Cette célèbre proposition tautologique, comme définition décisive de l'art, est paradigmatique de la pensée moderniste et avant-gardiste au tournant des années 1960 aux États-Unis d'Amérique. Il s'agit du dénominateur commun qui fonde la spécificité du « modernisme » et du « minimalisme ». À savoir, on voit ce que l'on voit, non seulement comme façon d'appréhender les œuvres mais aussi comme précepte d'une méthode reflexive de création. On peut ici établir un rapport de cette pensée emblématique avec la théorie de «l'art pour l'art» revendiquée par le mouvement poétique «Le Parnasse» apparut en France dans la seconde moitié du XIXe siècle. On conçoit généralement ces

approches comme un retour rigoureux à la forme littérale, spécifique aux disciplines artistiques investies, dans une certaine idée d'objectivité en réaction aux excès subjectifs, lyriques et expressifs. Cependant, il serait abusif de juger des nombreuses formes qu'a pris la production artistique dans ces années critiques à l'aune de théories généralistes qui ne s'avèrent utiles, sommes toutes, que pour circonscrire un champ d'investigation où les pratiques déploient leurs spécificités propres selon une dynamique interactive. C'est cette évolution, dans les propos et dans les pratiques, qui nous intéresse en ce qu'elle fonde, dans différentes mesures, les dimensions théorique et pratique de mon approche picturale.

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Clement Greenberg, critique d'art et théoricien du modernisme et de l'expressionnisme abstrait américain, pose au début des années soixante les bases d'une théorie de la peinture en opposition au développement récent de cette discipline. Il crée le concept critique de « Post-Painterly Abstraction » qui stipule une forme de pureté de la peinture, opposée à la gestuelle expressionniste1. Il situe dans cette approche picturale, selon deux catégories

distinctes - le « Color Field Movement » et le « Hard-Edge » - des peintres aussi variés que Kenneth Noland, Ellsworth Kelly, Jules Olitsky, Barnett Newman, Mark Rothko, Ad Reinhardt, Clyfford Still... Dans son article fondamental «Après l'expressionnisme abstrait », Greenberg définit ces « nouvelles directions » de la peinture par une recherche de l'essentiel appuyée par un « processus autocritique » :

Cette autocritique entièrement empirique et qui n'est pas du tout affaire de théorie, a pour but de déterminer l'essence irréductible de l'art et de chacun des arts pris séparément. À l'épreuve de ce processus, il est apparu qu'il était possible de se passer d'un nombre croissant de conventions de la peinture qui ne lui sont pas essentielles. Il est établi à présent, semblerait-il, que l'irréductibilité de l'art pictural ne consiste qu'en deux normes ou deux conventions qui lui sont propres : la planéité et la délimitation de la planéité. En d'autres termes, la simple observance de ces deux normes suffit pour créer un objet qui peut être perçu comme un tableau."

En définissant la « planéité et la délimitation de la planéité » comme normes de la peinture, Greenberg marque le début de toute une pensée sur la spécificité de la discipline et sur la forme littérale en art. Dans le même texte, il affirme, à propos de Rothko et de Newman, que « maintenant la question posée à travers leur art n'est plus de savoir de quoi est constitué l'art, ou l'art de la peinture, mais de quoi est constitué le bon art en soi ». De cette façon, il adopte une posture critique - très polémique, nous le verrons - qui intègre la question de la qualité à partir de l'argument normatif de « l'essence irréductible » de l'art.

Greenberg utilise pour la première fois le terme «Post-Painterly Abstraction» dans le titre de l'exposition du Los Angeles County Museum of Art, en 1964. L'Abstraction post-picturale se manifesterait notamment dans les color-fields paintings affranchis de la contrainte du dessin en opposition, entre autre, aux travaux de Willelm De Kooning et de Jasper Johns ainsi qu'aux peintures all-over de Jackson Pollock.

2 C. Greenberg, «After Abstract Expressionism», Art International, Vol. VI, n° 8, octobre 1962, trad. C. Gintz, Regards sur l'art américain des années soixante, Paris, Territoires, 1979, p. 14.

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Ces deux notions posées, « l'essence irréductible de l'art pictural » et la qualité de l'art, le débat est lancé où nombre d'artistes et de théoriciens vont faire évoluer ses termes jusqu'à leurs implications inéluctables dans les pratiques actuelles.

Figure 1

En 1965, en réaction aux développements patents et influents de l'art américain, Richard Wollheim, philosophe analytique britannique, diagnostiqua, depuis les premiers ready-made jusqu'aux tableaux noirs d'Ad Reihnardt, un processus général de destruction qui aboutit à un art qu'il nomme péjorativement « minimaliste ». Par cette appellation, il souligne subjectivement le côté réductionniste de ces approches douées d'un minimum de contenu d'art. Le terme allait rester, entre autres quolibets inscrit dans l'histoire de l'art : Greenberg préférait « art littéral », Fried, son épigone, « art théâtral ». En dépit de cette dénomination négative, le minimalisme présente un caractère innovateur indubitable et circonscrit des approches artistiques très variées, de Donald Judd à Joseph Kosuth. On reconnaît généralement dans l'art minimal non seulement un point de départ de recherches qui se poursuivent aujourd'hui3 mais également une catégorie qui englobe l'art conceptuel

et le process art.

La plupart des essais sur le minimalisme en fixent la naissance avec les Black Paintings de Frank Stella. Ces peintures annoncent la rupture avec la peinture gestuelle (De Kooning,

" On peut considérer que l'art dit relationnel (Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, 1998. Dijon, Les presses du réel) découle d'une certaine manière du minimalisme tel qu'envisagé par Robert Morris; nous établirons pourquoi ultérieurement.

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Kline) et avec Vaction painting (Pollock) qui privilégiaient l'illusionnisme et l'expressivité dans une perspective existentialiste. Comme l'affirmait Carl Andre : « l'expression et la sensibilité n'intéressent pas Stella. Ce qui l'intéresse ce sont les exigences de la peinture4 ».

On pourrait voir ici une corrélation avec le « formalisme » de Greenberg et « l'irréductibilité de l'art pictural ». Cependant, ces approches s'opposent sur l'aspect de l'idéalisme et de la transcendance, car les toiles d'un Newman par exemple - les zip paintings - ou encore celles d'un Rothko, tendent à retrouver un espace transcendant, un « au-delà » de la matière, sur fond mystique5. La grande avancée du minimalisme est, au

travers de cette recherche de la forme littérale, un « positivisme perceptuel6 », soit une prise

en compte des implications concrètes de la forme. « Bref, le minimalisme est tout autant critique et réflexif que n'importe quel art moderniste tardif, mais son analyse tend davantage vers l'épistémologique que vers l'ontologique car elle porte davantage sur les conditions perceptuelles et les limites conventionnelles de l'art que sur son essence formelle et la catégorie de son être.7 » L'enjeu minimaliste est donc phénoménologique :

une idée de dépassement de l'expressionnisme puisque le sujet percevant est dorénavant pris en compte.

Dans les années soixante, deux textes s'avéraient déterminants pour le discours du minimalisme: « Specific Objects » de Donald Judd (1965) et « Notes on Sculpture, Parts 1 and 2» (1966) de Robert Morris, qui fondent et manifestent les prétentions de l'art minimal. Bien que ces documents traitent spécifiquement de la sculpture comme forme privilégiée du minimalisme, des artistes tels que Frank Stella, Kenneth Noland, Robert Ryman, Robert Mangold, Agnès Martin en influencent les principes par leurs approches picturales.

4 Carl Andre, Preface to Stripe Painting (Frank Stella), m 16 Americans, New York, The Museum of Modem Art, 1999, p.76.

" Harold Rosenberg, Barnett Newman, New York, Abrams, 1994, 260 p. et Mark Rothko, La réalité de l'artiste, Paris, Flammarion, 2004, 295 p.

6 Hal Foster, The return of the real, Boston, MIT, 1996, Trad. Y. Cantraine, F. Pierobon, D. Vander Gucht, Le retour du réel : situation actuelle de l'avant-garde, Bruxelles, La lettre volée, 2005, p.68.

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« Specific Objects » constitue tout d'abord un réquisitoire contre la peinture. La bidimensionnalité - la planéité telle que Greenberg la conçoit comme spécifique à la peinture - ne permet pas, selon Judd, de se libérer de l'illusionnisme en tant que caractère inhérent de la surface délimitée. « J'essayais d'éliminer tout illusionnisme spatial, mais je ne pouvais y parvenir. [...] Il y avait au moins deux choses dans la peinture : le rectangle proprement dit et la chose (l'image) dans le rectangle, ce qui est vrai même chez Newman8. » Judd rompt ici avec Greenberg car ce que ce dernier considère « comme

essence définitoire de la peinture, Judd en fait une limite conventionnelle, littéralement un cadre dont il faut sortir9 ». Cette recherche d'objectivité en art, dont l'appel fut lancé par

Greenberg et son formalisme, dirige Judd vers ce qu'il nomme des « objets spécifiques ». Avec pour modèle conceptuel les ready-made de Marcel Duchamp et les shaped paintings de Frank Stella, il détermine qu'il n'y a rien de plus objectif qu'un objet dans l'espace réel. Il considère comme spécifiques des œuvres qui procèdent d'un ordre qui n'est pas « rationaliste et fondamental ». En rapport aux tableaux de Stella, il avance : « C'est simplement un ordre, comme celui de la continuité, une chose venant après une autre. Une peinture n'est pas une image. Les formes, l'unité, la projection (du tableau en avant du mur) l'ordre et la couleur sont spécifiques et forts10 ». Par cela - le fait, en ce qui concerne

la peinture, de considérer le tableau comme un objet - Judd établit les principes initiaux du minimalisme déterminés par un processus de création linéaire qui répond aux exigences minimales de l'espace et de la forme ainsi qu'aux impératifs de la matière.

Les trois dimensions sont l'espace réel. Cela élimine le problème de l'illusionnisme et de l'espace littéral, l'espace dans (et autour des) les marques et les couleurs - ce qui est une élimination de l'un des vestiges le plus frappant et le plus contestable de l'art européen. Les nombreuses limitations de la peinture n'existent plus. Une œuvre peut être aussi forte dans sa réalisation qu'elle a pu l'être en pensée. Un espace réel est fondamentalement plus fort et plus spécifique que la peinture sur une surface plane."

8 Interview de Judd avec John Copland publié dans le catalogue de l'exposition de Donald Judd au Pasadena

Art Museum (1971) p. 21.

9 Hal Foster, Le retour du réel, op. cit., p.73.

D. Judd, «Specific Objects», Art Yearbook 8, 1965, trad. C. Gintz, in Regards sur l'art américain des années soixante, op. cit. p. 69.

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Selon Judd, l'objet fabriqué ne se présente que par sa seule volumétrie d'objet - un parallélépipède, par exemple - « un objet qui n'invente ni temps ni espace au-delà de lui-même.12 »

Figure 2 Figure 3

Quant à Robert Morris, ses « Notes on Sculpture », inscrivent le minimalisme dans la dynamique d'un rapport plus développé des œuvres avec l'espace de présentation. C'est cet aspect qui s'avère le plus influent en ce qui concerne le développement de pratiques ultérieures tributaires du minimalisme, telles que le Land Art mais aussi, ultimement, le Process Art et l'art contextuel. L'exigence fondamentale de Morris, outre le fait de proposer des objets réduits à leur forme minimale, qui ne représentent rien que leur propre nature d'objet, sans marque d'anthropomorphisme ou d'illusionnisme et qui se conçoivent comme une totalité indécomposable, une gestalt, c'est-à-dire que l'« on voit et on croit immédiatement que le modèle qui existe dans notre esprit correspond à l'objet existant13 »,

est de proposer une expérience physique perceptuelle à l'observateur par les qualités des relations des objets dans l'espace.

G. Didi-Huberman, Ce que nous voyons ce qui nous regarde, op. cit., p.30.

13 R. Morris, «Notes on Sculpture, Part I and II», Artforum, 1966, trad. C. Gintz, in Regards sur l'art américain des années soixante, op. cit., p.87.

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Dans les meilleures nouvelles œuvres, les relations en sont extraites pour devenir une fonction de l'espace, de la lumière et du champ visuel de l'observateur. L'objet n'est plus qu'un terme dans la nouvelle esthétique. D'une certaine manière, elle est plus reflexive, parce que l'on a davantage conscience du fait que l'on existe dans le même espace que l'œuvre, qu'on ne l'avait en face d'œuvres précédentes avec leurs multiples relations internes. On se rend mieux compte qu'auparavant que l'on est soi-même en train d'établir des relations, pendant qu'on appréhende l'objet à partir de positions différentes et sous des conditions variables de lumière et d'espace.14

Ainsi, Morris redéfinit l'art en termes de situations et de réception : « un changement dans l'orientation qui passe de l'objet au spectateur, ce qui transforme la "nouvelle limite" de la sculpture en une "nouvelle liberté"15 ».

Figure 4

l4Ibid.,p.89.

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CRITIQUES ET ACTUALISATIONS

Entre autres critiques de l'art des années soixante, celles qui apparaissent les plus importantes se fondent sur l'aporie que constitue la recherche d'objectivité en peinture et en sculpture et l'aspect neutralisé et sclérosé des œuvres produites par de telles démarches. Par la relecture de certains textes célèbres, nous verrons les évidences critiques qui permettent de repenser les théories formalistes et minimalistes dans la mire des implications qu'elles comportent dans ma pratique picturale.

« Other Criteria16 » est un essai critique de Leo Steinberg basé sur une conférence

prononcée en 1968 au Museum of Modem Art de New York. L'auteur y réfute la théorie moderniste de Greenberg selon laquelle une rupture nette est établie entre les arts anciens et le projet moderniste d'une part, et modernisme et formalisme d'autre part, ce dernier étant considéré comme l'apogée d'une longue évolution picturale. Il ne s'agirait que d'une bataille d'historiens si l'idée « d'une tension entre la surface réelle du tableau et l'espace suggéré » n'y était pas mise en évidence dans le travail des « Maîtres anciens » comme dans celui des artistes contemporains de cette époque. Par cette constatation Steinberg reconnaît une valeur reflexive de l'art depuis « l'origine ». Par ailleurs, cette propension de Steinberg à analyser les œuvres des artistes classifies comme formalistes selon une interprétation iconographique critique annonce le retour d'une certaine imagerie qui prend en compte la fonction signifiante des formes abstraites. Ainsi, il voit dans la peinture Hard-Edge une référence à l'efficience industrielle et à l'environnement urbain immédiat. Enfin, il décèle un changement paradigmatique en ce qui concerne le processus de représentation en art; passage du tableau comme « fenêtre ouverte sur le monde » au tableau comme surface sur laquelle s'inscrivent des données. « Un transfert de la nature à la culture », affirme-t-il.

' L. Steinberg, «Other Criteria», Other Criteria, Confrontations with Twentieth-Century Art, New York, Oxford University Press, 1972, trad. C. Gintz, in Regards sur l'art américain des années soixante, op. cit., p.37-52.

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Rosalind Krauss, imminente critique d'art américaine, émule de Greenberg, relève, dans un

• « 1 7

article intitulé « Allusion and Illusion in Donald Judd », les contradictions manifestes présentes dans les œuvres de ce pionnier de l'art minimal. Elle souligne que les pièces de Judd, contrairement aux prétentions et intentions de l'artiste, tirent leur force d'un « accroissement d'illusion ». C'est-à-dire que les « objets spécifiques » de Judd, loin de se présenter comme de purs volumes, sans jeux de significations, se révèlent selon une dynamique illusionniste : la forme proposant inéluctablement une allusion ne serait-ce qu'à d'autres formes. Krauss précise sa pensée sur l'interprétation des œuvres minimalistes dans l'essai fondamental «Sense and Sensibility: reflection on post-60s sculpture18». Elle

établit clairement que l'objet - l'œuvre - issue d'un processus dit objectif, présente des données subjectives en ce qui concerne leurs caractères de signes, qui « sont davantage que des signifiants de leurs formes littérales ». Par l'exemple soutenu des peintures en noir de Stella, qui sont structurées déductivement de façon à ce que « toutes les différenciations internes de la surface dérivent de la configuration du bord de la toile », Krauss avance qu'il y a inévitablement production de signe, « d'un emblème spécifique » - étoiles, croix, anneaux concentriques, etc. - faisant partie d'un langage qui « provient naturellement d'un référant dans le monde ». Le projet minimaliste, loin d'être discrédité par cet argument, en voit, selon moi, son intérêt augmenté en ce qu'il s'incarne d'une nouvelle manière dans le monde en dégageant un sens qui superpose sa genèse et sa signifiance.

Il apparaît que la logique de la structure deductive est inséparable de la logique du signe. L'une et l'autre semblent se cautionner mutuellement et par là même semblent nous inviter à saisir l'histoire naturelle du langage pictural en tant que tel. Le véritable intérêt de ces peintures est d'être en symbiose complète avec le sens, tout en ayant fait du sens même une fonction de la surface.

17

R. Krauss, «Allusion and Illusion in Donald Judd», Artforum, mai 1966, p.24-26.

R. Krauss, «Sense and Sensibility : reflection on post-60s sculpture», Artforum, 1973, trad. C. Gintz, in Regards sur l'art américain des années soixante, op. cit., p. 110-122.

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Figure 5 Figure 6

Peter Halley, peintre « postminimaliste », fonde, dans les années 1980, en compagnie, entre autres, de Jeff Koons et de Philip Taaffe, le mouvement « Geo », abréviation de Neo-Geometric. Leurs approches revisitent les principes et le style du minimalisme en rétablissant la fonction signifiante de la forme en rapport au nouvel encodage de la société urbaine et aux avancées de la nouvelle théorie critique de Foucault {Surveiller et punir : naissance de la prison) et de Baudrillard {Simulacres et Simulation). Peter Halley, dans ses « Notes sur les peintures » (1982) et ses « Déclarations » (1983), établit clairement, sous forme de manifeste, ses revendications pour une peinture plus connotée, ainsi actuelle. Il est explicite : « Ici, le carré devient une prison. La géométrie est révélée comme enfermement20 » et encore : « J'ai tenté d'utiliser les codes du minimalisme et de la

Color-Field Painting pour révéler la base sociologique de leurs origines. Après Foucault, je vois dans le carré une prison"1 ». Son essai La crise de la géométrie énonce une nouvelle

tendance de l'art à prendre en considération des théories extérieures au monde de l'art, introduisant une base critique transdisciplinaire dans les productions culturelles, telles la peinture et la sculpture. De cette façon, ce texte libère l'art, et la peinture en particulier, des •il

P. Halley. La crise de la géométrie et autres essais, 1981-1987. Paris. Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts. 1992. p. 15

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exigences formelles et d'autoréférentialité du formalisme et du minimalisme, en conservant les acquis visuels de ces démarches : « Le projet formaliste en géométrie est discrédité. Il ne semble plus possible d'explorer la forme pour la forme [...] ni de vider la forme géométrique de sa fonction signifiante, comme l'ont proposé les minimalistes ». La forme géométrique est toujours valide mais ne sert plus le même projet, car « la crise de la géométrie est celle du signifié ». « Il ne semble plus possible d'accepter la forme géométrique comme un ordre transcendantal, comme un signifiant autonome, ni la Gestalt comme base de la perception visuelle. On est bien plutôt entraîné dans une quête structuraliste des signifiés cachés que peut revêtir le signe géométrique23 ».

Figure 7 Figure 8

22 Ibid, p. 57. 23 Ibid, p. 58.

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LE RETOUR DE LA FIGURATION

Les preuves fatiguent la vérité. Georges Braque

Le retour à la figuration est envisagé ici en parallèle des expectatives suscitées par les théories liées au formalisme et au minimalisme, dans la mesure où, seules, elles ne comblent pas les évidences des concepts et de l'imagerie mis en jeu dans mon processus pictural. Il faut cependant comprendre cette idée de la figuration en interaction avec les concepts examinés puisque, dans une dynamique d'association, ils partagent un espace commun dans ma vision de la peinture.

Francis Bacon : le constat des faits sensibles

Francis Bacon est une figure paradoxale du monde de l'art. Alors que les artistes américains des années soixante développent des pratiques et des théories visant à éliminer l'illusionnisme et la représentation de leurs travaux qu'ils voudraient objectifs, Bacon, à l'inverse, construit une peinture subjective, figurative, toute de sensation, qui opère à différents niveaux. C'est le travail de la figure en tant que particularité de l'image qui le mène à considérer la peinture dans une dynamique non illustrative, de tension entre fond et forme, dont le but avéré est l'enregistrement des faits. Les faits, pour Bacon, sont les

forces : forces élémentaires de pesanteur, d'inertie, de pression, d'attraction, force de déformation, force thermique, force musculaire, etc. Selon Deleuze, qui analyse la peinture de Bacon d'après une « logique de la sensation » : « [...] en art, et en peinture, il ne s'agit pas de reproduire ou d'inventer des formes, mais de capter des forces. La célèbre formule de Klee : "non pas rendre le visible, mais rendre visible" ne signifie pas autre chose24 ».

Selon Bacon, alors « qu'une forme illustrative vous dit immédiatement en passant par l'intelligence ce que la forme signifie, une forme non illustrative agit plutôt sur la

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22

sensibilité et ensuite vous ramène lentement au fait25 ». On voit le plus souvent, dans les

peintures de Bacon, une figure centrale, une forme représentée, circonscrite par un fond en aplat. Ce rapport simple rend visible une tension, une dualité intrinsèque à la peinture. Cette tension entre le fond qui rend compte du support, qui agit comme structure matérielle de l'image, et la forme, la figure qui rend visible les forces, qui peint la sensation, est comprise par Deleuze comme un « matter of facts 26 ». Dès lors, la peinture de Bacon

dépasse la représentation, sans rechercher nécessairement cette littéralité de la forme chère aux peintres minimalistes, mais en opérant, à différents niveaux, un constat des faits sensibles.

Figure 9 Figure 10 Figure 11

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Gerhard Richter : la photographie comme objectivité

Gerhard Richter, peintre allemand très influent à partir de 1965, aborde aussi la peinture d'une manière tout à fait différente de celles de peintres américains de cette époque. Sa pratique picturale extrêmement variée, passant de l'abstraction au réalisme, constitue un apport essentiel en ce qui concerne l'espace pictural et ses implications conceptuelles. Son approche de la « peinture de photographie » nous intéresse particulièrement ici en ce qu'elle se présente, à l'instar des démarches formalistes et minimalistes, comme une recherche de l'objectivité en peinture. Les questions de la représentation et de l'objectivité en peinture sont investies de manière paradoxale dans la démarche de Richter : il ne s'agit plus de représenter un sujet mais, par le biais de la photographie, de présenter une qualité de surface. Ainsi, Richter déclare : « I'm not trying to imitate a photograph; I'm trying to make one. [...] I'm not producing painting that remind you of a photograph but producing photograph27 ». Cette élimination du sujet dans le sujet comme conséquence directe d'une

prise en compte de l'objet peint, et par conséquent de l'impossibilité d'un contenu subjectif, informatif ou critique qui s'extrairait de cette matérialité, est l'évidence picturale de cette démarche. « My work is far closer to the Informel than to any kind of realism. The photograph has an abstraction of its own, which is not easy to see throught28 », argumente

Richter. Par ailleurs, « la peinture de photographie » considérée comme méthode élude plusieurs problèmes traditionnels de cette discipline, à savoir la composition, la couleur, le sujet, la virtuosité. Cette approche reflexive de la peinture par l'image photographique se rapproche donc, malgré les apparences, des conceptions de la peinture minimaliste : « My appropriation of photographs, my policy of copying them without alteration and without translating them into modern form (as Warhol and others do), represented a principled avoidance of the subject29 ».

27 G. Richter, The Daily Practice of Painting : Writings 1962-1993, Cambridge, The MIT Press, 1995, p.73. n Ibid, p. 30.

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24

Figure 12 Figure 13

Luc Tuymans : l'esprit cinématographique

Luc Tuymans est un peintre contemporain qui travaille l'image dans les rapports qu'elle entretient à l'Histoire, par le biais de la mémoire. Il conçoit son imagerie selon l'enjeu de la reconstruction mémorielle, « qui diffère radicalement de l'acte de rendre ou de représenter à nouveau des images des événements du passé30 ». Une question fondamentale sous-tend

sa pratique: puisque «on est plein de notre propre contemporanéité [...] Est-il encore nécessaire d'avoir une mémoire? » En réponse à sa propre question il dit : « Il y a une chose que l'on ne doit jamais oublier. Si on va à la mer, on ne va pas simplement à la mer, on va vers l'image de la mer31 ». Ainsi, Tuymans reconnaît l'image - la peinture en

l'occurrence - comme l'instrument de reconstruction de la mémoire en tant que procédé mental impliqué dans notre appréhension du monde. Pour accomplir cette fonction, la peinture de Tuymans comporte des données visuelles et conceptuelles qui nous intéressent. Dans un esprit tout à fait cinématographique - qu'explique son expérience de cinéaste -, il exploite les procédés du cadrage, du détail, du flou et de la surexposition. Tandis que le cadrage et le détail produisent un effet paradoxal de distance avec le sujet, l'associant à la surface comme une photo à la surface de la pellicule, l'emploi du flou, de la surexposition

L. Tuymans, Doué pour la peinture : Conversations avec Jean-Paul Jungo, Genève, Musée d'art moderne et contemporain, 2006, p.88.

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et de couleurs froides impose une idée de disparition de l'image. « Cette manière de peindre bloque l'idée de profondeur et bloque aussi, sur un plan psychologique, l'entrée dans l'image. Il n'est pas possible de ressentir de l'émotion parce qu'il s'agit d'une sorte de constat clinique32. » Dans le même sens, les images floues et suréclairées sont une manière

de réduire la perception. Le procédé du zoom sert aussi cette esthétique qui traduit l'image peinte comme une image mémorielle; « c'est là que réside l'idée de distance et celle de rapprochement simultanément face à l'image33 ». Cette pratique de la peinture comme la

décrit Tuymans, en tant qu'espace de représentation mentale, apparaît posséder un grand potentiel critique en ce qu'elle travaille « des images qui existent déjà dans la mémoire collective et que chacun s'approprie ». Il ajoute que « c'est ce qui rend la peinture contemporaine. En fait, la contemporanéité traite de la substance du document, en le

34 revitalisant ». Figure 14 Figure 15 i2Ibid.,pA7. ^ Ibid, p.\9. 34 Ibid, p.20.

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26

LE HORS-CHAMP COMME SYSTÈME PICTURAL

Chapitre II

the effort to fix one's own vision, to deal with apearances Gerhard Richter

Ce second chapitre pose les évidences d'une dynamique systémique dans mon processus pictural. Il apparaît opportun de définir tout d'abord la notion de système en regard de sa compréhension dans les domaines des sciences humaines et naturelles. L'approche systémique, envisagée comme « une nouvelle méthodologie permettant de rassembler et d'organiser les connaissances en vue d'une plus grande efficacité de l'action », valide dès lors son application au domaine des arts, en l'occurrence, à la discipline de la peinture.

Le hors-champ, en ce qu'il devient opérant en terme de construction picturale, intéresse tout particulièrement ma démarche. Le hors-champ, extrait de son caractère de « procédé cinématographique » et appréhendé comme concept relativement à sa prise en compte dans une approche systémique, sera examiné. Le hors-champ comme système pictural apparaîtra dans toutes ses dimensions comme processus pictural fondamental en ce qui concerne ma démarche. À la lumière de ces définitions, les implications concrètes dans la structure et la fonction des tableaux, sur la forme et l'espace de représentation, seront analysées en

fonction des procédés picturaux qui s'inscrivent dans le système du hors-champ.

Parallèlement à ces propos, nous verrons de quelles façons les théories examinées dans le chapitre précédent s'ajustent à ce système ou y sont contredites.

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ANALOGIE DU SYSTÈME

La notion de système est le carrefour des métaphores. Les concepts y circulent venant de toutes les disciplines. Joël De Rosnay

Un système est un ensemble d'éléments en interaction dynamique, organisé en fonction d'un but. L'approche systémique est opposée à l'approche systématique « qui consiste à résoudre un problème ou à effectuer une série d'actions de manière séquentielle, détaillée, ne laissant rien au hasard et n'oubliant aucun élément36 ». Cependant que ces deux

approches semblent corollaires à l'égard de la finalité, elles se distinguent par le fait que le but du système ne traduit aucun projet si ce n'est celui de se perpétuer. Par exemple, la finalité d'un système comme celui de la cellule est de maintenir sa structure et, ultimement, de se diviser. Il en est de même pour un système pictural en tant qu'ensemble organisé de concepts et de procédés qui tend à maintenir ses équilibres pour permettre le développement d'un corpus d'oeuvres et d'une pensée sur l'art et la vie en général.

Un système peut être ouvert ou fermé. Un système ouvert est en relation permanente avec son environnement. « Il échange énergie, matière, informations utilisées dans le maintien de son organisation contre la dégradation qu'exerce le temps . » Il peut être considéré comme un moteur qui engendre perpétuellement sa propre action; le système et l'environnement sont en constantes interactions, « l'un modifiant l'autre, et se trouvant modifié en retour. » On entrevoit déjà ici les relations qu'un système pictural entretient avec son environnement, dans un processus poïétique et dans l'échange que comporte son actualisation, par l'exposition des données qu'il produit.

36Ibid, p. 85. 31 Ibid, p. 92. ™Ibid, p. 93.

(28)

28

Le système, tel qu'on l'observe dans la nature, se compose de deux groupes de traits caractéristiques : ceux qui se rapportent à l'aspect structural et ceux qui se rapportent à l'aspect fonctionnel .

L'aspect structural consiste en l'organisation spatiale des composants ou éléments du système. Les principaux traits structuraux du système sont : une limite, des éléments et des réservoirs. La limite définit les frontières; c'est la membrane de la cellule (dans un système pictural, il s'agit du tableau). Les éléments sont les composants; ce sont les molécules constituant la cellule (les éléments de composition d'une toile). Les réservoirs sont les stocks d'énergies, d'informations, de matériaux (les outils au sens large).

L'aspect fonctionnel consiste en l'organisation temporelle, dans le système, des processus et phénomènes d'échange, de transfert, de croissance, etc. Les principaux traits fonctionnels sont \esflux, les vannes et les boucles de rétroaction. Les flux sont l'information qui circule entre les réservoirs. Dans une approche picturale du système, les flux schématisent les données visuelles et conceptuelles, les sources, les références, les images, les thèmes, etc. Les vannes contrôlent le débit des flux; c'est le centre décisionnel recevant des informations et les transformant en actions. Il s'agit des choix, des sélections que fait l'artiste. Enfin, la dynamique de tout le système repose sur les boucles de rétroactions qui combinent les effets des réservoirs, des flux et des vannes. Il s'agit du processus à l'œuvre, dans le travail d'atelier : la réponse visuelle immédiate de chaque action posée.

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LA MÉTHODE DU HORS-CHAMP

La peinture, c 'est beaucoup plus que de l'huile sur une toile! C 'est un concept, le premier concept visuel que l'on connaisse. Luc Tuymans

Bien que la métaphore soit une figure rhétorique intéressante pour activer certaines notions, il apparaît qu'elle ne répond pas entièrement aux exigences pratiques de cet essai, à savoir définir ma pratique picturale quant à la méthode de laquelle elle procède. Suite à cette analyse du système naturel comme modèle d'un système dit pictural, il convient donc de revenir à une approche plus pragmatique et considérer le système selon son acception en tant que méthode : un ensemble coordonné de pratiques présentant une certaine unité et formant à la fois une construction théorique et un processus pratique.

Le hors-champ est originairement un terme cinématographique. Il désigne tout ce qui n'apparaît pas à l'écran mais qui existe dans l'idée et l'interprétation que le spectateur se fait de la scène et du récit. Généralement, le hors-champ est considéré englobant l'ensemble diégétique du film. La diégèse représente « tout l'univers spatio-temporel désigné par le récit40 ». C'est-à-dire qu'il s'agit du monde de l'œuvre, envisagé selon une notion qui ne

s 'embarrasse pas des frontières entre fiction et réalité. Ainsi, le hors-champ se conçoit, en cinéma, autant selon l'aspect fictif du récit, que selon l'aspect réel du lieu, de l'espace matériel où le film est tourné.

Le hors-champ est envisagé dans cet essai comme la méthode mise à l'épreuve dans mon processus pictural. Extrait de sa dimension filmique et élevé au niveau de concept, le hors-champ apparaît potentiellement synthétique de mon approche pratique et théorique de la peinture. Nous verrons ultérieurement son implication concrète dans les sujets et dans les objets de ma pratique picturale. Le hors-champ, en tant que concept, élargi son champ

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30

d'action : « une nouvelle manière de penser41 » la peinture sous l'angle de ce qui est visible

et de ce qui est invisible. Et c'est lorsque la pensée rejoint le faire que le concept devient opérant, c'est-à-dire que, non seulement il s'ajuste aux matériaux et aux procédés de la peinture, mais qu'il intervient dans leurs activations et fait « surgir des événements42». Ces

événements constituent une nouvelle expérience de la peinture en ce qu'ils dépassent l'aspect figé de l'œuvre, le produit fini, en intégrant ses données dans un réseau d'interactions et de correspondances étendu, temporel et spatial. Le hors-champ agit tant au niveau de la forme, de la composition du tableau, qu'au niveau de ses références, de ses sources reflexives, historiques et conceptuelles.

Spécifiquement, le hors-champ en tant que concept opératoire - qui découle de ma pratique picturale et qui l'enrichit en retour - apparaît décisif en ce qu'il intervient dans le processus de création et permet d'interpréter les faits picturaux qui en procèdent. Il agit en ce sens comme un système « qui évite les dangereux écueils du réductionnisme paralysant et du systémisme englobant ». Il permet, dans une approche centrée sur son concept, de travailler les différents aspects d'une peinture reflexive. Le hors-champ se présente selon une forme et un contenu, et il procède essentiellement par association d'éléments, matériels et conceptuels, en mettant en jeu une esthétique et une dynamique ancrées dans l'idée d'écart spatial et temporel.

Avant d'entrer plus avant dans l'explication spécifique du hors-champ en tant que système pictural à partir de ses diverses implications dans ma peinture, il est intéressant de

considérer ce système théorique et pratique dans la perspective de l'image comme expérience dialectique.

La dialectique n'est faite ni pour résoudre les contradictions, ni pour inféoder le monde visible aux moyens d'une rhétorique. Elle dépasse l'opposition du visible et du lisible dans une mise en œuvre - dans \ejeu - de la figurabilité. Et dans ce jeu elle joue avec,

1 G. Deleuze, «Lettre à Réda Bensmaïa, sur Spinoza» in Pourparlers, Paris, Éditions de Minuit, 1999.

"G. Deleuze, Qu 'est-ce que la philosophie, Paris, Éditions de Minuit, 1991, p. 187. J. De Rosnay, Le macroscope : vers une vision globale, op. cit., p. 127.

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elle fait jouer, constamment la contradiction. [...] Elle ne rend pas compte d'un concept qui synthétiserait en apaisant les aspects plus ou moins contradictoires d'une œuvre d'art. Elle cherche seulement [...] à rendre compte d'une dimension agissante, dynamique, qui œuvre une image, qui cristallise en elle cela même qui l'inquiète sans

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repos.

Il s'agirait alors de dire que « l'image est originairement dialectique, critique » et que le système du hors-champ en rend compte. Car, « parler d'images dialectiques, c'est à tout le moins jeter un pont entre la double distance des sens (les sens sensoriels) et celle des sens (les sens sémiotiques). Or, ce pont, ou ce lien, n'est dans l'image ni logiquement dérivé, ni ontologiquement secondaire, ni chronologiquement postérieur : il est originaire45».

Les formes spatiales du hors-champ

La dimension spatiale qualifie la structure du tableau, la composition. Les différentes manières d'activer cette structure, de mettre en œuvre la composition, témoignent d'un rapport continu au hors-champ dans ma pratique. La spatialité en tant que dimension du hors-champ implique inévitablement la prise en compte du support : le châssis, aux dimensions et aux formats variables mais aussi, la toile comme telle, donc la trame, la texture, l'apprêt. La composition intègre ces données en relations étroites avec l'idée de marge, de limite, de frontière. C'est aussi selon ces notions qu'est construit l'espace pictural du tableau. Mes tableaux se composent ultimement par fractures, par des démarcations et des délimitations radicales qui scindent l'espace en parties, en diverses unités d'image. Ces unités établissent leurs espaces en relation à l'espace contigu, qui agit dès lors comme un extérieur de l'espace adjacent. Les interventions qui composent ces parties, ces marges des tableaux, sont spatialisantes, en ce qu'elles révèlent la matérialité du tableau, sa limite réelle, et la fin de l'image, sa limite idéelle, d'un même mouvement. La surface morcelée du tableau est investie d'éléments provenant de différents registres de la peinture - signes géométriques ou représentations connotées - qui se juxtaposent pour

G. Didi-Huberman, Ce que nous voyons ce qui nous regarde, op. cit., p. 85. 45 Ibid., p. 125.

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32

amplifier encore cet effet antagoniste de fracture. Le cadrage ici est la notion spécifique qui intervient dans cette dynamique spatiale, proposant que chaque unité d'image comporte un lieu autre, un ailleurs, une structure qui la supporte ou l'entrave. L'externalité devient une notion qui s'ajuste à ce type de composition. Le hors-champ est opérant en tant que construction et conception.

Les formes temporelles du hors-champ

La dimension temporelle réfère au contenu du tableau, au sujet, dans sa relation à l'Histoire. La conception de l'image en tant que document qui se réactualise sous le regard subjectif de l'observateur, atteste du rapport étroit que ma pratique entretient avec le hors-champ. Ici le hors-champ devient une posture mentale, celle qui nous pousse à l'interprétation, à l'association, à la représentation, bref à comprendre les choses à l'aune de ce que l'on connaît déjà. Les éléments iconographiques ainsi que les signes et les formes géométriques présents dans mes tableaux sont, en ce sens, tous connotes : ils comportent tous des referents plus ou moins explicites; ils sont allusifs. L'impossibilité d'une image, d'un signe autonome ou littéral, implique nécessairement un écart temporel, une projection dans le temps historique ou mémoriel, qui est efficient dans la prise en compte de toute peinture. Dans cette perspective, ma pratique affirme ce rapport à l'Histoire inscrit en filigrane de chaque élément pictural, non seulement dans une histoire événementielle mais, selon une approche reflexive, dans une histoire de l'art. Ainsi, l'image représentée en noir et blanc d'un bateau qui coule dans de l'eau noire, peut référer spécifiquement à la catastrophe pétrolière de l'Exxon Valdès par exemple, cependant qu'elle réfère aussi, par le fait d'être peinte, à la photographie et au cinéma. Il en est de même pour un carré noir peint au centre de la toile. Évidemment, il fait composition et pourtant, il impose inéluctablement une certaine référence à Malévitch, au constructivisme russe ou au minimalisme, tandis qu'il peut également évoquer une prison. Ces interprétations de l'image ou du signe, proche du positivisme historique, est la forme temporelle principale du hors-champ. Le rapport au temps est aussi investi dans cette façon très photographique de fixer un moment particulier,

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de l'extraire ou de l'isoler du mouvement qui l'engendre. On conçoit les images représentées dans mes tableaux selon le mode de présence de l'arrêt sur image. Cette fixation dans le temps ne participe pas d'une possible illustration de l'histoire, d'une narration d'un récit, mais plutôt d'un constat des faits sous la lentille de la mémoire. Ce moment figé révèle le reste qui s'oublie : l'invisible rendu visible par l'image de sa disparition.

* * *

Le hors-champ comme système pictural se comprend à la fois comme une conception théorique de la peinture et comme une méthode pratique de construction des tableaux. Ce système est efficient dans la mesure où il constitue une approche personnelle, particulière aux développements propres de ma pensée dans la pratique de la peinture. Le hors-champ n'est pas envisagé comme un concept général pour orienter et interpréter les pratiques picturales actuelles mais comme une spécificité de mon approche qui relève de multiples correspondances et influences, différentes strates de pensées et différentes expériences picturales. Le hors-champ comme système pictural est empirique; il constitue la forme décisive que prend une recherche établie sur deux ans de création, aussi est-il dit critique.

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34

LES PROCÉDÉS DU HORS-CHAMP

Les procédés sont les formes particulières que revêt le déroulement de mon processus de création. Les procédés sont à la limite de la théorie et de la pratique : ils s'inscrivent conceptuellement dans le système pictural du hors-champ et se matérialisent de manière factuelle dans les peintures. Ils agissent en cela comme des expédients, comme les véritables outils de ma pratique. Les principaux procédés issus de mon processus pictural sont ici examinés à la lumière de leurs contenus théoriques et de leurs comportements dans la pratique.

La couleur

La couleur est une donnée sensible qui agit selon différentes dimensions : comme fait et comme signe. Elle se conçoit pour elle-même, littéralement, comme un fait, lorsqu'elle est envisagée pure, sans référence autre que sa propre présence. Dans mes peintures, sa formalisation en chartes présente cet aspect fondamental de la couleur. Cependant, la couleur en tant que fait, s'inscrit dans la pensée du hors-champ comme une aporie. La juxtaposition de données de couleurs pures dénote une impossibilité de leur objectivité puisque leurs relations sont manifestes et changent la perception de chacune des zones colorées. Ainsi est mise en jeu l'interaction de la couleur selon une dynamique perceptuelle. Les effets physiologiques et optiques que la couleur produit participent aussi de ce rapport à la perception. Dans mes tableaux, la couleur en tant que signe est utilisée comme moteur réflexif questionnant l'espace de représentation propre à la discipline de la peinture. Admettant que la couleur est un signe ou un langage qui provient naturellement d'un référant dans le monde, elle devient l'objet d'une investigation sur le sens qu'elle donne aux images en présence. Ainsi, il ne suffit que d'une zone bleue pour signifier le ciel, du vert pour l'herbe, du blanc pour un mur, pour une paroi, du noir pour un creux, pour un trou. Associée à des éléments iconographiques, la couleur déploie cette signifiance intrinsèque qui devient effective dans le tableau. Enfin, le gris est fondamental dans cette

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dynamique en ce qu'il exprime la neutralité. Il est l'entre-deux indispensable face auquel toute couleur s'incarne en tant que signe. Il est le plus souvent mis à l'épreuve dans ma peinture pour représenter des images; son rapport à la photographie devient alors évident.

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Figure 17

La géométrie

D'une manière similaire à la couleur, la géométrie entretient une fonction signifiante dans ma pratique picturale. L'impossibilité de la forme littérale a été explicitée dans le chapitre précédent. Cependant, il apparaît que la géométrie, considérée en dehors d'une esthétique décorative, peut s'orienter vers une dynamique objective qui tient compte de la symétrie ou l'asymétrie dans une idée de relation à l'espace pictural. Dans ce sens, prise pour elle-même, la géométrie se développe dans mes tableaux comme un procédé de composition qui influence et légitime les délimitations radicales d'espace et d'unité d'image dont il était question précédemment. La géométrie intègre aussi la notion de rythme, de répétition et ultimement de différence dans mon travail. En répétant un même élément plusieurs fois, un mouvement est introduit qui manifeste négativement l'aspect figé de la toile, tout en proposant une projection dans le temps de l'image. Les différences singulières qui

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36

apparaissent par la répétition d'éléments géométriques témoignent de ce rapport au temps, lente progression inéluctable de ce qui ne sera plus jamais le même. Autrement, la forme géométrique est utilisée dans mes peintures en considération du phénomène de correspondance; le carré devient une cellule, le triangle, une montagne, le cercle, un orbe, la ligne, l'horizon, etc.

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Figure 18

L ' i m a g e photographique

L'image photographique comme procédé pictural implique un rapport à l'Histoire et à la mémoire. La nature du document et la façon de le rendre en peinture sont essentielles dans cette dynamique. L'image représentée sur la toile est une unité qui est vidée de son sens spécifique en regard de l'Histoire, au profit d'un sens contextuel qui se déploie dans l'environnement de la toile. Ce sens atteste de la disparition de l'image dans le temps et conduit à la considérer formellement comme un simple élément du tableau. Parallèlement, l'image représentée exprime sa qualité de document et se relie en cela à l'Histoire que l'on se remémore. L'image photographique représentée comporte des données qui sont traduites

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de façon non explicite par l'inconscient collectif; l'ambiance du tableau en découle irrémédiablement.

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Figure 19

La marge

La marge est le procédé pictural par excellence qui soutient, dans ma pratique, le développement du hors-champ comme système pictural. Comprise littéralement comme la bordure, l'espace blanc autour d'une page imprimée, elle s'énonce, en tant qu'entité conceptuelle, en terme « d'intervalle d'espace ou de temps », de « latitude dont on dispose entre certaines limites ». La marge agit à deux niveaux dans mon processus pictural : en tant qu'élément de composition, de structure de la toile, et en tant qu'écart dans le temps du tableau considéré comme image dialectique. Il est alors intéressant de noter la signification de marginalité comme anticonformisme. L'utilisation de la marge dans la construction des tableaux sert, d'une part, à définir les plans de la composition originale, et, d'autre part, à révéler, dans une approche reflexive de la peinture, le support du tableau. Les interventions marginales, qui touchent à la bordure, ont pour effet de mettre en évidence cette matérialité

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3 S

de la limite spatiale de Y objet-tableau : la marge agit en ce sens comme représentation de l'espace de représentation. Cependant, dans une extension de ses termes, la marge peut s'incorporer en plein centre du tableau et ainsi se constituer en tant que délimitation de deux espaces contigus, l'intervalle entre une fin et un début. Le procédé de la marge prend des formes variées que l'exploration picturale n'a pas épuisées. La marge, s'ajustant à la notion de hors-champ, se considère aussi temporellement comme la marque d'une distance, le passage dans une autre dimension qui implique des échanges accrus entre ses deux plans. La ligne du temps chronologique est une bonne schématisation du concept spatial et temporel de la marge.

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Le résidu

Le résidu comme procédé du hors-champ justifie les références aux outils de fabrication du tableau dans le tableau. Le résidu devient l'indice de l'aspect processuel de la peinture, la trace de la pratique picturale. L'incorporation de représentation de ruban de masquage par exemple, procède de cette dynamique. L'accident, considéré selon les termes du résidu, n'est pas corrigé dans mes peintures. Les coulures, les salissures, les marques incongrues demeurent sur la toile dans la perspective où ils révèlent la matérialité et le travail physique de la peinture.

Le titre

Le titre, ou le nom donné aux choses et en l'occurrence aux peintures, bien que plus extérieur au processus de création en ce qu'il arrive le plus souvent a posteriori, demeure un procédé important dans ma démarche. En relation étroite avec la pensée du hors-champ, le titre élargit ou, au contraire, restreint le champ d'action des tableaux dans leurs rapports à la représentation. Ainsi, un tableau abstrait, un carré noir sur un fond blanc par exemple, intitulé « prison » ou « carré » n'a ni la même signification, ni le même impact sur l'observateur. De même, un tableau représentant en gris une maison au bord d'un lac dont le titre est « Gris » perd sa dimension champêtre. Le jeu linguistique que permet la dénomination active l'image dans un rapport continu au hors-champ et interpénètre l'image et le sens de l'image selon une dynamique dialectique.

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40

ACTUALISATION

Chapitre III

Ce dernier chapitre s'attache à présenter concrètement mon travail en peinture. Cette actualisation de mon processus pictural s'accomplit au travers de l'analyse détaillée de certains tableaux dits emblématiques. Cette sélection des œuvres s'est opérée en regard de l'actualité des tableaux selon des critères essentiels : chacun de ces tableaux constitue un point nodal de l'évolution de ma démarche, ils entretiennent un rapport explicite aux notions abordées dans cet essai et leur réalisation est récente. Afin d'appuyer leur caractère emblématique et original, les tableaux seront présentés selon l'ordre chronologique de leur réalisation.

La dernière partie de cet essai constitue une description précise de l'exposition Le Monument46. L'inventaire de cette exposition est envisagé sous l'angle général d'une

observation qui tient en compte la forme, la représentation et le lieu, dans un rapport continu au hors-champ comme système pictural critique. En annexe de cet essai, une documentation de l'exposition est présentée.

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TABLEAUX EMBLÉMATIQUES

Mire II

Figure 21

La mire, comme intitulé de ce tableau et comme notion technique, active ici l'idée de marge comme procédé pictural et ultimement le concept du hors-champ. La mire est un « signal fixe servant à déterminer une direction par une visée », ainsi, la vision est rendue possible par la structure qui la détermine. C'est-à-dire que ce qui est vu - l'objet de la vision - est nécessairement juxtaposé à des éléments - repères, jalons - qui permettent de juger de ses qualités : échelle, distance, mouvement, etc. La mire d'un fusil, par exemple, comporte des graduations auxquelles le tireur se fie pour atteindre sa cible. Le viseur de la caméra transmet des informations pour ajuster l'image. Dans cette perspective, une représentation d'une image photographique cohabite dans le tableau avec des éléments formels qui s'ajustent dans les marges. La composition est déterminée par les marges qui, comme nous l'avons déjà expliqué, révèlent à la fois le support, la limite de la toile, et

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scindent l'image en différentes unités qui s'extraient de leurs contextes originaux pour former un nouvel ensemble.

Ainsi la représentation du bateau qui coule est comprise en relation aux signes qui l'entourent. Cette scène de catastrophe mise en rapport avec la répétition des parallélogrammes verts dont le dernier s'efface, introduit l'idée d'une fin inéluctable, d'une disparition. Les chiffres à droite, qui semblent s'inscrire dans une bande passante, suggèrent l'idée de continuité. Le rapport visuel à la pellicule photographique apparaît évident. Ce tableau est emblématique de l'image dialectique dont il est question plus haut, en ce que les éléments, représentations et signes, s'affrontent pour enrichir et complexifier la totalité de l'image. Une interprétation en référence à l'histoire, spécifique - des catastrophes maritimes, de la peinture - et générale - sur la notion d'histoire et sur la mémoire - pourrait ici être entreprise. Restons-en cependant à l'information visuelle qui est divulguée dans le tableau de façon factuelle. Le fond blanc révèle la surface sur laquelle se posent les éléments à la manière d'un collage. Le gris de l'image représentée atteste d'un rapport à la photographie cependant qu'en relation avec les signes colorés, il est investi d'une profondeur qui semble fixer cette unité d'image sur un autre plan, plus éloigné. La composition générale entretient un équilibre précaire qui est maintenu justement par le cadrage qui est à la base de mon approche picturale. Le hors-champ est investi sans équivoque, de manière formelle et conceptuelle.

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Treshold

4. , - T 5 U , - - ^

Figure 22

« Treshold » se traduit littéralement par le terme « seuil ». Le seuil implique ici une dimension dialectique de l'image : il s'agit de l'entrée [de la maison], du pas [de la porte], de la limite et de la connexion entre deux niveaux, intérieur et extérieur. Ce tableau fait état de ce fait, selon une perspective reflexive sur la discipline de la peinture en ce qui a trait à l'espace de représentation. La configuration de la toile se base sur la photo d'un écran de ciné-parc situé en pleine nature, à l'orée d'un bois. Considérant l'écran de cinéma comme l'espace de représentation par excellence, il apparaissait intéressant de représenter ce support à la représentation selon les modalités de la peinture. Au centre du tableau se présente donc l'écran où se déploie, en place de la projection du film, une charte de couleurs. L'environnement de l'écran devient alors la marge du tableau qui contient l'image représentée en gris d'une forêt, d'un sol et d'un ciel. Cette inversion des termes de la représentation, par le processus de la peinture, entretient l'interaction ou le balancement entre différents registres, propre à une pensée du hors-champ. Le tableau énonce les

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différents langages de la peinture et concilie leur apparition. L'échange entre ces intérieurs et extérieurs du tableau devient omniprésent, au point de qualifier cet écart en tant que caractéristique de la peinture. Dans cette perspective, les couleurs circonscrites dans des carrés au centre du tableau comportent une dimension perceptuelle tout en étant les signes de l'image représentée tout autour : signifiants un monde naturel duquel les couleurs auraient été extraites. Dans le même sens, la représentation marginale de l'environnement naturel agit sur les entités formelles par son caractère photographique, tout en référant au processus de réalisation de la toile par l'aspect gestuel de sa facture. Ainsi, il s'agit bien de la mise en jeu de l'espace de représentation comme caractère inhérent de la peinture envisagée tant du point de vue formel que conceptuel.

Holzwege

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Figure 23

Le tableau intitulé « Holzwege », en référence au titre du célèbre livre de Heidegger, s'envisage de façon similaire au précédent, différant cependant par la manière dont s'intègrent ses composantes dans un tout plus uniforme. En cela, il constitue le point le plus

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avancé de ma démarche picturale. On ne saurait ici dire lequel des deux registres de la peinture est subordonné à l'autre, car les unités d'image se superposent désormais. La représentation d'une forêt où s'avance un chemin - toujours en gris, ce gris de la photographie - introduit une perspective illusionniste qui supporte les interventions géométriques en aplat. Un carré noir parfait est situé exactement au centre du tableau, littéralement comme un trou, une découpe, une impossibilité. La marge blanche du bas, de même qu'elle signifie un rapport à la photographie, vient renforcer encore ce vide au centre par sa proéminence, une paroi, la surface, une réalité. L'étroite marge bleue du haut, alors qu'elle agit comme un signe du ciel dont elle établit les limites, circonscrit l'ensemble du tableau dans un cadre solide. De la totalité de ce tableau carré se dégage une ambiance d'enfermement : une cellule, une pièce où sont projetées les images d'un monde. Il s'agit d'un monde autonome où les données se recontextualisent selon une dynamique spécifique d'association. La représentation s'annule au profit de la structure du tableau, tandis que cet objet-tableau s'oublie en regard de son contenu. Dorénavant, l'illusion est impossible, la forme littérale est une aporie : la peinture est bien ce « chemin qui ne mène nulle part » qu'à son propre chemin.

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LE MONUMENT

Si on va à la mer, on ne va pas seulement à la mer, on va vers l'image de la mer. Luc Tuymans

Le Monument est fait de peintures. Le monument est un ouvrage destiné à perpétuer le souvenir de quelque chose. Le monument se dresse face à l'Histoire; il commémore ce qui disparaît, ce qui s'efface dans les méandres de la Mémoire.

Le monument est une image. Il instaure un nouveau régime de visibilité : à la fois forme littérale et représentation, icône et chose. Dans un rapport continu au hors-champ, il expose la distance inéluctable, spatiale et temporelle, entre le monde et le langage qui le nomme. Le monument est une réalité.

* * *

Le Monument est une exposition constituée essentiellement de peintures mais qui se regroupent autour d'une œuvre textile.

L'exposition comporte huit tableaux, soit un grand tableau central (250 x 200 cm), deux en formes d'hexagones étirés (160 x 210 cm) et trois tableaux rectangulaires (153 x 203 cm) dont deux sont accompagnés d'un petit tableau graphique.

La composition des quatre tableaux de même dimension s'avère simple. Proposés à l'horizontale, des plans verticaux les scindent radicalement en deux ou trois parties. Tandis que la plus grande partie des tableaux comporte une image représentée, les parties marginales sont, soit laissées libres de toute intervention, ne présentant que la toile vierge, soit investies de taches ou d'éléments spécifiquement picturaux.

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L'imagerie des tableaux se rapporte à des figures dressées, inscriptions verticales dans l'horizontalité de la surface. Les images proviennent de cartes postales anciennes et entretiennent en ce sens un rapport à la mémoire. Les icônes qu'elles présentent - totem, plant de tabac, chute, colonne dorienne - sont, soit des constructions érigées, fabriquées par l'homme, soit des éléments de la nature qui attestent d'une élévation; chute ou croissance. Ces représentations manifestent une présence particulière à un point précis de l'Histoire, quelque chose qui se corrompt, dont l'image ne sera plus jamais la même : c'est un arrêt sur image. En l'occurrence, la facture des tableaux est simple, proche du croquis, et la composition rappelle un collage où toutes les données de l'image seraient indépendantes, décomposées, en train de disparaître.

Figure 24

Travaillées par la peinture, ces figures se déploient comme des entités spatiales et temporelles qui questionnent l'espace de représentation de la toile. Chaque image représentée est disposée plus ou moins au centre du tableau, de façon à imposer une lecture linéaire, du centre vers les marges: de l'image vers rien. « Rien », étymologiquement vient de res : « la chose ». Ce passage radical de la représentation à la chose, atteste de l'Histoire qui s'efface et rend tangible l'idée du monument : la chose qui reste pour témoigner de ce qui est disparu. La chose, dans le cas de la peinture, c'est le tableau en tant que tel : le plan de travail, le support, la surface de la toile vierge. Or, dans ces peintures, l'objet-tableau vient faire image avec le sujet du tableau, en s'incarnant comme la marge actualisée de

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